Les revenus des télécoms sont en chute libre, prévient la Fédération française des télécoms (FFT) dans son dernier rapport. La France risque de perdre son principal investisseur dans le numérique, laissant le pays désœuvré face à des acteurs internationaux qui « optimisent » leurs impôts. Mais l’espoir existe : la fédération fournit une solution clé en main pour stimuler le numérique français et Européen. Revue des plaintes et propositions.
Les télécoms vont mal, il faut les aider, sous peine de voir le numérique Européen péricliter. C’est en substance le message de la quatrième étude annuelle du cabinet Arthur D. Little pour la Fédération française des télécoms, publiée le 27 novembre dernier. Son but ? Convaincre qu’il faut laisser plus de champ aux acteurs du marché pour « soutenir » le développement numérique Européen. Sa première partie est d’ailleurs une liste de complaintes des opérateurs, qui se disent assommés par la concurrence et la « régulation ».
À noter que Free, qui n'est pas membre de la FFT, ne partage pas cette vision. L'opérateur, qui a initié la guerre des prix sur le mobile, a directement intégré des coûts serrés dans sa stratégie et tente de régler ses conflits avec les autres acteurs sans passer par le régulateur ou le politique. Lors d'une récente interview, Xavier Niel, le fondateur de Free, annonçait ainsi qu'il réalisait « 30/35 % de marge EBITDA, mais comme nos concurrents ».
Mais le tout premier point d’inquiétude de la FFT, c’est que « les usages s’accélèrent et ne sont toujours pas monétisés ». Traduction : les internautes utilisent de plus en plus de services passant par les réseaux, mais les opérateurs ne perçoivent pas un centime dessus. C’était déjà le sens des débats du dernier colloque de l’ARCEP en octobre : certains opérateurs pensent devenir invisibles à l’avenir, éclipsés par les services disponibles à tout moment. Ce sont donc ces services qu’il faudra facturer pour mieux financer les réseaux… Quand bien même ces acteurs financent déjà leurs propres infrastructures. Un discours qui n'est pas sans rappeler celui de Stéphane Richard, PDG d'Orange.
Des revenus en baisse
Les opérateurs soulignent qu’ils pratiquent les prix les plus bas d’Europe et que la concurrence va en s’exacerbant. Une mauvaise nouvelle pour l’investissement, qui demande de fortes marges. Des marges qui sont d’ailleurs mangées par de nombreuses charges spécifiques au secteur, qui représenteraient un tiers des impôts payés par les opérateurs (3,4 milliards d’euros en 2013). Au rayon des bonnes nouvelles, les usages d’Internet « s’accélèrent » et les opérateurs disent s’être adaptés au nouveau paysage concurrentiel. Mieux, la baisse des revenus ralentirait. Côté régulation, la France et l’Europe seraient bien conscientes des enjeux numériques, selon la fédération.
Et en effet, les prix des télécoms baissent, certains proposant le triple-play à 20 euros par mois comme c'est désormais le cas chez Bouygues Telecom (qui descendait même sous les 16 euros avant la refonte de son offre). Selon le rapport, ce serait même le seul secteur réglementé à voir ses prix se contracter, alors que le train, l’électricité, l’eau ou le gaz vont dans le sens inverse. Alors que le régulateur (ARCEP) se félicite de la baisse de prix initiée par Free (le seul grand opérateur hors FFT), la fédération voit cette situation comme un problème… Surtout quand elle doit investir dans les nouveaux réseaux très haut débit fixe et mobile, avec des objectifs de couverture ambitieux (toute la population très haut débit en 2022 en France, dont 80 % en fibre FTTH). Elle se félicite d’ailleurs de maintenir ses investissements, malgré la conjoncture.
Selon les calculs du cabinet, les télécoms représentent 58 % des revenus du numérique en France en 2013, pour 79 % des emplois directs, 89 % des investissements (hors licences mobiles) et 87 % des impôts payés. Le calcul comprend les cinq principaux opérateurs français, face aux cinq premiers équipementiers, cinq premiers fabricants de terminaux, fournisseurs de contenus (groupes TV et radio) et « acteurs Internet OTT » (Amazon, Google, Facebook, Microsoft et Yahoo).
Mais la définition d’investissements est floue, tout comme la source des chiffres choisis. Le lecteur est simplement censé retenir que les opérateurs portent à bout de bras le numérique français, encore plus qu’en 2012… « La dégradation du marché télécoms en France pourrait mettre en péril les investissements dans les infrastructures du futur », résume poétiquement la FFT.
Un euro investi dans les télécoms c'est « 6 euros de PIB »
Il faut d’ailleurs comprendre une chose, selon la fédération : chaque euro investi dans les télécoms générerait 6 euros de PIB et 3 euros de fiscalité. Un calcul effectué par Arthur D. Little, à partir de données publiées l’année dernière, « conjointement avec l’université suédoise Chalmers », précise le cabinet à Challenges.
Pourquoi les télécoms sont-ils nécessaires au développement du numérique ? Le rapport se contente d’affirmer que l’amélioration des débits pour tous entraîne mécaniquement plus d’usages, donc plus de consommation. Imparable. Les acteurs locaux, eux, « décollent » quand ils sont « soutenus par les opérateurs télécoms », comme Deezer ou Spotify, respectivement racheté et favorisé par des opérateurs. En résumé, « la France et l’Europe doivent s’appuyer sur les opérateurs télécoms pour accélérer ».
