Dans le cadre de la rédaction de notre dossier sur le financement participatif dans le secteur des jeux vidéo, nous avons pu nous entretenir avec Chris Roberts, le créateur du célèbre jeu Wing Commander, mais aussi le détenteur du record de la plus grande levée de fonds participative dans le monde du jeu vidéo. En effet, près de 15 millions de dollars ont ainsi été collectés pour son prochain titre : Star Citizen. Vous retrouverez ici la retranscription en intégralité de nos échanges.
Pourquoi avez-vous choisi de financer Star Citizen grâce au crowdfundng ?
Il y a plusieurs raisons à cela. J'ai d'abord cherché à faire ce jeu de façon traditionnelle, mais les éditeurs ne semblaient pas intéressés à l'idée de faire ce jeu avec moi. À l'époque où j'avais fait le premier volet de Wing Commander, c'était très différent : je possédais la franchise, on était vraiment indépendant même si l'on passait par un éditeur. Vous savez, je ne suis pas passé par Electronic Arts, Microsoft, Activision, toutes ces machines à éditer. Je suis plutôt intéressé par le modèle de Minecraft.
Mon modèle original était d'abord de récolter des investissements privés, pour avoir un premier prototype à montrer au public. C'est plus ou moins ce qui s'est fait avec Minecraft. Cela nous a pris un an pour réaliser ce prototype avec mon argent et celui de quelques investisseurs. Et puis j'ai vu le succès qu'a eu Tim Schaffer avec Double Fine Adventures, qui a récolté 3,3 millions de dollars, et j'ai changé d'avis. Je me suis dit que je pouvais peut-être présenter mon prototype aux personnes qui seront amenées à y jouer plutôt qu'à d'autres investisseurs.
Un autre point important, c'est que cela nous permet d'avoir une totale indépendance quant aux décisions concernant le jeu. C'est quelque chose que l'on n'a pas toujours avec les gros éditeurs. Pour assurer les ventes, il faut souvent faire des concessions pour les joueurs occasionnels ou ce genre de choses et je crois que certains jeux ont beaucoup perdu en essayant d'attirer ainsi le maximum de personnes possible. Un éditeur a besoin de vendre des millions de copies d'un jeu pour être rentable avec leur modèle. Avec le nôtre, nous n'avons pas besoin d'aller aussi loin.
Selon vous, y a-t-il une grande différence entre une campagne de financement participatif et la simple prise de précommandes ?
Il y a une différence évidente entre simplement précommander un jeu et le financer grâce au crowdfunding. Dans le second cas, la foule est impliquée dans le projet, ce qui n'est pas le cas dans le premier. Et les premiers soutiens peuvent avoir une voix et un véritable impact sur la conception du titre. En clair, nous construisons un jeu, mais la communauté nous regarde tout au long de sa création et peut avoir son mot à dire. Nous interagissons beaucoup avec elle, en lui posant des questions et en écoutant ses réponses.
Et puis si vous vous demandez comment on crée un jeu, les studios qui les financent ainsi ne gardent pas leurs portes fermées pendant le temps du développement. On explique clairement à la communauté : « voilà cette semaine on va travailler sur tel ou tel point pendant que telle autre équipe continuera là-dessus », c'est quelque chose qui intéresse et qui amuse beaucoup de gens.
Que faut-il faire pour réussir sa campagne sur Kickstarter ? Comment avez-vous préparé la vôtre ?
Dans notre cas, Kickstarter ne représente qu'une petite part des fonds que nous avons récoltés. On ne pensait pas utiliser Kickstarter, mais certaines personnes soutenant le projet nous ont incités à le faire. Nous avons à l'heure actuelle récolté 14,6 millions de dollars, ce qui est une somme plus importante que n'importe quel autre projet de crowdfunding à l'heure actuelle. Kickstarter ne représente que 2,2 millions sur cette somme.
Sans juste évoquer le cas de Kickstarter mais du crowdfunding en général, il y a plusieurs points qui font qu'une campagne est réussie ou non. Déjà il vous faut avoir un pitch très clair expliquant ce qu'est votre jeu, parce qu'il est primordial que les gens en comprennent le principe. Cela peut être fait à l'aide de vidéos ou de longues descriptions. Dans le cas d'une vidéo, il faut parvenir à capter l'attention du joueur dans les deux premières minutes. Il faut parvenir à faire passer votre message simplement, sans non plus tomber dans le stéréotype de la bande-annonce pour un film.
Dans tous les cas, il faut que votre discours soit très clair concernant ce que sera votre jeu et ses points forts. Si vous avez quelque chose de visuel à montrer, c'est encore mieux. C'est pour cela que nous avons travaillé pendant un an sur un prototype avant de dévoiler Star Citizen. Si vous avez des images de votre moteur, cela peut valoir des milliers de mots.
