Mettre à contribution les différents intermédiaires tirant profit des échanges non marchands (sites de liens, hébergeurs de fichiers, réseaux sociaux...) au profit des ayants droit, et ce en l’échange d’une légalisation des pratiques de partage correspondantes. Voilà l’idée sur laquelle travaille la Hadopi depuis cet été. L’institution vient d’ailleurs de dévoiler les contours de son projet de « rémunération proportionnelle du partage ». Explications.
En juin dernier, alors que le glas du rapport Lescure venait de sonner, appelant à la disparition de la Hadopi, l’institution surprenait son petit monde en annonçant qu’elle s’engageait sur la voie d’une analyse visant à « modéliser un système de rémunération compensatoire des échanges non marchands ». En clair, l’autorité administrative jusqu’ici chargée de lutter contre le piratage affichait son intérêt pour la mise en œuvre d’une solution de type licence globale ou contribution créative.
Si la manœuvre n’a pas forcément convaincu tout le monde, la Rue du Texel a quoi qu’il en soit dévoilé dès le mois de juillet les premiers résultats de ses travaux. En l’occurrence, elle récusait la validité de l’expression « échanges non marchands », estimant qu’il était tantôt difficile de parler de réels échanges (par exemple s’agissant du streaming), tantôt d’aspects non marchands - dans la mesure où certains intermédiaires tiraient profit de ces échanges indépendamment des internautes. Elle esquissait néanmoins un semblant de piste : mettre à contribution les différents intermédiaires bénéficiant du partage illicite de fichiers (sites de liens de téléchargement direct, réseaux sociaux, moteurs de liens torrent, hébergeurs de fichiers, webmail...).
La Hadopi reconnaît que le partage est « consubstantiel à l’internet »
Depuis cet été, la Hadopi a continué de travailler son sujet et vient de rendre une nouvelle copie. En effet, au travers d’une note de cadrage dévoilée hier (PDF), la Hadopi affirme qu’à ce jour, « les utilisations gratuites des œuvres représentent environ 80 % des usages culturels numériques globaux ». L’institution reconnaît au passage que ces pratiques « résultent notamment du partage », lequel est « consubstantiel à l’internet » - selon ses propres dires.
L’autorité administrative poursuit surtout en expliquant qu’il faut partir du postulat que « l’exploitation des œuvres sur les réseaux est irrémédiablement affectée par le développement des usages de partage ». Selon elle, une solution doit de ce fait « être recherchée pour que le droit d’auteur et la rémunération des créateurs tiennent compte de cette situation, de fait, persistante et exponentielle, dans l’intérêt commun de la création et du public ». En creux, l’on peut percevoir l’aveu d’impuissance de la Hadopi, qui suggère qu’en dépit de ses efforts, le développement du partage illicite de fichiers sur Internet demeure à la fois persistant et exponentiel. Autrement dit, il continue et augmente.
D’un point de vue économique, le problème est cependant - toujours - le même : « Ces usages n’emportent aucune rémunération pour les titulaires du droit d’auteur et des droits voisins sur les œuvres protégées partagées », explique la Rue du Texel. En clair, tous les échanges illicites pouvant rentrer sous la dénomination d’échanges non marchands ne donnent lieu à aucune contrepartie pour les ayants droit.
Les contours d'un dispositif de « rémunération proportionnelle du partage »
C’est là qu’intervient la Hadopi, qui dévoile son ébauche d’une « rémunération proportionnelle du partage ». Ce dispositif est présenté comme une « rémunération due aux titulaires de droit en contrepartie de l’exploitation de leurs œuvres sur les réseaux ». D'après la Rue du Texel, il s'agirait de « créer une rémunération compensatoire à ces usages en contrepartie de laquelle ils deviendraient licites, réinscrivant de ce fait les titulaires des droits dans la chaîne de valeur alimentée par leurs œuvres, tout en permettant et le développement d’offres commerciales à forte valeur ajoutée et les innovations ». En clair, certaines pratiques de partage pourraient devenir légales, en contrepartie d’un prélèvement à l’encontre des intermédiaires (hébergeurs, annuaires de liens, etc.) et au profit des ayants droit. D’un point de vue pratique, il s’avère que l’idée d’une taxe « est d’emblée [exclue] » afin de mettre en oeuvre cette redistribution. Un recours à la gestion collective est en revanche « fortement envisagé ».
Mais comment cette nouvelle forme de rémunération pourrait-elle fonctionner ? Premièrement, la Rue du Texel explique qu’il conviendra d’évaluer précisément les différents usages de partage, et ce « selon des méthodes non-intrusives et transparentes (i.e. librement consultables et accessibles à tous) ». L’institution précise au passage qu’il n’est « pas envisagé de placer des sondes sur Internet examinant les différents types de contenus qui y circulent » (ouf !).
