Dans son rapport sur la fiscalité du numérique, France Stratégie, un comité de réflexion auprès du Premier ministre, suggère plusieurs pistes pour mieux imposer en France les richesses aspirées par les acteurs du Net, et spécialement les plus gros d'entre eux. Un lot de propositions qui provoque sans surprise la colère du secteur.
Fiscalité du numérique. Voilà un sujet exploré de longues dates par quantité de rapports, études et analyses, empilés sur les bureaux de Bercy ou d’ailleurs. Après le ministère des Finances, des parlementaires, le secteur de la Culture, etc. c'est donc cette fois France Stratégie qui s’y colle. Comment taxer les géants du net ? Avant tout, en s’équipant des bons outils !
Ses auteurs, une dizaine d’économistes, demandent en effet la mise en place d’« un appareil statistique pour mesurer l'activité de plates-formes Internet ». L’utilité ? Permettre aux agents de Bercy « d’avoir accès à des données sur le nombre d'utilisateurs, de clics, l'identité des annonceurs et la revente et l'exploitation de données ». Ce thermomètre, consacré dans une sorte de droit de communication fiscal étendu, aurait pour objectif la meilleure connaissance des flux générés par tel ou tel intermédiaire.
Revoir les critères de territorialité ?
Après les couverts, passons à l’assiette. La voie la plus simple, immédiate serait évidemment de mieux cibler l’imposition des bénéfices des sociétés. Seul hic, les règles de territorialité fiscale sont considérées aujourd’hui comme dépassées, et donc facilement esquivées dans l’univers ouvert d’Internet. Elles reposent en effet sur la notion « d’établissement stable » qui a une réalité essentiellement physique, peu adaptée à l’économie numérique, selon eux.
La seule solution serait donc un dépoussiérage des critères posés dans les conventions internationales qui pourraient à l’avenir « refléter le nombre d'utilisateurs dans tel ou tel État (…) car la présence de ces utilisateurs est une condition nécessaire pour la plate-forme pour faire des profits » poursuivent ces économistes. « Une modification des règles de répartition du bénéfice mondial entre les différentes localisations doit être envisagée » plaident-ils encore.
Cependant, il y un léger écueil : « une telle modification de la fiscalité des bénéfices passe par une refonte globale des conventions fiscales internationales, quelque 140 traités bilatéraux en ce qui concerne la France ; il ne peut donc s’agir que d’un objectif de long terme ». Et pour cause, un tel chantier prendrait des années.
Haro sur les revenus publicitaires !
Heureusement, il y a un plan B : imposer les revenus publicitaires (ou ceux des ventes) générés dans l’État considéré. En 2013, ce terrain avait déjà eu les honneurs des travaux de Philippe Marini. Dans sa proposition de loi, le sénateur envisageait deux systèmes de taxe. Une première visant spécifiquement les régies, où qu’elles soient, avec deux niveaux d’assujettissement (à 0,5 % entre 20 millions d’euros et 250 millions d’euros, et 1 % au-delà). Une seconde inspirée de celle sur les surfaces commerciales (Tascom), mais adaptée au commerce électronique. Cependant, son texte avait été sèchement accueilli par les acteurs du Web, et même dans le monde politique, par Fleur Pellerin qui avait déjà en tête sa fameuse taxe sur la bande passante.
Une telle idée rencontre aujourd’hui encore des petites contrariétés. Le rapport de France Stratégie concède lui-même que « les revenus générés par la publicité sont plus difficiles à évaluer si les contrats entre les annonceurs et les plates-formes sont localisés à l'extérieur du pays ». Faute de mieux, l’idée serait de faire appel à des règles approximatives, afin d’ « évaluer les recettes publicitaires sur la base des informations statistiques recueillies sur l'activité des plates-formes Internet dans le pays ». Pas simple…
Un plan C : la taxe sur les plateformes
Consciente de la fragilité de la démarche, l'instance a heureusement un plan C : une taxe sur la base de l'activité de plateformes. Elle dépendrait de plusieurs critères dont le nombre d'utilisateurs, les flux de données et/ou le nombre d'annonceurs. « Cette taxe doit être calibrée à des taux très faibles et de préférence être liée à la collecte de données » expliquent les économistes. En effet, une taxe trop forte reposant sur le nombre d’utilisateurs ou de clics génèrerait plusieurs effets négatifs comme la mise en place d’une facturation pour l’accès à la plateforme.
