Philippe Axel, auteur des essais « La révolution musicale » et de « BY-NC-ND », nous propose cette tribune sur la notion d'espace non marchand sur Internet. L’intéressé prend la défense de cette expression et s'en explique, alors que la Hadopi l'a combattue, étude à la clef. (MR)
Il n'existe pas vraiment d'espace non marchand de diffusion des œuvres numériques écrivent Joëlle Farchy et la Hadopi ces derniers jours. Dans cette logique, la SACEM semble ainsi entrevoir sur son site que l'expérience Creative Commons s'arrêtera en 2015 (1). Au même moment en Allemagne, une levée de fonds est en cours pour créer la C3S, société d'auteurs coopérative, concurrente Paneuropéenne de la GEMA (SACEM allemande). Ceci sur la base de la définition juridique d'un cadre non lucratif. La crispation sur cette question est donc plus que jamais d'actualité, pour le Fair Use sur YouTube comme pour la licence globale qui sera en débat à l'assemblée lors de la réforme qui s'annonce dans les mois à venir.
Une définition impossible ?
La définition d'un espace non marchand serait donc impossible sur Internet. Un des arguments de Mme Farchy et de la Hadopi est que les internautes qui partagent des œuvres sans volonté de profit alimentent de fait, des intermédiaires commerciaux. Comme si un footballeur amateur ne l'était pas vraiment puisqu'il achète des chaussures Nike ou Adidas. Ou comme si les bénévoles des restos du cœur ne l'étaient pas vraiment puisqu'ils achètent du gasoil pour se rendre à leurs lieux de distribution. L'autre argument étant que toutes les activités de l'internaute seraient non marchandes. Il ne faudrait donc faire aucune différence entre un internaute qui met en ligne des œuvres sans en tirer profit, et le créateur d'une webradio qui fait commerce de leur diffusion en vendant de l'espace publicitaire.
Reproduire un équilibre naturel
Mais le plus étonnant est de constater que la classe intellectuelle et politique de notre pays ne se préoccupe pas, et d'autant plus à gauche, de la négation de l'existence d'un espace non marchand dans l'environnement numérique. Car les créateurs des licences ouvertes n'ont pas inventé la poudre, ils souhaitent simplement reproduire pour Internet le même équilibre naturel qui existe déjà dans notre économie et notre droit, entre activités lucratives et non lucratives. Supprimer ces références constituerait pour le coup une véritable « révolution libérale » de nos lois. De notre Code général des Impôts et de sa vingtaine d'articles qui contiennent les occurrences « Non Lucratif » ou « Non Commercial » (pour la TVA, la taxe sur les jeux et spectacles ou la taxe professionnelle, etc.) Du Code du travail également (concernant la définition du salariat déguisé notamment) du Code des Collectivités territoriales (pour la participation au financement des transports urbains par exemple) mais aussi du Code de la propriété intellectuelle et de ses actuelles 25 références (2).
Ainsi, la frontière entre lucratif et non lucratif sur Internet ne constituerait ni une nouveauté dans sa définition juridique, ni « une usine à gaz » dans sa surveillance si l'on appliquait tout simplement la même logique que ces textes pour bâtir son droit. Car on fixerait par exemple, un seuil de recette en Euro, à l'image de la taxe sur les jeux et spectacles des municipalités, pour déterminer le statut lucratif ou non lucratif d'un blogueur. D'ailleurs, la SACEM applique déjà cette logique pour les web radios, dont les licences sont fixées par paliers de recettes. Nul besoin alors d'autre surveillance que celle déjà en place par les administrations fiscales qui doivent déjà prélever l'impôt sur les entreprises du web, et requalifier le cas échéant, des associations en entreprises.
Qui a piraté qui ?
Il faut rappeler à ceux qui remettent en question ainsi l'existence même d'activités non marchandes sur la toile qu'Internet était essentiellement un outil de communication collectif et collaboratif à son origine. Un outil d'état lorsqu'il était militaire, puis un outil universitaire, qui s'annonçait comme celui de la constitution d'une éducation, d'une culture et d'une démocratie à échelle planétaire. Depuis la première bulle Internet du début des années 2000, l'outil n'est à présent envisagé qu'autour de ses enjeux commerciaux. Le marché tente d'y exclure toutes les activités non lucratives qu'il considère comme concurrentes aux siennes. On peut alors légitimement se poser cette question: les internautes ont-ils piraté le marché, ou est-ce le marché qui a piraté Internet ? Un peu à l'image de M. Burns boss de l'usine nucléaire des Simpson, créant la « sun machine », immense parabole, pour cacher le soleil gratuit afin de vendre son électricité 24h/24 (3).
Dans le même esprit, il n'existe aucune référence au marché dans la définition du mot « culture ». La culture est faite d'échanges symboliques dans des cadres rituels. L'emploi à outrance des termes "industries culturelles" est symptomatique de notre période de l'histoire, très récente sur l'échelle humaine, où l'échec du communisme nous pousse semble-t-il à envisager un autre extrémisme : celui de la dominance de l'ordre marchand sur l'ordre politique. Il faudra assumer toutes les conséquences de cette domination, dont l'aboutissement pourrait être l'avènement d'une dictature de marché dont les symptômes seraient les mêmes qu'une dictature communiste : hyper surveillance, conditionnement et oligarchie.
(1) L’expérience pilote lancée le 1er janvier 2012 pour une période de 18 mois a été prolongée jusqu’au 30 juin 2015. À l’issue de cette période, les membres de la Sacem devront cesser de placer de nouvelles oeuvres sous licences Creative Commons option Non-Commerciale (NC), étant précisé, en tant que de besoin, que les oeuvres qui auront été placées sous ce régime pendant la durée de l’expérience pilote continueront à y être soumises en conformité avec les termes de ces licences et de l’expérience pilote
(2) sur legifrance.gouv.fr - Il suffit d'effectuer une recherche par mot clef pour trouver dans le Code général des impôts 18 articles contenants les termes Non lucratifs et 134 articles Non commerciaux - Le Code général des collectivités territoriales contient 2 articles avec les termes Non Lucratifs et 22 articles avec les termes Non commercial. Le Code du travail contient 23 articles faisant référence au Non lucratif et 19 articles contenant Non commercial. Quant au Code de la propriété intellectuelle, il contient déjà 3 articles avec l'assertion Non lucratif et 22 articles avec Non commercial.
(3) Les Simpson - Qui a tiré sur M. Burns ? (Who Shot Mr. Burns)