Que dit le rapport du Sénat sur l'industrie du jeu vidéo en France ?

Vers un Steam français... ou pire, un Uplay

En avril dernier, les ministères de la Culture et du Redressement Productif ont posé les bases d'un groupe de travail sur le jeu vidéo. Celui-ci n'a pas encore donné ses premiers fruits, mais le groupe constitué par le Sénat en février 2013 apporte déjà quelques pistes sous la forme d'un rapport publié hier par les sénateurs André Gattolin (EELV) et Bruno Retailleau (UMP). Voici notre analyse.

Heavy Rain Quantic Dream

 

Longtemps ignorée par les pouvoirs publics, l'industrie vidéoludique française est depuis quelques mois sous le feu des projecteurs du gouvernement. En effet, deux groupes de travail se sont récemment crées : un premier au Sénat en février et un second en avril mené par les ministères de la Culture et du Redressement Productif. Preuve du désintérêt total des instances gouvernementales sur le sujet, le cabinet de Fleur Pellerin nous avait affirmé que, jusqu'ici, « personne ne s’occupait du jeu vidéo à Bercy et à la Culture ». Heureusement, les choses semblent évoluer dans le bon sens. 

 

Quoi qu'il en soit, le groupe composé des sénateurs André Gattolin (EELV) et Bruno Retailleau (UMP) vient de dévoiler son rapport baptisé Jeux vidéo : une industrie culturelle innovante pour nos territoires. Mais que préconise-t-il ?

Un état des lieux de l'industrie française entre faillites et fuite des cerveaux

Pour commencer, il retrace l'historique de l'industrie vidéoludique, sur lequel nous ne nous éterniserons pas, pour ensuite se focaliser sur les difficultés que rencontrent actuellement les studios et les éditeurs français. Celles-ci sont multiples et concernent à la fois leur financement ainsi que leur capacité à conserver une main-d'oeuvre qualifiée. 

 

Si l'on en croit ce rapport, l’industrie française du jeu vidéo doit faire face à une véritable « fuite des cerveaux ». En clair, les talents formés dans des écoles comme les Gobelins ou Supinfogame ont tendance à quitter l'hexagone pour des cieux plus cléments. « En quelques années, son nombre d’emplois a été divisé par deux, passant de 10 000 à 5 000, là où un pays comme le Canada a réussi à faire passer de 500 à 15 000 les effectifs de son industrie vidéoludique grâce à une politique fiscale attrayante pour les acteurs du secteur, à laquelle s’ajoutent une prime à l’embauche et des exemptions de charges patronales, ainsi que des mesures de soutien personnelles (exonération d’impôts, aides immobilières, etc.) », expliquent ainsi les sénateurs dans leur rapport. 

 

Parmi les avantages proposés par le travail à l'étranger, la rémunération arrive en tête de liste. Ainsi, un animateur débutant peut espérer 125 000 dollars par an aux États-Unis, contre 30 à 43 000 euros en France et 60 000 euros au Royaume-Uni. Cependant, là où la plupart des employés français disposent d'un CDI, leurs homologues étrangers ont des contrats plus précaires, mais cela ne semble pas suffire à retenir les plus talentueux et les plus ambitieux.

 

CA jeu vidéo France

 

Ces salaires, s'ils ne permettent pas aux studios français d'embaucher et de garder leurs meilleurs éléments, ne permettent pas non plus aux diverses structures de rouler sur l'or. Ainsi, 50 % des entreprises françaises de jeu vidéo comptent moins de 10 salariés et 67 d'entre elles affichent un CA inférieur à un million d'euros. La plupart d'entre elles sont donc assez fragiles.

 

Pour illustrer ce propos, Julien Villedieu, le délégué général du Syndicat National du Jeu Vidéo (SNJV) nous rappelait d'ailleurs que la situation était très préoccupante au début de l'année, avec 15 faillites en l'espace de 3 mois, soit environ une par semaine. Selon les parlementaires cette hécatombe est due à plusieurs facteurs.

Le modèle des jeux « AAA » serait en péril

Premièrement, le modèle actuel des jeux « AAA » ne marche plus aussi bien qu'avant. Les sénateurs avancent l'explication suivante : « le modèle du "hit AAA" est basé sur une économie du risque, et repose sur le succès de quelques jeux ambitieux, au coût de production substantiel, destinés à être en tête des ventes dès leur sortie devant ainsi rapporter des bénéfices conséquents pouvant financer plusieurs échecs passés ou à venir ». En clair, dans le cas d'un éditeur comme Activision, le Call of Duty annuel n'a pour but que de remplir les caisses le plus rapidement possible afin de permettre quelques expérimentations vouées ou non à l'échec sans pour autant mettre en danger la société. 

