En visite à Paris, Richard Stallman nous a accordé une longue interview à l’occasion des 30 ans de Gnu.org qui seront fêtés ce 27 septembre. Le fondateur du projet GNU, qui a corédigé la licence publique générale GNU GPL avec Eben Moglen, revient sur l'importance du soutien au mouvement du logiciel libre.
Richard Stallman lors du débat DADVSI en 2006
Peux-tu nous présenter l’historique de GNU ? Pourquoi as-tu écrit ce projet ?
GNU est le nom du système d’exploitation du logiciel libre que j’ai développé pour rendre possible l’utilisation de l’ordinateur en liberté. Un ordinateur ne fait rien sans système d’exploitation installé. En 1983, quand j’ai annoncé le projet GNU, tous les systèmes d’exploitation étaient alors privateurs.
Il était alors impossible d’acheter un nouvel ordinateur et de l’utiliser en liberté. Pour rendre cela possible, il fallait donc un logiciel d’exploitation libre. C’était mon devoir de l’écrire ou de le développer, sachant qu’il n’était pas besoin que tous les composants soient écrits par moi, personnellement.
Pour les 20 ans de GNU, tu affirmais déjà que « la façon la plus efficace de renforcer notre communauté à l'avenir, c'est de contribuer à la compréhension de la valeur de la liberté »...
C’est toujours vrai. Notre avenir dépend surtout de nos valeurs. Valoriser la liberté mène aux décisions d’agir pour la garder et l’étendre. Valoriser uniquement le profit, la commodité à court terme, mène toujours à la perte de liberté.
Quelle est alors la réponse du projet GNU ou du logiciel libre à cette soif de liberté ?
GNU est un système d’exploitation. Il n’a pas d’opinion, il ne dit rien. Le mouvement du logiciel libre a lui des postures sur des questions éthiques. Pour faire de l’informatique en liberté, il faut que les programmes que tu utilises soient libres. Si tu utilises un programme non libre, il te prive de ta liberté.
C’est une injustice envers ses utilisateurs, parce qu’il les soumet au pouvoir du titulaire du programme. Dans l’univers du logiciel, il y a deux cas possibles : ou les utilisateurs ont le contrôle du programme. Ou le programme a le contrôle des utilisateurs. Le premier cas, c’est le logiciel libre. Le deuxième cas, c’est le logiciel privateur où le propriétaire a le contrôle du programme qui exerce du contrôle sur l’utilisateur. C’est donc l’instrument d’un pouvoir injuste. Un propriétaire qui surveille des utilisateurs, ça ne doit pas exister !
La liberté signifie d’avoir le contrôle de ta propre vie. Si tu utilises une œuvre pour faire des activités dans ta vie, tu dois en avoir le contrôle. Pour en avoir le contrôle de l’activité, tu as besoin du contrôle de l’œuvre. Les œuvres fonctionnelles, utiles, doivent donc être libres.
L’informatique peut aussi être une prison pour les utilisateurs si je te comprends bien… Certains pourtant choisissent librement d’utiliser Microsoft. S’ils le font volontairement où est le problème ?
Si quelqu’un choisit d’utiliser Windows ou le logiciel d’Apple - qui est même pire - je ne peux rien faire pour l’en empêcher. Il se soumet cependant à une injustice, comme celui qui se vend comme esclave. Que puis-je faire contre cela ? Utiliser la force ? Non ! Mais je dis que c’est sot !
Penses-tu qu’il y a une ignorance des utilisateurs face à ces risques ?
Bien sûr ! Non seulement il y a une ignorance, puisqu’ils ne se rendent pas compte des abus dont Windows ou les logiciels d’Apple sont capables, mais ces programmes contiennent aussi des fonctionnalités malveillantes. Les utilisateurs ne s’en rendent pas compte, méconnaissent cette injustice et suivent le courant.
Ils ont mis la priorité sur les valeurs de court terme, sur ce qui est commode maintenant. Microsoft promeut d’ailleurs ces valeurs. Dans une de ses campagnes, l’éditeur demandait : « où veux-tu aller aujourd’hui ? ». C’est penser au court terme. Notre questionnement est différent. Nous demandons : comment veux-tu vivre dans cinq ans, dix ans ou vingt ans ?
Tu considères aussi ces logiciels privateurs comme des malwares...
On trouve des fonctionnalités de surveillance, d’espionnage de l’utilisateur pour qu’il ne puisse pas faire les choses qu’il voudrait évidemment faire. Il y a aussi des portes dérobées qui, dans Windows, sont universelles. Microsoft a le pouvoir d’imposer à distance n’importe quel changement sur le logiciel dans une machine qui utilise Windows. Ces systèmes sont devenus aussi des plateformes pour la censure.
Apple l’a fait le premier en rendant impossible l’installation dans un IThing, une application non approuvée par lui sauf si on rompt les menottes, c’est le jail breaking qui consiste à s’échapper de la prison. Ces produits sont des prisons, ce sont les utilisateurs qui le disent ! Concrètement, Apple pratique la censure des applications selon ses intérêts commerciaux. Microsoft a suivi plus tard le même chemin. Les tablettes avec Windows 8 font la même censure. La vente des ordinateurs qui sont des plateformes pour la censure doit être interdite.
Quelles sont les motivations qui peuvent pousser à écrire un logiciel libre ?
Il y en a beaucoup ! J’en liste neuf sur cette page de Gnu.org dont le plaisir, l’idéalisme politique, la réputation professionnelle, la volonté d’améliorer un programme qu’on utilise soi-même ou l’éducation.
Justement, comment l’école peut accompagner ce mouvement ?
