Outre le ministre de l'Intérieur Manuel Valls, le professeur de criminologie français Alain Bauer est intervenu lundi matin dans le cadre du forum international « Technology Against Crime », qui se tenait jusqu’à hier soir à Lyon. En marge de son intervention, l'intéressé est revenu auprès de PC INpact sur les récentes accusations de surveillance des citoyens portées à l'encontre de la France et des États-Unis dans le sillage de l'affaire Snowden.
Alain Bauer, qui a eu dans le passé l’occasion de se pencher notamment sur le contrôle des fichiers de police, a expliqué lundi à la tribune qu’au fil des innovations technologiques, « les nations et les États ont tenté de protéger leurs citoyens en cheminant sur un passage très étroit permettant l’équilibre entre défense des droits individuels et collectifs et protection des personnes et des biens ». Sauf que si « la technologie, le droit et les droits cheminent en parallèle », ils « se rencontrent rarement » a ainsi relevé le professeur de criminologie, « sauf en cas d’excès intrusif insupportable ou d’échec majeur et tragique ».
Alors que différentes révélations s'agissant de programmes de surveillance et d’espionnage concernant États et/ou citoyens percent depuis plusieurs semaines dans le sillage de l’affaire Snowden, Alain Bauer s’est montré distancié. « L’amnésie, la rétraction du temps et de l’espace, à l’âge d’Internet et des réseaux sociaux, réduit souvent la perspective, suspend le passé et laisse assez peu de chances à la prévision. Du coup, on confond souvent les activités véritablement nouvelles, assez rares, avec de vieilles recettes accélérées par la technologie, notamment dans le domaine de la cybercriminalité ». Selon lui, ce qui est vraiment préoccupant aujourd’hui, c'est le changement de la nature de l’adversaire. « Les criminels sont déjà dans le 21ème siècle ou dans le 22ème. Le crime n’est même plus "2.0", il est déjà "3.0" ! » a-t-il ainsi expliqué hier matin.
En marge de son intervention, Alain Bauer a accepté de répondre aux questions de certains journalistes, dont PC INpact. Interrogé sur la façon de concilier technologies de surveillance et protection des libertés individuelles, le professeur de criminologie répond simplement : « En mettant un outil de contrôle, ça s’appelle l’équilibre ! Vous avez dans le dispositif ce qui est autorisé et ce qui est interdit ». Expliquant tout d’abord qu’écouter tout le monde, tout le temps, ne servait à rien, l'intéressé a ensuite fait valoir qu’une surveillance ciblée sur un objectif très précis s’avérait en revanche « extrêmement efficace ». Seule condition dans les deux cas : obtenir une autorisation émanant d’un juge, d’une cour, d’une unité de contrôle... « Il peut y avoir un parfait équilibre entre les évolutions de la technologie et le contrôle de leur usage par des services publics » affirme ainsi Alain Bauer.
Cet ancien nominé aux « Big Brother Awards » pour son discours sur l'insécurité fait alors le lien avec les récentes révélations concernant notamment le programme Prism. « C’est tout le drame de ce qui se produit aux États-Unis : c’est la Cour fédérale qui s’occupe du renseignement qui a autorisé des interprétations qui sont largement plus importantes que ce que la Cour suprême des États-Unis elle-même peut autoriser, simplement parce que cette cour n’est pas contrôlée par la Cour suprême. C’est le législateur qui a laissé cet espace s’ouvrir, c’est donc à lui de le refermer » conclut-il.
Le retard français sur la protection des métadonnées
Invité par PC INpact à se positionner sur cet équilibre s’agissant de la France, Alain Bauer répond : « On est assez loin du niveau qui existe dans la plupart des pays anglo-saxons ou nordiques, notamment en matière de renseignement. La délégation parlementaire [au renseignement] est arrivée tardivement et elle n’a pas aujourd’hui tous les pouvoirs qu’elle pourrait avoir ». Le professeur de criminologie voit cependant dans le récent rapport du député Urvoas, premier vice-président de la délégation parlementaire au renseignement, des perspectives « extrêmement importantes en matière de gestion de l’équilibre ».
« Après, il faudra se poser la question de savoir s’il faut un dispositif qui soit encore plus efficace, notamment pour le contrôle non pas des interceptions, mais des métadonnées et dans quelles conditions » poursuit Alain Bauer. Si l’idée d’écouter une conversation a déjà suscité des débats dans le passé, celle de surveiller les métadonnées (savoir qui parle à qui, et non pas le contenu des échanges) n’a jamais fait l’objet d’une réflexion, relève le professeur de criminologie. Il brandit au passage l’exemple du postier, qui peut facilement savoir qui est l’expéditeur et le destinataire d’un courrier, sans qu’il n’y ait de contrôle particulier. « On n’est pas allés jusque-là dans la réflexion. Il y a un important retard à combler sur la protection des métadonnées, sujet qui n’a jamais été traité jusqu’à présent » termine ainsi Alain Bauer.
« Prism français » : un dispositif extrêmement intrusif mais encadré
S’agissant des récentes révélations du Monde selon lesquelles il existerait en France un programme « Prism » similaire à celui mis en place aux États-Unis, Alain Bauer ne se dit pas surpris. « Je pense que tout ce qu’ils disent est exact, mais l’interprétation qu’ils en font est un peu décalée par rapport à ce que ferait le système si j’ai bien compris ce qu’eux-mêmes écrivent et ce qui a été le commentaire de ceux qui en ont la charge » affirme-t-il. L'intéressé prend d’ailleurs ses distances : « Il y a une immense différence entre avoir un dispositif extrêmement intrusif dans un cadre extrêmement ciblé, et écouter tout le monde, tout le temps. Je pense que le système français est de la première catégorie, et pas de la seconde ».
Alain Bauer fut également invité à rebondir sur le cas du lanceur d’alertes Edward Snowden. « La vraie question de l’affaire Snowden, ce n’est pas l’usage de la technologie : il suffit de lire les rapports du Congrès [des États-Unis, ndlr], qui sont publics. 99 % de ce que révèle Snowden est public ! Tout ça est connu depuis toujours » rétorque-t-il.
Le professeur de criminologie désigne alors le vrai débat de fond : comment fait-on pour que des organisations qui ont habilitation, une autorisation judiciaire, ne sortent pas du cadre simple qui est la lutte contre le terrorisme et le crime organisé ? « Le débat est là, et il est éthique et juridique, et pas du tout technologique ! Personne n’empêchera la technologie d’exister et personne ne vous empêche de mettre sur votre mur Facebook des données individuelles personnelles et intimes qui sont votre choix mais qui du coup deviennent utilisables par tous ceux qui veulent entrer chez vous ». L’homme en a ainsi invité chacun à se questionner sur sa « responsabilité intime » dans le contrôle des données mises en ligne sur Internet.