Passant au-dessus des clichés des seniors jouant pour préserver leur santé, la sociologue Gabrielle Lavenir a enquêté sur les joueurs de plus de soixante ans, constatant un isolement de ces gamers, « parfois subi, parfois désiré, souvent problématique ». Elle a publié un article dans la revue scientifique RESET relatant et analysant les résultats de son enquête.
Si les clichés sur les joueurs de jeux vidéo ont la vie dure, ceux sur l'utilisation des consoles par les seniors l'ont peut-être encore plus. Depuis une dizaine d'années, des stéréotypes se sont imposés. « Grand-mère gameuse qui abandonne ses confitures et ses petits-enfants pour animer sa chaîne de streaming, septuagénaire alerte qui fait travailler ses neurones grâce à des entraînements cognitifs gamifiés, résident·es d'EHPAD qui se transforment dès qu'on leur met une manette dans les mains », la chercheuse Gabrielle Lavenir a voulu voir de plus près s'ils correspondaient à la réalité.
Elle a enquêté, pendant sa thèse, en interrogeant des joueurs seniors et a publié un article scientifique sur le sujet. Il en ressort notamment que ces joueurs vont parfois s'isoler pour pratiquer, ce qui peut poser problème quand ils rencontrent des difficultés dans le jeu. Et que si les injonctions à « bien vieillir » les amènent à penser à cette utilité du jeu, elles pèsent aussi sur leurs pratiques.
Rencontres et entretiens autour des jeux vidéo
Pour se rendre compte de la façon dont les seniors vivaient leurs pratiques, la chercheuse a d'abord suivi en 2019 une association de promotion des jeux vidéo auprès des personnes âgées. Celle-ci organise des ateliers dans des lieux fréquentés par des personnes âgées comme des EHPAD (mais pas seulement) ainsi que des compétitions d'e-sport. Elle a assisté à plus de trente ateliers dans diverses villes de France, ce qui lui a permis de rencontrer plus d'une centaine de joueurs et joueuses et de les observer.
Et pour compléter, Gabrielle Lavenir a mené une série d'entretiens avec 16 personnes de plus de soixante ans qui jouent chez elles.
Entrée douce dans le jeu
Tout le monde ne commence pas à jouer aux jeux vidéo dès le plus jeune âge, et notamment les seniors actuels qui ont souvent utilisé d'autres outils technologiques avant de se mettre à jouer sur console ou sur téléphone portable. Mais ils ont aussi fréquemment vu leurs enfants et petits-enfants y prendre plaisir avant de s'y mettre.
La chercheuse donne un exemple : « Andrée, qui joue au MMORPG World of Warcraft depuis plusieurs années et y est maître de guilde, fait le lien entre l’ambiance de sa guilde et ses souvenirs des parties de League of Legends (Riot Games, 2009) de ses fils : « Même, quand je les entendais commencer à rigoler tous les deux là-haut, à l’étage, je venais les voir, je m’asseyais, je regardais. Parce que je me régalais, je me régalais de les voir s’éclater. C’était trop génial. » ». Mais Andrée n'a pas même envisagé de jouer avec les jeux vidéo de ses fils, parce qu'elle trouvait que c'était « « que des jeux de garçons », « pas des jeux très beaux », mais [elle] associe tout de même l’expérience du jeu au plaisir de « rigoler avec des jeunes » ».
Gabrielle Lavenir explique que l'évolution de la pratique des joueurs seniors ne se fait pas dans une temporalité linéaire « avec un début clairement identifié puis une continuité de la pratique ».
Mais petit à petit, l'expérience vient. Gabrielle Lavenir cite le cas de Gisèle, « qui a joué aux différents opus de Zelda sur toutes les consoles depuis 1992 ». La chercheuse explique que celle-ci « s’appuie sur son expérience des opus, des consoles et des manettes précédents pour apprendre à maîtriser chaque nouvelle itération : « C’est à force de jouer, aussi. Le fait que j’ai eu toutes ces progressions dans les consoles Nintendo. […] Elles se perpétuent. Si je regarde cette manette-là et je te montre la manette de la Super NES, que j’ai là [elle se lève et fouille dans le placard], il va y avoir des similitudes, quand même. » ».
La chercheuse décrit aussi le fait que cette pratique du jeu vidéo s'intègre dans des habitudes liées à la technologie différentes d'autres publics (fax, liseuses, téléphones portables plus ou moins intelligents...) mais qui montrent qu'ils ne sont pas vierges de toute expérience. Elle explique aussi que « Les joueur·ses âgé·es situent les jeux vidéo comme la continuation de pratiques plus anciennes, effaçant à cette occasion la frontière entre jeu vidéo et jeu sur d’autres supports ».
Injonction à « bien vieillir »
Gabrielle Lavenir remarque que, dans les discours de promotion du jeu vidéo pour les personnes âgées, il y a souvent une volonté de montrer qu'il leur serait utile, qu'il leur apporterait des bénéfices et notamment celui de « bien vieillir ». Elle parle même d' « injonction à "bien vieillir" ».
Elle explique que tous ne se reconnaissent pas dans cette explication de leur pratique, loin de là. « Mais, malgré l'indifférence de la plupart des joueur·ses rencontré·es pendant l'enquête vis-à-vis des injonctions à "bien vieillir" », ils les intègrent puisque ce discours leur est constamment répété.
Souvent seuls
Par contre, Gabrielle Lavenir décrit des joueurs ayant du mal à discuter de leurs pratiques avec d'autres. Ils apprennent donc seuls, contrairement à d'autres publics qui se refilent des trucs et astuces de vive voix, en chat ou sur des forums. Si, comme pour Andrée citée plus haut, la plupart débutent avec des proches, avec un « rôle décisif des enfants », ceux-ci tendent ensuite « à s'effacer », laissant la personne seule.
Et parfois, cette pratique solitaire suscite « des réactions désapprobatrices qui finissent par peser sur leur manière de parler (ou pas) du jeu vidéo », ce qui finalement les pousse à ne plus discuter de jeux vidéo avec leurs proches.
« Les joueur·ses les plus investi·es dans leur pratique vidéoludique travaillent à rompre cet isolement et à valoriser une activité dont ils·elles tirent de la fierté », constate-t-elle. Certains essayent de convaincre des proches de jouer avec eux, sans grand succès, tandis que d'autres se penchent sur les forums spécialisés. Si certains les consultent sans intervenir, d'autres essayent de s'y intégrer. Mais l'accueil est mitigé.
La chercheuse relaye encore le témoignage de Gisèle :
« Il y a certains forums, pour euh, pour parler que de celui-là, c’est jeuxvidéo.com. Je suis pas la seule à m’être fait jeter comme une malpropre. […] J’ai vraiment aucun, aucun scrupule à parler d’eux de cette façon-là parce qu’ils n’ont pas été sympa du tout. »
Pour la chercheuse, cet « isolement relatif » pose souvent problème, non pas comme on pourrait le penser d'un point de vue psychologique, mais dans leur avancement de leur pratique. Quand on ne trouve pas un réglage, quand on est bloqué à un certain niveau, l'aide d'un copain, d'une copine, d'un habitué d'un forum permet de se débloquer en quelques minutes la plupart du temps. Mais eux, qui n'ont personne à qui demander, ne peuvent avancer.