C’est le devoir de l’école d’enseigner le logiciel libre, quel que soit le niveau ou le programme éducatif. Ce doit être inscrit dans la loi. Pourquoi ? Les raisons économiques sont un bienfait possible, mais secondaire. Les écoles ont surtout une mission sociale, celle d’éduquer de bons citoyens dans une société capable, indépendante, solidaire et libre.
Dans l’informatique cela veut dire former et accoutumer des utilisateurs au logiciel libre pour les rendre prêts à participer à une société numérique libre.
Microsoft offre dans le même temps des licences Éducations à prix cassé voire gratuitement...
Il y a des entreprises qui offrent des copies gratuites ou pas chères des programmes privateurs aux écoles, comme il existe des marchands de drogue qui t’offrent ta première dose de drogue gratuite pour t’habituer, te rendre addict et dépendant. L’école ne doit jamais accepter cette offre, car enseigner l’utilisation d’un programme privateur, c’est enseigner la dépendance envers quelqu’un. Cela va à l’encontre de la mission sociale de l’école.
Il y a aussi l’objectif de promouvoir l’éducation des programmeurs. Ceux qui ont le talent de programmer, usuellement vers 10 ou 13 ans, se trouvent fasciné par l’informatique. S’ils veulent utiliser un programme, ils veulent savoir son fonctionnement. Quand ils questionnent leur enseignant, celui-ci ne pourra leur répondre si le programme est secret alors que s’il est libre, il peut leur expliquer autant qu’il le pourra. Il peut alors donner à chacun la copie du code source du programme pour que les élèves l’étudient, le comprennent. Les programmeurs doués pourront dès lors apprendre à faire du bon code.
Pour atteindre ce but, il faut savoir lire et écrire du code. Seul le logiciel libre offre l’opportunité de lire le code des programmes qui s’utilisent réellement. L’école doit être l’école du logiciel libre pour que les élèves puissent lire et écrire les changements dans les programmes. C’est comme cela qu’on apprend. Évidemment, tout le monde ne veut pas apprendre la programmation, mais il y en a toujours quelques-uns.
Il y a aussi une motivation plus profonde, celle de l’éducation morale dans la citoyenneté. L’école doit enseigner l’esprit de bonne volonté, l’habitude d’aider les autres. Si l’élève apporte un programme à la classe, tu ne peux pas le garder pour toi, tu dois le partager avec les autres, y compris son code source au cas où quelqu’un voudrait apprendre. Il doit être interdit d’apporter un programme privateur à la classe sauf pour le cas de l’ingénierie inverse.
Dans le même temps, le ministère de la Défense a passé un contrat avec Microsoft pour équiper les postes des militaires. Qu'en penses-tu ?
C’est idiot ! Microsoft révèle d’abord les fautes de Windows à l’agence nationale sur la sécurité (NSA) avant de les corriger. L’utilisation de ses logiciels dans n’importe quelle armée ou dans n’importe quelle agence dotée de fonctions critiques est idiote !
Pensez-vous que le logiciel libre peut tirer bénéfice du scandale Prism ?
Oui c’est possible, car beaucoup de programmes privateurs font de l’espionnage d’utilisateurs. C’est un des types de fonctionnalité malveillante qui se trouve souvent dans ces programmes. La défense est de les éviter et de n’utiliser que des programmes que l’État puisse vérifier.
Toi et moi nous ne pouvons vérifier tout le code des programmes que nous utilisons, mais pour un État c’est faisable. Il faut reconnaitre les menaces soulevées par les services informatiques, comme Facebook ou Google Drive, lequel invite les gens à confier toutes leurs données. C’est idiot non pas parce que c’est Google, mais parce que confier des données à n’importe qui est idiot.
Au W3C, il a la proposition d'inclure la gestion des DRM dans le HTML5, ce qui intégrerait des verrous dans la structure même du web. Qu’est-ce que cela t’inspire ?
Les DRM, qui signifient gestion numérique des restrictions ou logiciels menottes, sont une injustice. Le fait que le W3C ait choisi d’incorporer une fonctionnalité malveillante dans les standards du web reflète une trahison. C’est pour cela que nous avons lancé une campagne de pression. Chacun peut aller sur le site de la FSF.org pour la soutenir.
Dans le même sens, en France, il y a tout un mouvement qui vise à placer Internet sous le contrôler de l’autorité de régulation de la télévision et de la radio
Convertir Internet dans un médium de broadcasting ? Je refuse d’utiliser Internet comme cela. Le broadcasting de programmes audio et vidéo utilise normalement les formats secrets et des logiciels privateurs. Je ne le tolère pas de tels logiciels dans mon ordinateur donc je ne les utilise jamais.
Que peut-on faire pour freiner ou éviter un tel mouvement ?
D’abord, s’organiser politiquement, pas seulement pour éviter que les choses s’empirent, pas seulement pour défendre un statu quo, mais pour susciter l’amélioration et interdire les logiciels menottes. Une autre manière de résister est de monter des réseaux Wifi sans clé. L’État essaye d’enrôler chacun comme soldat dans sa guerre contre le partage. L’État a pris le parti des grandes entreprises éditrices, non des individus utilisateurs.
Il faut refuser un tel enrôlement, il faut refuser le maintien de ce contrôle sur les autres. Pour ne pas avoir peur, il faut être en colère jusqu’à ce que l’État prenne le parti des utilisateurs contre ceux qui veulent convertir Internet dans un système de restriction.
Merci Richard pour cet échange.
NB : rms s'est exprimé en français a tenu à l'usage du tutoiement. Il nous précise au final qu’une manière de soutenir ce mouvement est d’être membre de Gnu.org, FSF.org, Fsfe.org ou de l'April.org.