Nicolas Poirier, directeur juridique du groupe Ebuzzing (Overblog Nomao Ebuzzing Beezik) revient avec nous sur la condamnation d’Overblog par le TGI de Brest. L’hébergeur refusait de retirer des propos outranciers qu’il n’estimait pas illicites faute de jugement en ce sens. Dans leur jugement, les magistrats ont estimé le contraire : un contenu manifestement illicite doit être retiré, quand bien même son illicéité n'est pas certaine.
Le TGI de Brest vous a condamné, car vous avez refusé de supprimer un contenu manifestement illicite - en fait des propos fleuris à l’égard d’une personne. Comment analysez-vous cette condamnation ?
J’aimerais commencer par poser le contexte de cette affaire. Le blog ayant entrainé cette condamnation était particulièrement virulent, mais il faut savoir avant toute chose que l’éditrice de ce blog est une personne manifestement fragile, versant peut-être dans la paranoïa, mais qui a été entretenue dans cette paranoïa par un certain nombre d’internautes qui, identifiant sa faiblesse, ont décidé de « jouer » avec elle en lui laissant quotidiennement des commentaires dans le but très clair de la perturber, un peu comme on le ferait avec un taureau dans une arène, ou comme l’ont fait les lâches qui ont poussé au suicide cette adolescente en Angleterre via le chat ask.fm .
Dans ce jeu dangereux et vicieux auxquels ils se sont adonnés, certains ont en somme reçus le coup de corne auquel ils pouvaient s’attendre lorsqu’elle les a identifiés et qu’elle a commencé à les nommer sur son blog et à les associer aux conspirations dont elle se pense être la victime, se faisant ainsi « justice » elle-même.
Un retour de bâton évidemment puéril, mais qui irait défendre par exemple les internautes qui ont poussé au suicide cette adolescente étudiante via le site ask.fm ?
Par conséquent, notre position était selon moi logique : la jurisprudence ayant jusqu’à ce jour clairement écarté la diffamation et l’injure de la notion de contenu manifestement illicite, et surtout, la personne nous demandant d’intervenir etant elle meme fautive, il nous a semblé cohérent de ne pas intervenir dans un conflit qui n'etait pas le notre.
Les juges ont fait un distinguo subtil entre les contenus « certainement illicites » et ceux « manifestement illicites ». Pouvez-vous nous expliquer cette nuance ?
La jurisprudence a jusqu’à ce jour identifié strictement les contenus manifestement illicites comme ceux retenus et nommés par le Conseil constitutionnel, à savoir les contenus racistes, pédophiles, antisémites, faisant l’apologie de la haine raciale, incitant au terrorisme… Bref, des contenus dont personne ne peut contester l'intérêt de les traquer et supprimer.
En introduisant cette notion de contenus certainement illicites, je suppose que le TGI de Brest a pris acte de cette liste restreinte désignée par le Conseil constitutionnel, et a cherché une autre solution pour justifier la condamnation de la blogueuse et la nôtre en introduisant cette notion.
Allez-vous faire appel du jugement du TGI de Brest ? Et pourquoi ? Quel est le risque d’un tel jugement ?
Nous avons fait appel de ce jugement et l’affaire va être prochainement réentendue devant la cour d’appel de Rennes. Nous avons fait appel car nous considérons que ce n’est pas à l’hébergeur, au FAI, de devoir juger de la licéité d’un contenu ou non.
Le TGI de Brest considère que nous aurions dû intervenir et mettre un terme aux écrits de cette blogueuse. Je considère que si oui, il semblait bien que cette personne avait un comportement anormal, il nous semblait insupportable de s’introduire dans un conflit et de prendre position contre la persécutée en faveur de ceux qui la tourmentaient. D’un, elle aurait eu un nouvel argument pour croire en une conspiration contre elle si son blog lui avait été fermé sur simple décision arbitraire et à la suite en plus d’une plainte de l’un de ses « agresseurs ». De deux, je craignais vu sa personnalité qu’elle ne puisse alors commettre une bêtise contre elle-même et dont j’aurais été indirectement responsable : dans ces conditions, une condamnation financière me semble un moindre mal, en attendant l’appel.