Taxer plus lourdement l’exploitation de données
Une piste alternative propose aussi d'éviter par l'impôt que la donnée personnelle ne soit trop gloutonnée dans les estomacs des acteurs du web. Comment ? En taxant à taux faible la publicité et les ventes, mais à taux élevé « l’exploitation des données », c’est-à-dire la revente de données sur les recherches à des tiers, mais aussi « le stockage de données de ventes pour une tarification ou une publicité ciblée. »
Avec un tel équilibre, le rapport espère un effet bénéfique pour le « bien-être des consommateurs ». Et pour cause, les plateformes seraient incitées à lever le pied sauf à supporter une taxation forte (plus j’exploite la data personnelle, plus je suis taxé). « Les modèles d’affaires des entreprises du numérique sont fondés sur l’exploitation, parfois excessive du point de vue des utilisateurs, des données personnelles. La fiscalité peut être un outil incitatif pour la diminuer ».
Autre chose, le rapport juge intéressant de fournir aux utilisateurs la possibilité de télécharger leurs données personnelles, si possible sous rémunération. L’intérêt ? Ces compensations pourraient elles-mêmes être taxées en France, dans les mains des individus. « Cette rémunération implicite des données existe déjà dans la grande distribution quand les chaînes de supermarché offrent des rabais aux consommateurs qui utilisent leurs cartes de fidélité enregistrant tous leurs achats. De plus, si les plates-formes utilisent des compensations monétaires, cette monétisation des données personnelles servira de base à une imposition comme revenu supplémentaire des utilisateurs résidents. »
Parmi les dernières pistes de réformes, les auteurs demandent une harmonisation des taux, mais également à ce que la règle du pays de destination soit généralisée, à l’instar de la TVA qui est déterminée dorénavant en fonction du pays de résidence de l’acheteur.
Un mécanisme épineux
Après avoir soufflé le chaud, France Stratégie n’épargne pas le vent froid : elle recommande à Bercy d’aiguiser davantage encore la veille technologique tout en proposant des réductions ou des subventions pour encourager l'innovation et la qualité du service.
« L'imposition des profits ou revenus de plates-formes Internet a un effet sur les investissements de long terme des plates-formes et peut conduire à un sous-investissement limitant les innovations et dégradant à terme la qualité des services. Il est impératif de demander aux autorités réglementaires d'assurer une veille renforcée sur l'évolution des plates-formes Internet, des services, des produits et structure concurrentielle ». Cette contradiction – un rapport qui propose des taxes, mais souligne dans le même temps le risque pour l’innovation – est sans doute la meilleure manifestation du caractère périlleux de l’exercice.
La colère des acteurs du Net
« La France est sur le chemin de la récession numérique ». Voilà en tout cas l’analyse au couteau de l’Association des Services Internet Communautaires, (ASIC). Celle qui regroupe Google, Dailymotion, Facebook, Microsoft, eBay, etc. regrette déjà de ne pas avoir été consultée par les auteurs du rapport en question.
Elle considère déjà qu’il y a une erreur structurelle dans la démarche de cet organisme qui considère le numérique comme un secteur à part alors qu’il irrigue toute l’économie. « Les diverses plateformes de vidéos sont aujourd’hui utilisées par les industries culturelles qui y voient un vecteur de promotion, de communication, mais aussi de valorisation de leurs œuvres. Les réseaux sociaux sont présents en entreprises ; les services de stockage deviennent monnaie courante. » En tapant sur le numérique, au motif de vouloir atteindre les GAFA, le dispositif pourrait aussi impacter toutes les entreprises françaises.
Et si réforme d’ampleur il doit y avoir, alors lancer un chantier ambitieux : « la France se doit (…) de supporter les travaux actuellement en cours au sein de l’OCDE, relatifs à l’érosion des bases fiscales (BEPS), quand bien même ceux-ci viseraient l’ensemble des multinationales et non exclusivement celles du numérique. »
Dans le détail, l’Asic a beau chercher, elle ne retient rien de positif dans les différentes taxes proposées, au regard des effets de bords qu’elle décèle. Taxer les données ? « Il faudra donc installer des sondes pour espionner chaque fait et geste d’un internaute en France ». Taxer le stockage ? « Celui-ci deviendra donc plus cher sur le territoire français au plus grand bénéfice des concurrents européens ». Taxer en fonction du nombre d’utilisateurs français ? Ce sera « une excellente incitation à lancer sa start-up ou son entreprise, ailleurs qu’en France ». Quant à l’idée de taxe sur la publicité, pour inciter à recourir au modèle du payant ? Voilà un bon moyen pour favoriser les acteurs étrangers qui ne sont pas fiscalement résidents en France.