Il vous faut donc un discours clair, de bons visuels, et il y a un troisième point important : il faut faire participer votre communauté. Cela demande beaucoup de travail, mais il faut interagir en permanence avec elle. La plus grosse erreur que vous pouvez faire c'est de tout montrer dès le départ. Il faut pouvoir montrer quelque chose d'intéressant, mais il faut aussi maintenir l'intérêt de la foule en montrant chaque jour un peu plus, une vidéo de gameplay, des artworks, des images du jeu. Ce sont toutes ces choses qui enthousiasment les gens et font qu'ils sont de plus en plus impliqués dans le projet, qu'ils en parlent à leur famille à leurs amis, à leurs collègues. C'est une course de fond, pas seulement un sprint, il faut rester tout le temps actif. C'est ce qu'on a fait sur Kickstarter, avec des mises à jour quotidiennes, et cela nous a permis de récolter plus de 300 000 dollars la dernière semaine, donc ce n'est pas négligeable
La clé c'est vraiment d'interagir en permanence avec les gens. Vous savez comment c'est dans la presse en ligne, vous devez constamment alimenter votre site avec de nouvelles actualités pour que les gens reviennent. Et finalement pour le crowdfunding ce n'est pas très différent : il faut constamment alimenter la campagne avec de nouveaux éléments pour que les gens reviennent voir son évolution, qu'ils s'enthousiasment et qu'éventuellement ils finissent par soutenir votre projet. C'est comme ça que le crowdfunding fonctionne.
Et puis, c'est quelque chose de très social, alors s'appuyer sur les réseaux sociaux est une bonne chose, mais il ne faut pas tout miser dessus. Il faut garder à l'esprit qu'une part non négligeable des gens ne sont pas sur ces réseaux, et ils peuvent même y être totalement réfractaires. Dans notre cas, Reddit a probablement été l'une des sources les plus importantes d'argent du financement du projet. La communauté sur Reddit est très passionnée par notre jeu. Ils répondent aux questions des gens, c'est plutôt bon pour nous.
Sur Kickstarter, la majeure partie des gros projets sont menés par des vétérans de l'industrie vidéoludique comme vous, Tim Schaffer ou Peter Molyneux. Pourquoi voit-on tant d'anciens et si peu de nouvelles têtes ? Est-ce que Kickstarter repose uniquement sur la nostalgie ?
Ah non non ! Je ne pense pas du tout que le crowdfunding ne s'applique qu'aux projets pour les nostalgiques et qu'il n'y a que des vétérans de l'industrie. Il y a de nouvelles têtes qui pointent régulièrement et c'est une très bonne chose ! Il y a des "sucess story" de personnes qui ne s'étaient pas encore fait un nom, comme le studio derrière Planetary Annihilation qui ont tout de même récolté 2,2 millions de dollars. Il y a aussi cet autre projet financé l'an dernier : Castle Story. Avec plus de 700 000 dollars engrangés, c'est une somme plutôt impressionnante quand on sait que ses concepteurs sont tout juste diplômés. Donc je ne pense vraiment pas qu'il s'agisse seulement de nostalgie, il n'y a pas besoin d'avoir un nom connu pour faire de grandes choses.
Et le fait que de grands noms attirent du monde sur ces plateformes n'est pas une mauvaise chose, les gens qui sont venus une première fois sur Kickstarter pour soutenir Tim Schaffer, ou Peter Molyneux pourront aussi revenir ensuite par eux-mêmes sur le site pour découvrir d'autres projets, et les soutenir eux aussi. C'est plutôt une bonne chose pour l'ensemble de l'écosystème. Sur le long terme, il ne sera pas uniquement question de nostalgie, c'est par ce biais-là que pourront éclore de jeunes pousses, les grands noms permettent aux petits de grandir, et c'est très important pour l'industrie.
En France, nous avons beaucoup de petits studios, mais ils semblent réticents à présenter leurs projets sur les plateformes de financement. Quel conseil leur donneriez-vous pour les encourager à se lancer ?
Quoi que l'on fasse, c'est toujours effrayant de lancer un nouveau projet. Le dévoiler sur une plateforme de crowdfunding, c'est finalement tout aussi effrayant que d'arriver sur Steam Greenlight, ou de présenter son jeu à un éditeur, ou à d'autres investisseurs. Après vous pouvez présenter votre projet à la foule n'importe quand : que le titre n'en soit qu'à ses débuts, ou qu'il en soit à un stade plus avancé. C'est à vous de voir à quel moment vous vous sentez assez confortable pour parler de votre jeu. Et puis même si votre projet n'est pas financé, au bout du compte qu'est-ce que vous perdez ? Pas grand-chose au final. Il y a des projets qui ont dû être présentés trois fois avant d'atteindre leur but.
Je ne vois vraiment pas la différence entre présenter son jeu au public et le faire devant un éditeur. C'est fondamentalement la même chose. Je suis certain que Notch a dû présenter Minecraft à plusieurs éditeurs, qui ont dû lui répondre « non, les graphismes sont laids, ça ne prendra jamais ». S'il ne s'était pas lancé de lui-même, nous serions tous passés à côté de ça.
Enfin je crois que si vous voulez une vraie réponse sur l'attrait de votre jeu, il ne faut pas demander à un intermédiaire comme un éditeur, mais directement à la communauté.
Merci Chris Roberts pour ses réponses.