Les opérateurs se présentent ainsi en première ligne du combat contre les acteurs américains d’Internet, qui capteraient indûment la valeur due aux acteurs locaux. « La France et l’Europe doivent s’appuyer sur les opérateurs télécoms pour accélérer », explique l’étude. La FFT pointe la valorisation stagnante des opérateurs, la baisse de leur part dans les revenus générés par le numérique en Europe et la capacité des « acteurs américains » à préempter l’innovation numérique. Les opérateurs seraient donc les victimes d'Apple, Facebook, Google et Microsoft (cités), qui ne contribuent ni aux réseaux, ni à la fiscalité européenne.
Ce discours a déjà été tenu par Pierre Louette, président de la FFT et directeur général adjoint d’Orange, lors du dernier colloque de l’ARCEP, qui estimait que l’avenir du numérique européen passerait notamment par le développement de services propres par les opérateurs. Une vision (logiquement) partagée par Stéphane Richard, PDG d’Orange, qui estimait que la neutralité du Net est un « attrape-couillon » inventée par les acteurs américains pour « écouler sans limites ses produits, contre les opérateurs, qui ont les tuyaux ».
Relancer la croissance du secteur, par la régulation
Pour la fédération des opérateurs français, la régulation actuelle profite grandement aux géants américains. Opérateurs écrasés par les impôts contre GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) y échappant. Règles de concurrence strictes dans les télécoms, contre monopoles de faits dans les services. La liste des dissymétries dénoncées par les opérateurs, depuis quelques années, est longue.
Une bonne part des maux des télécoms viendrait donc de cette régulation, qui favorise la baisse des prix et les acteurs étrangers. Une définition de la régulation qui n’est pas partagée par l'ARCEP, qui estime le terme trop large. « Le régulateur n’a aucun pouvoir sur la fiscalité des opérateurs ou des fournisseurs de services, ce n’est pas de son ressort », rappelle ainsi un proche de l'Autorité.
Pour relancer les télécoms français, donc le numérique, la FFT propose sa solution clé en main, un scénario « ambition ». Il consiste à « relancer la croissance » du secteur (comprendre : monter les prix), à optimiser sa productivité, accélérer les investissements et à baisser la fiscalité spécifique aux télécoms (un tiers des charges payées). Il est opposé à un scénario « tendanciel » (donc actuel) où les revenus et les investissements sont en baisse, et à un scénario d’« optimisation », qui consiste à stabiliser les revenus et les investissements. L’argument-clé ici est l’investissement dans les réseaux. Le plan très haut débit, l’un des principaux travaux industriels du gouvernement, compte en bonne partie sur les milliards investis par les opérateurs pour fibrer le pays, en priorité les zones densément habitées.
Le plan « ambition » proposé par la FFT est accompagné de belles promesses : une couverture de 84 % des foyers en fibre d’ici 2025, un développement de « grands usages » (par exemple le streaming), une croissance numérique européenne, un écosystème numérique générant 40 milliards d’euros en 2025 et un gain de 240 milliards d’euros de PIB la même année (soit 1,5 point de croissance)… Et un « bonus digital », soit « 30x plus de vitesse / qualité en 2025 » représenté par le passage d’une voiture citadine à une limousine. Des arguments qui, à n’en pas douter, peuvent toucher au cœur certains politiques, malgré leur imprécision.
Une « Smart Europe » qui laisse le champ libre aux opérateurs
La situation française traitée, la FFT affiche enfin ses ambitions européennes. Il faut « restaurer le leadership numérique européen » dans la prochaine décennie, face aux Américains qui siphonnent les ressources. Un plan en quatre points : créer un cadre lisible et stable, adapter le droit au « numérique ouvert », stimuler l’écosystème numérique français et rétablir l’équité fiscale avec les acteurs américains.
Concrètement, la FFT demande à prévoir la réglementation européenne des télécoms à dix ans, et à encourager le numérique par un plan « Smart Europe », « pour stimuler le big data, les objets connectés, la sécurité ». La fédération propose également un label européen pour le stockage sécurisé des données. Un tel label profiterait directement aux deux principaux membres de la FFT, Orange et SFR. En effet, ils sont les actionnaires majoritaires des prestataires de « cloud souverain » Cloudwatt et Numergy, dont nous vous parlions en détail en septembre.
Côté GAFA, la fédération demande une plus grande régulation des services sur Internet, avec des règles de transparence, de loyauté et de « non-discrimination ». Cette demande rejoint le discours déjà martelé autour de la « neutralité des plateformes », une version de la neutralité du Net très appréciée des opérateurs. Ils souhaitent aussi une équité fiscale, notamment par une imposition harmonisée des activités européennes.
Dans l’autre sens, la FFT demande de « favoriser les coopérations entre acteurs du numérique ». Comme le note La Tribune, il s'agit d'être plus souple sur les fusions et rachats d'entreprises européennes. Pour certains membres de la FFT, notamment, la concentration des opérateurs européens est une des clés d'un marché télécom unifié. En France, la fédération espère une réduction de la fiscalité des télécoms, un crédit d’impôt « numérique » pour les PME et une stimulation de l’offre locale (« open innovation » et formations dans les métiers numériques).
En clair, il faut restreindre les mouvements des acteurs extra-européens et laisser les mains libres aux acteurs des télécoms, seuls sauveurs auto-proclamés du numérique Européen.