J’aimerais aussi et quand même souligner un point, avec tout le respect que je dois aux juges du tribunal de grande instance de Brest : ce n’est pas parce qu’une personne accuse, dans des termes virulents, que l’on est en présence de contenus illicites. Le TGI de Brest est quand même le tribunal qui a condamné l’éditeur du livre de Madame Irène Frachon en raison du sous-titre qui figurait en couverture « Médiator, combien de morts » avant que la cour d’appel de Rennes ne vienne donner raison à Madame Frachon. Avec des décisions comme les siennes, le TGI de Brest ne mesure pas à quel point il met à mal la liberté d’expression, qui permet hélas parfois aux mauvaises personnes de dire des choses ignobles sans fondement, mais qui permet également et dans un même temps à des personnes remarquables, courageuses comme Madame Frachon, de s’exprimer pour dénoncer un scandale sanitaire dont elles ont conscience. C’est parce que les mauvaises personnes peuvent s’exprimer, quitte ensuite à ce que la justice les condamne, que les bonnes le peuvent aussi. Avec des décisions comme celle nous condamnant, le TGI de Brest incite tout intermédiaire à ne pas prendre le risque de laisser le bénéfice du doute à une future Irène Frachon, et à ce que de vraies morts arrivent parce que le lanceur d’alerte aura été muselé par son éditeur, son hébergeur, son FAI.
Quoi qu’il en soit, nous attendrons la décision de la cour d’appel de Rennes, que l’on a vu plus modérée que le TGI de Brest sur ces questions, avant d’en tirer toute conclusion définitive sur la manière de procéder à l’avenir.
Sur le même sujet, le projet de loi sur l’égalité femme / homme veut augmenter le nombre d'infractions que les hébergeurs devront impérativement dénoncer à Pharos, après signalement (notre actualité). Que vous inspire ce mouvement ?
La LCEN est probablement la loi la plus remise en question, attaquée, vilipendée des lois de la législation française. On devrait se demander pourquoi, sachant qu’il s’agit de la loi qui garantit la possibilité pour tout un chacun de s’exprimer librement sur Internet, sans qu’un prestataire technique ne puisse l’en empêcher.
Quoi qu’il en soit, j’aimerais appeler le législateur à garder en tête qu’il ne s’agit pas que de faire voter des lois dont le principe en soit est louable : il reste encore à les faire appliquer. Or, sur les seuls contenus pour lesquels les hébergeurs doivent dès aujourd’hui signaler l’existence à la gendarmerie lorsqu’ils en prennent connaissance, il semble déjà que le système soit perfectible. En effet, si le signalement d’un contenu pédophile entraine une réaction de la gendarmerie parfois en moins de quelques minutes, le signalement d’un contenu par exemple raciste est traité avec beaucoup moins de célérité, et c’est un euphémisme. Dès lors, avant d’asphyxier ce système qui permet au moins à la pédophilie d’être combattue efficacement, il serait bon de voir si les moyens pour traiter ces nouveaux signalements seront bien au rendez-vous.
Enfin, j’aimerais donner à réfléchir : un film comme La cage aux folles entretient des clichés éculés sur l’homosexualité comme peu d’autres. Un FAI doit-il le bloquer ? Un hébergeur devra-t-il bloquer la consultation en ligne d’une page consacrée à la Schtroumpfette en raison d’accusations de sexisme envers Peyo ?
Ce sont des exemples qui prêtent à rire, mais qui traduisent bel et bien la difficulté de mise en pratique d’un tel projet de loi. Et je n’exagère même pas : il n’y a qu’à voir comme la présence en librairie de Tintin au Congo est régulièrement remise en question, judiciairement. Encore un contenu « certainement illicite », je suppose.
Merci Nicolas Poirier.