 

Saints Row Third

Saints Row III : un titre édité par feu THQ

 

Parallèlement, le coût de production de ce genre de jeu ne cesse de gonfler, et nécessite d'investir aussi bien sur le plan technique que sur le plan commercial. Du coup pour qu'un titre « AAA » puisse gommer l'ensemble des échecs d'un studio il doit rapporter un maximum d'argent. Paradoxalement, le studio doit prendre de plus gros risques financiers pour tenter de maintenir ses comptes à l'équilibre. Tant que le jeu à fort budget rencontre son public, tout va bien, s'il rate sa sortie, cela devient rapidement la catastrophe. L'exemple de THQ illustre parfaitement cela : la firme n'a commencé à rencontrer de sérieuses difficultés qu'après l'échec de uDraw, qui lui avait coûté la bagatelle d'un milliard de dollars. 

 

A contrario, ce modèle fonctionne parfaitement pour de nombreux éditeurs à travers le monde. Rockstar et Take Two en ont d'ailleurs fait une démonstration exemplaire lors de la sortie de Grand Theft Auto V. Avec un budget estimé à 230 millions de dollars, le titre a généré en l'espace de trois jours, et d'une dizaine de mois de précommandes 1 milliard de dollars de chiffre d'affaires. Des valeurs qui ont de quoi faire rêver l'industrie toute entière. 

 

En France ce genre de success-story existe également, même si les sommes en jeu sont forcément moindres. On se rappellera par exemple du très récent Dishonored produit par le studio lyonnais Arkane dont l'éditeur Bethesda trouvait les résultats assez satisfaisants pour justifier d'exploiter davantage cette nouvelle franchise. Un succès qui n'a rien de démérité au vu de son titre de jeu de l'année décerné par le BAFTA.

Les « obstacles à lever » pour aider le secteur

Les difficultés rencontrées par les adeptes du modèle « AAA » sont loin d'être les seules puisque d'autres obstacles viennent également entraver la bonne marche de l'industrie. Par exemple, il existe de nombreuses aides pour soutenir une production française, mais leur complexité à de quoi rebuter certaines petites structures.

 

Ainsi on dénombrera en vrac, le Fonds d'Aide au Jeu Vidéo (FAJV) doté d'une enveloppe de 3 millions d'euros chaque année permettant notamment d'aider à la conception de maquettes de jeux (de 4 à 20 000 euros), ainsi que d'aides à la préproduction prenant la forme d'une avance remboursable de 35 % des frais de recherche et développement engagés par le studio. Entre 2003 et 2011, 23,6 millions d'euros ont ainsi été distribués.

 

Vient s'ajouter à cela le Crédit d'Impôt Jeu Vidéo (CIJV) permettant de déduire 20 % des dépenses affectées à la création d'un jeu vidéo, dans la limite de 3 millions d'euros par an et par entreprise. Cependant, pour y avoir droit, il faut justifier d'un budget de développement supérieur à 150 000 euros, et de nombreuses autres contraintes concernant les intervenants, devant tous être issus de l'Union Européenne, ou d'un état avec lequel la France a établi une convention fiscale.

 

papiers dossiers

 

Ajoutons encore quelques couches au gratin avec le crédit d'impôt recherche, le crédit d'impôt innovation, le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi, le dispositif « jeunes entreprises innovantes », l'aide aux projets pour les nouveaux médias, le RIAM, ou encore le programme MEDIA 2007 de l'Union Européenne. Voilà un bel imbroglio dont peu de personnes sont capables de se défaire, et certainement pas les petites structures.

 

Concernant le financement des projets, la frilosité des investisseurs est également un problème. Du fait de la mauvaise réputation des jeux vidéo dans certains médias, les acteurs financiers ont des cactus dans la poche. Pourtant, la situation est très différente ailleurs. Ainsi, en 2008 les fonds de Capital-Risque ont investi à hauteur de 30 milliards d'euros dans le secteur du jeu vidéo aux États-Unis. « En France, les sommes allouées n’étaient que 45 millions d’euros la même année, contre 570 millions d’euros au début des années 2000 » se lamentent les auteurs du rapport.

 

Interrogé par les sénateurs, le président du SNJV résume brièvement la situation : « on pourrait dire que le jeu vidéo exige les montants généralement traités par les fonds communs de placement dans l’innovation (FCPI) avec le niveau de risque des Fonds communs de placement à risque (FCPR) ». Or ce sont deux des principaux organes de financement pour la création d'entreprises en France.

Le financement participatif, une simple solution de secours ?

Il reste une solution que les rapporteurs n'évoquent que brièvement : celle du financement participatif (voir notre dossier). Selon eux, il ne s'agirait que d'une solution de repli pour les studios, afin de pallier le manque d'investissement des fonds de capital-risque. « Ce manque de reconnaissance incite les développeurs à se tourner vers des modèles alternatifs de financement, qui évitent les canaux incertains du capital-risque. C’est ainsi que les plateformes de financement participatif soutenant la production de certains artistes trouvent une utilité dans le secteur des jeux vidéo », peut-on ainsi lire sur le document. 

 

En pratique, le marché français du financement participatif des jeux vidéo est au point mort et n'est pas à même de subvenir à l'ensemble des besoins de l'industrie et Vincent Ricordeau, le fondateur de la plateforme Kiss Kiss Bank Bank ne s'en cachait pas lors de l'entrevue qu'il nous a accordé il y a quelques semaines. Si celle-ci fait partie des leaders en France sur ce secteur, seuls 50 000 à 100 000 euros ont été récoltés pour des jeux video sur son site. À titre de comparaison Kickstarter, son grand rival américain a redistribué plus de 110 millions de dollars. 

