Le Sénat s’apprête à examiner une proposition de loi visant à encadrer plus strictement la publication, en Open Data, des décisions de justice. Un véritable coup de semonce à l’heure où un groupe de travail prépare justement la mise en œuvre de cette réforme prévue par la loi Numérique.
C’est peu de le dire : la mise en ligne de l’intégralité des décisions rendues par les juridictions civiles et administratives suscite de nombreuses réticences – tant sur un plan éthique que technique.
Le gouvernement Valls, qui s’était décidé à avancer sur ce dossier au Sénat, en dernière ligne droite des débats sur la loi Numérique, en avait d’ailleurs fait les frais. Les élus de la Haute assemblée avaient en effet amendé la réforme voulue par l’exécutif, de telle sorte qu’une « analyse du risque de ré-identification des personnes » soit opérée avant chaque mise en ligne.
Et ce quand bien même il était déjà prévu que cette diffusion se fasse « dans le respect de la vie privée des personnes concernées », c'est-à-dire après anonymisation (comme c'est le cas pour les quelques décisions qui sont d'ores et déjà publiées notamment sur le site Légifrance).
Le Sénat avait déjà obtenu l'instauration d'analyses du risque de ré-identification
Cette initiative avait suscité l’ire d’Axelle Lemaire, la secrétaire d’État au Numérique. « Autant renoncer carrément à l'Open Data des décisions de justice ! » s’était emportée la locataire de Bercy. Et pour cause : « La publicité des jugements est déjà un principe général du droit. L'Open Data n'est que son prolongement, sous forme réutilisable. Il n'y a aucun risque d'atteinte à la vie privée ni de ré-identification des personnes, le Conseil d'État et la Cour de cassation, comme la CNIL, l'ont dit », avait-elle fait valoir.
La suite est connue. Cette disposition a malgré tout été maintenue dans le texte final, mais il a été précisé lors des discussions en commission mixte paritaire que cette « analyse de risque » ne se ferait pas « au cas par cas ». Elle a simplement vocation à constituer « un canevas à prendre en compte pour la mise en ligne des décisions de justice ».
Des garanties toujours insuffisantes, estime-t-on au Palais du Luxembourg
Certains sénateurs continuent cependant de se montrer inquiets. Le 24 octobre prochain, la Haute assemblée examinera une proposition de loi du président de la commission des lois, Philippe Bas, « pour le redressement de la justice ». Au travers de ce texte, largement inspiré d’un rapport sénatorial datant d’avril 2017, l’élu Les Républicains soutient que la loi Numérique n’apporte pas « toutes les garanties nécessaires » à la protection des données personnelles des justiciables, mais aussi des professionnels du droit.
« Au-delà de l'anonymisation de la décision, des informations non nominatives permettent tout de même d'identifier les parties, en raison de leurs qualités ou de la nature du contentieux », s’insurge Philippe Bas.
Le parlementaire considère d’autre part qu’en l’état, les dispositions issues de la loi Numérique risquent selon lui de « faire courir un risque de perturbation de l'office du juge et du cours normal de la justice » :
« Dans les nombreuses affaires jugées à juge unique, les décisions publiées pourraient permettre de connaître le profil de chaque juge. Plus largement, il serait possible de dresser un profil moyen des jugements rendus par chaque juridiction dans tel ou tel type de contentieux. Il peut en résulter un risque de « forum shopping », si les critères de l'affaire s'y prêtent, c'est-à-dire la faculté pour le justiciable de choisir le tribunal le plus à même de satisfaire sa demande, en fonction de sa jurisprudence, mais aussi un risque d'atteinte à la liberté d'appréciation du magistrat et indirectement à l'impartialité des juridictions. »
Pour éviter ces « dérives possibles », le président de la commission des lois propose de compléter les articles 20 et 21 de la loi Numérique. Concrètement, il s’agirait de préciser que les modalités de mise à disposition des décisions de justice « préviennent tout risque de ré-identification des magistrats, des avocats, des parties et de toutes les personnes citées dans les décisions, ainsi que tout risque, direct ou indirect, d'atteinte à la liberté d'appréciation des magistrats et à l'impartialité des juridictions ». Axelle Lemaire en tomberait de sa chaise.
Certains pourraient d’ailleurs objecter que de nombreuses décisions de justice (notamment celles de la Cour de cassation) sont régulièrement mises en ligne – et ce depuis plusieurs années – sur le site Légifrance, après occultation du seul nom des parties.
Un signal clair dans l’attente des décrets de la loi Numérique
Ce coup de semonce n’intervient pas à n’importe quel moment. La Chancellerie a lancé au mois de mai un groupe de travail chargé de plancher sur la mise en Open Data des décisions de justice, en vue de préparer au mieux les décrets d’application prévus par la loi Numérique – et qui n’ont donc toujours pas été pris. Cette mission présidée par le juriste Loïc Cadiet doit justement rendre ses conclusions « fin octobre ». Autant dire qu’il s’agit donc d’un signal assez clair...