C’est aujourd’hui que le Sénat examinera l’article 37 du projet de loi sur l’égalité et la citoyenneté. Hier, une commission spéciale s’est toutefois réunie pour opérer quelques ajustements suite notamment à la gronde des sociétés de journalistes.
C’est peu de le dire : ce texte a provoqué des vagues suite à la volonté de plusieurs sénateurs, tous bords confondus, de revenir sur l’équilibre de la loi dit « sur la presse » de 1881. L’une des principales dispositions à l’origine de ce courroux a trait au point de départ de la prescription de trois mois, en vigueur pour l’injure et la diffamation.
Les premières modifications apportées au Sénat
Normalement, le délai de droit commun débute à partir de la publication. Suite à un rapport présenté le 6 juillet dernier, des amendements signés François Pillet (LR) et Thani Mohamed Soilihi et Alain Richard (PS) ont cependant bougé les lignes. En particulier, ils ont fait partir ce décompte à partir du retrait du message litigieux, non de la mise en ligne. Douloureuse conséquence : il serait possible d’agir contre l’auteur de ces propos des dizaines d’années après la publication d’un message.
Cette idée a été pilonnée par 25 titres de presse dans une tribune publiée tardivement, le 7 octobre et gorgée d’inquiétudes pour les intérêts de la profession. Un texte qui oublie de rappeler que la loi de 1881 concerne aussi la liberté d’expression dans son ensemble, pas seulement celles des journalistes professionnels...
Pour apprécier les conséquences juridiques d’une telle réforme, on pourra surtout scruter l’analyse article par article du Syndicat de la Magistrature. Selon le SM, une telle modification des règles du décompte « créerait un déséquilibre lourd dans le régime général des prescriptions en rendant des délits de presse poursuivables pendant des dizaines d’années ». Et celui-ci de rappeler que « la radio et la télévision constituent des médias de masse bien plus importants qu'internet, outre qu’ils diffusent des messages sans contre-argumentation possible, à l’inverse d’internet ». Un détail en effet : le changement du délai de prescription ne concernerait que les infractions en ligne, pas celles des autres médias (papier, TV, radio) qui reprendraient pourtant les mêmes contenus.
Une concertation (ou une rencontre) entre les syndicats et les sénateurs
Après une « concertation » (version Sénat) ou des « rencontres » (version syndicats) en date du 6 octobre avec les représentants des journalistes et les auteurs des amendements, la commission spéciale a modifié hier le tir en dernière minute. Elle a jugé préférable « d'allonger le délai de prescription de trois mois à un an, afin d'accorder un délai raisonnable aux victimes pour porter plainte, sans modifier le point de départ du délai de prescription qui resterait fixé au jour de l'infraction ».
Cette décision a été actée par cet amendement déposé par la sénatrice Françoise Gatel. Il indique que « lorsque les infractions auront été commises par l'intermédiaire d'un service de communication au public en ligne (ndlr : par exemple, un site accessible à tous, mais non un échange privé), sauf en cas de reproduction du contenu d'une publication diffusée sur support papier, l'action publique et l'action civile se prescriront par une année révolue, selon les mêmes modalités. »
En somme, une injure ou une diffamation commise sur Internet sera prescrite un an après sa mise en ligne, sauf si le même contenu a été reproduit sur support papier, auquel cas on restera sur le délai de trois mois. Un joli cadeau offert à la presse traditionnelle, une baffe pour les pureplayers, mais aussi et avant tout pour la liberté d’expression sur Internet.
Cet amendement ne doit rien au hasard puisqu’il puise son inspiration dans un texte identique déposé par François Pillet dans la proposition de loi sur la prescription pénale, lui-même issu du rapport sur la loi de 1881 présenté le 6 juillet dernier au Sénat. Pour justifier une telle rustine, Françoise Gatel s’est appuyée sur le projet de loi initial où le gouvernement a déjà allongé « la prescription des contraventions de presse (injures et diffamations non publiques) à un an ». Il serait ainsi « incohérent que des contraventions (par exemple, un courriel privé raciste) soient prescrites par une année quand certains délits tout aussi graves (injure publique) seraient prescrits par trois mois ».
De fait, cette présentation est un peu expéditive, car elle laisse entendre que l’allongement décidé par le gouvernement viserait l’ensemble des abus de la liberté d’expression proférées non publiquement. En réalité, il ne concerne que les contraventions de provocation, de diffamation et d’injures raciales ou discriminatoires non publiques, ce qui n’est pas vraiment la même chose.
Le glissement vers le droit commun, sauf pour les journalistes professionnels
Après cette réunion avec les syndicats de journalistes, un autre amendement a été adopté en Commission spéciale. Il vise à renverser une jurisprudence de la Cour de cassation qui interdisait jusqu’alors à faire réparer les abus de la liberté d’expression sur le fondement du droit commun (article 1240 du Code civil, ex 1382).
Adoptée, cette rustine autoriserait la prétendue victime à poursuivre une autre personne devant les juridictions sans s’embarrasser avec le formalisme de la loi de 1881. Petit détail : une telle disposition concernera tout le monde, même Mme Michu, mais surtout pas les « journalistes professionnels, y compris aux pigistes et aux correspondants de presse, qui adhèrent à une charte déontologique ». Une charte prévue par la future loi sur la liberté, l’indépendance et le pluralisme des médias.
En somme, les journalistes non professionnels, les blogueurs, les internautes, etc. pourraient être attaqués aussi devant les juridictions civiles sur le fondement du droit de la responsabilité, contrairement aux heureux journalistes professionnels qui resteraient abrités sous le formalisme de la loi de 1881.
La colère de la Quadrature du Net
Contactée, Adrienne Charmet, de la Quadrature du Net, s’agace. Elle juge « scandaleux de voir les sociétés de journalistes négocier en fonction de leurs intérêts immédiats ce type d’arrangement en oubliant les pure playerweb, notamment ceux qui font aujourd’hui de l’investigation, mais aussi et le fait que la loi de 1881 est la seule qui régule la liberté d’expression ». Selon elle, « ils bradent la liberté d’expression de l’ensemble de la population. Nous appelons les parlementaires à rejeter cette remise en cause de la loi de 1881 et à ne jamais faire de différence entre journalistes et citoyens ».
Nous avons demandé au Sénat la liste des représentants des journalistes qui ont rencontré les sénateurs. « Les rapporteurs ont rencontré des représentants de syndicats de la PQN et de la PQR, sans plus de précisions » nous a répondu timidement le service presse.
Selon plusieurs sources, néanmoins, étaient présents le Syndicat de la presse quotidienne nationale, le Syndicat de la presse quotidienne régionale et le Syndicat de la presse quotidienne départementale. Dans l’entourage de ces organisations professionnelles, un de nos interlocuteurs regrette à tout le moins cette remise en cause de la loi de 1881 : « si cette réforme a pour objectif initial de lutter contre les dérives sur les réseaux sociaux, nous aurions préféré que ces amendements n’existent plus ».
Ajoutons pour finir que la réforme en cours ne concerne pas seulement la prescription ou ces questions de procédures. Comme exposé longuement, elle permettra aussi l’arrêt d’un site aux contenus discriminatoires ou encore au juge de requalifier librement un abus de la liberté d’expression. Aujourd’hui, celui-ci est lié par la qualification du réquisitoire ou de la plainte avec constitution de partie civile (injure ou diffamation, par exemple). Demain, le prévenu ne pourra plus être relaxé, la requalification étant possible à l’audience (une procédure pour injure devenant une procédure pour diffamation, etc.).