 

Quelques studios français ont bien tenté l'aventure comme Lexis Numérique dont Taxi Journey en est à sa deuxième tentative sur la plateforme américaine. En vain. La nouvelle campagne est du même acabit que la première, et le titre n'a récolté que 27 000 dollars sur les 130 000 requis. Cette solution de repli est donc loin d'être satisfaisante pour financer la création française, alors même qu'outre-Atlantique la formule fait des miracles.

La Hadopi aux abonnés absents

Grande absente de ce rapport, la Hadopi qui n'est pas mentionnée une seule fois. Pourtant, la Haute Autorité s'intéressait de très près à l'industrie vidéoludique, au point de commander quelques rapports à son sujet. Le tout dans le but de riposte-graduer, mais le SELL (Syndicat des Éditeurs de Logiciels de Loisirs) ne semblait pas s'enthousiasmer plus que cela, invoquant des coûts trop élevés et le manque d'efficacité du dispositif.

 

La question du piratage des œuvres n'a donc pas été abordée une seule fois dans les 95 pages du rapport. On notera seulement un passage concernant le CSA, qui devrait vraisemblablement hériter des missions de la Hadopi, mais celui-ci concernait la classification des jeux en fonction de leur degré de violence. La riposte graduée n'est donc toujours pas à l'ordre du jour côté jeu vidéo et les rapporteurs ne voient de toute façon pas en elle une solution à l'ensemble des difficultés de l'industrie.

Des propositions : une taxe, une simplification des aides et un Steam made in France

Pour résoudre tout cela, André Gattolin et Bruno Retailleau proposent quelques pistes sensées redynamiser le secteur. La première d'entre-elle consiste en la création d'une « plateforme de valorisation et de distribution de la production française », en clair : un Steam bien de chez nous mettant en avant notre production locale. Les rapporteurs espèrent ainsi proposer une tribune aux studios leur permettant d'afficher leurs jeux aux yeux du plus grand nombre. 

 

Il ne serait pas seulement question de titres « AAA », puisque l'objectif serait de mettre en avant « des jeux originaux, diversifiés et innovants, donnant ainsi une véritable chance à leurs concepteurs et diffuseurs », tout en n'autorisant que les titres conçus en France. Ces derniers devraient tout de même disponibles dans plusieurs langues « afin de promouvoir le savoir-faire français ». Tout un programme.

 

En plus d'apporter une visibilité supplémentaire aux studios, cette plateforme reverserait la plupart des revenus à ces derniers. Si Steam, Apple et Google prélèvent une commission de 30 % sur les ventes, la solution Bleu Blanc Rouge ne se contenterait que de 5 à 10 %. Un prélèvement qui pourrait toutefois être gonflé si les créateurs souhaitent obtenir un relai médiatique en France ainsi qu'à l'étranger. 

 

remises Steam

 

La présence de DRM serait laissée au bon vouloir des studios, et les titres devront être proposés sur un maximum de plateformes, comme Windows, OS X, iOS, Linux ou Android par exemple. Autre contrainte, « la politique de prix devrait rester responsable, en interdisant la vente de jeux à moins d’un euro. », par contre les sénateurs prônent l'utilisation de moyens de paiement classiques, mais aussi plus novateurs, comme le Bitcoin.

 

Côté financement, plusieurs idées se bousculent au portillon. La première consiste logiquement en une simplification des démarches pour obtenir les divers crédits d'impôt et autres aides. Les sénateurs préconisent donc la création d'un guichet unique afin de faciliter les démarches. 

 

Une taxe d'une dizaine de centimes sur les jeux neufs vendus sur le marché physique est également à l'étude. Son montant serait modique et grâce aux 50 millions de titres ainsi vendus chaque année en France, celle-ci pourrait permettre de doubler le montant des aides publiques accordées. En effet, le FAJV et le CIJV ne représenteraient à eux deux que 5 millions d'euros. Dix centimes d'euro par jeu seraient alors suffisants pour remplir cet objectif. Seul problème, les ventes dématérialisées ne seraient pas concernées, et à long terme, celles-ci représenteront la majeure partie du marché du jeu vidéo sur consoles en France.

 

Enfin, les rapporteurs abordent également la création d'un fond participatif financé par la Banque d'Investissement Public, la BPI, « sur le modèle du prêt participatif innovation, assimilable à des quasi-fonds propres ». Celui-ci serait rattaché à l’Institut pour le financement du cinéma et des industries culturelles (IFCIC). Toutefois, aucun montant n'a été avancé pour l'heure.

 

Voilà en substance ce que propose ce rapport en faveur de l'industrie du jeu vidéo. Il est pour l'instant difficile de savoir quelles mesures retiendra le gouvernement pour soutenir la filière, mais ses acteurs peuvent d'ores et déjà se réjouir de l'évocation de ces quelques solutions. On attendra donc le rapport du groupe de travail sur le jeu vidéo monté par les ministères de la Culture et du Redressement Productif afin d'en comparer les conclusions avec celui-ci.

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