Deuxièmement, il s’agira de déterminer, pour chacun de ces usages :
« a. le nombre d’occurrences (nombre de fois que l'usage amène à une consommation) ;
b. les différents intermédiaires permettant effectivement cet usage ;
c. le gain réalisé par chacun de ces intermédiaires par occurrence (obtenant ainsi le gain généré pour l’intermédiaire par usage concerné) ;
d. un coefficient, tenant compte :
• de l’impact de l’usage (à partir de critères tels que la qualité du contenu, sa récence, etc.) ;
• de l’implication de l’intermédiaire (aspect accessoire ou non de l’usage dans l’activité, etc.) ».
Troisièmement, la rémunération due par l’intermédiaire sera calculée, et ce d’après « son gain rapporté à son coefficient ». Le dispositif prévoit cependant un seuil plancher, qui ferait que les usages les plus faibles ne donneraient lieu à aucune rémunération (voir ci-dessous). Au-delà de ce seuil, ce mécanisme s’appuierait sur un principe de proportionnalité, de telle sorte que « si la totalité du modèle économique d’un site ou service repose sur l’usage de partage entraînant par là même un gain très important pour le site ou service concerné, le poids de la rémunération sera de facto très important ».
La Hadopi vante déjà les mérites d’un tel dispositif. D’une part, l’autorité administrative estime que « l’association d’une rémunération à ces usages massifs devrait permettre de décongestionner le financement de la création, entraînant par là même une plus grande souplesse dans la négociation des droits et la possibilité pour les offres commerciales de concentrer leur R&D sur la création de services à forte valeur ajoutée pour les utilisateurs ». D’autre part, elle considère que ce système de seuil pourrait faciliter « l’entrée sur le marché de nouveaux acteurs et leur évolution en offre commerciale le cas échéant ».
Des chercheurs mis dans la boucle pour évaluer le dispositif
Reste maintenant à évaluer la faisabilité d’un tel dispositif... Pour épauler ses travaux internes, la Hadopi a justement annoncé qu’elle avait noué des partenariats avec deux établissements de l’enseignement supérieur et de la recherche : l'Institut de Recherche en Droit Privé (IRDP) de l'Université de Nantes - lequel se penchera sur les aspects juridiques de ce projet, et l’équipe « regularity » de l’INRIA, qui s’occupera quant à elle des aspects économiques d’un tel mécanisme.
Plus précisément, l’INRIA est chargée de « modéliser mathématiquement » d’ici avril 2014 le dispositif « afin, notamment, de vérifier sa viabilité théorique, sa capacité à générer des flux financiers suffisants, et ses externalités (négatives, neutre, positives) ». L’IRDP de l’Université de Nantes devra de son côté « vérifier les différentes possibilités existantes, ou non, d’inscrire un tel dispositif dans le droit français compte tenu de la persistance des pratiques de partage gratuit non rémunératoires pour les ayants droit et au regard notamment des normes de droit européen et international ». Les résultats de ses travaux et les propositions qui en découleront sont quant à eux attendus pour la fin du mois de juin de l’année prochaine.
Les travaux auront-ils abouti avant la suppression de la Hadopi ?
Alors que le rapport Lescure avait conclut que « la légalisation des échanges non marchands se heurte aujourd’hui à trop d’obstacles juridiques, économiques et pratiques pour pouvoir constituer, à court terme, une réponse crédible à la problématique du piratage », la voie dans laquelle s’engage la Hadopi s’annonce parsemée d’embûches. Sa tâche semble par ailleurs extrêmement considérable. L’institution montre à cet égard qu’elle a conscience des limites de son propre projet. « Le déploiement du dispositif repose d’abord sur son attractivité pour les acteurs du secteur » écrit-elle ainsi. En clair, certains acteurs, par exemple étrangers, pourraient refuser de jouer le jeu. Mais la Rue du Texel à déjà sa petite idée sur la façon de résoudre ce problème : elle affirme qu’il serait possible de « prévoir des modalités de sanctions formalisées envers les sites ou services refusant de s’acquitter de la rémunération ».
La Hadopi ne l’a cependant jamais caché : ces travaux ont vocation « à valider ou invalider la faisabilité d’un tel système et d’en évaluer la pertinence ». Cela signifie que l'intérêt affiché ne prédit en rien de ce qu'il adviendra ensuite... L'on notera néanmoins au passage que le ministère de la Culture s'intéresse lui aussi au sujet, Aurélie Filippetti ayant confié il y a peu que ses services avaient engagé « une réflexion visant à définir les contours de la notion de partage non marchand dans l'univers numérique ».
En ces temps menaçants pour l'institution, certains ayants droit voient quoi qu'il en soit d'un oeil amusé ces études diverses et variées.
@dwarf_power Depuis que l'Hadopi est menacée de disparition elle se shoote aux champignons hallucinogènes
— Pascal Rogard (@fandoetlis) 19 Novembre 2013