Me Alexandre Archambault publie dans nos colonnes une tribune sur la haine en ligne. Sujet épineux qui suscite toutes les attentions, au groupe LR comme au sein de la majorité. Or, selon l’ex-responsable des affaires règlementaires de Free, notre droit est déjà suffisamment outillé. Il souffre toutefois de trop d’obstacles, pas seulement financiers.
Alors que les témoignages désormais quotidiens des victimes d'actes de haine ou de harcèlement en ligne sont saisissants sur les ravages d’un certain sentiment d’impunité, les pouvoirs publics ont présenté un plan d’action visant à lutter plus efficacement contre ces fléaux qui rendent chaque jour encore plus irrespirable l'ambiance sur les réseaux sociaux.
Les professionnels du droit restent toutefois sur leur faim, car ce plan oublie les responsabilités des pouvoirs publics. Les réseaux sociaux, à l’origine du mal, ont bien entendu un rôle essentiel à jouer. Mais depuis 20 ans, les gouvernements successifs n’ont pas pris la mesure des adaptations nécessaires pour répondre efficacement aux nouveaux enjeux du numérique.
Notre droit est déjà outillé pour pouvoir identifier et juger des internautes qui abusent de la liberté d’expression, même sous pseudonyme. L’anonymat n’existe pas depuis la LCEN de 2004, et l’article A-43-9 du Code de procédure pénale offre aux enquêteurs un vaste ensemble de possibilités pour identifier le titulaire d’une adresse IP à partir d’un tweet, d’un post Facebook, d’un commentaire sous un article de presse en ligne tel que Next INpact.
40 centimes pour la justice
Mais en pratique, les victimes doivent remuer ciel et terre, le plus souvent avec l’assistance d’un avocat, pour parvenir à un jugement et une condamnation. S’il est indispensable de rappeler aux géants du numérique que tirer un profit de leur activité depuis le territoire national emporte des responsabilités comme celle de collaborer avec la Justice, toute mesure en ce sens restera de l’incantation sans effet si l’État ne donne pas lui aussi l’exemple en gagnant en efficacité.
Depuis plusieurs décennies la France se complaît dans le bas de classement en matière de budget de la Justice par habitant. Selon les chiffres publiés par Bercy à l’occasion du Grand Débat, pour 100 euros de dépense publique, la justice, service régalien par essence, est reléguée au dernier rang et ne récolte que… 40 centimes, soit 0,4 %.

En 2019, le nombre de magistrats reste peu ou prou le même qu’en 1850. Et il faut 45 jours devant le premier tribunal de France, celui auquel le législateur a confié une nouvelle obligation de juger les « Fake News » en période électorale, pour ordonner en procédure d’urgence le blocage d’un site ordurier.
Depuis plusieurs années l’État est incapable d'un simple ajustement réglementaire qui permettrait de décupler l'efficacité de nombreuses enquêtes.
Trop souvent de nombreuses réquisitions omettent des éléments essentiels (comme le port source ou un horodatage fiable) pour orienter les plateformes et FAI sur l'identification des auteurs d'actes délictueux en ligne. Cet exemple est loin d’être anecdotique, car il explique le faible taux de retour aux réquisitions judiciaires adressées aux plateformes comme l’établissent leurs rapports de transparence : alors que le Royaume-Uni obtient 91 % de réponses positives, la France (qui part de très loin, car il y a peu c'était 30 %) doit se contenter de 69 %.
À l’appui de leur plan, les pouvoirs publics observent, à juste titre, que les délais d’obtention des identifications sont longs. C’est effectivement le cas, faute de procédures adaptées. Un simple interfaçage des plateformes avec la PNIJ permettrait pourtant d’obtenir une réponse en quelques minutes à une demande d’identification, qui par le circuit actuel prend plusieurs semaines.
Ce système présente en outre l’immense mérite de fiabiliser les réquisitions (avec un système d’aide à la rédaction pour parvenir à une demande exploitable par le prestataire technique requis) tout en les traçant afin de réduire les risques d’abus.
Une chaîne de poursuites non adaptée
Encore faut-il que cette demande d’identification soit effectuée dans les délais compatibles avec ceux de conservation des données. Trop souvent, les réquisitions arrivent trop tard. Si en France les données sont conservées durant 1 an, dans d'autres pays cela ne dépasse pas quelques mois.
Pourquoi ? Car la chaîne de lancement des poursuites n’est pas du tout adaptée aux enjeux du numérique. L’accueil des plaignants dans les commissariats est clairement défaillant, et lorsqu’une plainte est enregistrée, le circuit de traitement n’est pas optimal.
Pour faire efficacement l’interface avec les géants du numérique et obtenir des délais de réponse rapides, d’autres pays se sont engagés sur la voie d’un parquet spécialisé de compétence nationale, à l’image de ce qu’on a su faire pour le terrorisme et le financier avec les succès que l’on connaît. Ainsi, à Madrid en Espagne, plus de 70 magistrats sont affectés pour instruire exclusivement les sujets de délinquance numérique.
Le sentiment d’impunité s’effacera le jour où nous aurons une Justice disposant de moyens, humains, financiers et matériels, à même de faire face efficacement aux enjeux du numérique. Nous vivons dans un monde où les géants du numérique méprisent le politique, mais craignent le juge. Renforçons notre souveraineté en donnant à ce dernier les moyens de se faire respecter.
Ne pas court-circuiter le juge pour s’en remettre aux plateformes
Or pour toute réponse, les pouvoirs publics semblent privilégier la tendance consistant à se passer du juge pour s'en remettre exclusivement aux plateformes et réseaux sociaux pour qu'ils fassent le ménage dans leurs utilisateurs, alors que les directives européennes en vigueur proscrivent toute obligation générale de surveillance en ce sens.
Court-circuiter, sous la pression de l’émotion, un des fondements de l’état de droit, de la lutte contre l’arbitraire, reste très dangereux : c’est affaiblir durablement notre souveraineté au profit des géants du numérique qui n’attendent que cela.
On ne luttera durablement et efficacement contre la haine et le harcèlement en ligne qu’en sortant la justice de l’état d’indigence dans laquelle l’ont plongée plusieurs décennies de politiques publiques. Sur ce sujet d'importance, parce qu'ils sont résolument engagés à lutter contre le cancer de la haine en ligne sans pour autant renier les fondamentaux de l’état de droit, les professionnels du droit seront toujours disposés à éclairer, avec détermination et respect, les pouvoirs publics.