Rachat de Twitter par Elon Musk : quatre mois en eaux troubles

Que quelqu’un arrête le massacre
Rachat de Twitter par Elon Musk : quatre mois en eaux troubles

Le 6 mars, l'API de Twitter a cessé de fonctionner pendant plusieurs heures, empêchant les internautes de s'échanger des liens, des images, ou d'utiliser des services comme Tweetdeck. Dernier épisode d'une rocambolesque série d'événements provoqués par l'arrivée d'Elon Musk à la tête du réseau social.

Lundi 6 mars au soir, j’ai eu beau reposter plusieurs fois le tweet dans lequel je partageais un rapport que je trouvais digne d’intérêt, rien n’y a fait : une fois en ligne, le fameux lien renvoyait vers un message d’erreur. Rapidement, avec d’autres internautes, nous avons réalisé que le problème venait de Twitter lui-même, plus précisément de son système d’API. 

Ailleurs en ligne, des usagers ne pouvaient plus se servir de TweetDeck, d’autres postaient des images du message d’erreur que personne ne voyait, puisqu’elles ne chargeaient pas, et ainsi de suite pendant plusieurs heures. Sur le compte du support Twitter, un message cryptique : « certaines parties de Twitter pourraient ne pas fonctionner comme prévu actuellement. Nous avons fait des changements internes qui ont eu des conséquences inattendues. »

D’envergure, la panne est loin d’être la première de la plateforme : aux débuts du réseau social, les problèmes techniques étaient suffisamment fréquents pour que la « fail whale » – la baleine qui s’affichait à l’écran pour signaler une erreur – gagne un nombre conséquent de fans. Dix ans après la fin de l’usage de cette image, pourtant, Twitter subit des interruptions en série. Une hausse qui peut directement être liée à l’arrivée de l’entrepreneur et homme le plus riche du monde Elon Musk à la tête du réseau à l’oiseau bleu.

Un rachat et des promesses

Remontons fin octobre 2022. Après moult allers, retours, tentatives d’abandon et menaces de poursuite, Elon Musk rachète Twitter pour 44 milliards de dollars. Dans un communiqué entérinant le transfert, l’entrepreneur donnait une vague direction sur la conduite qu’il comptait tenir. 

Parmi ses priorités : réduire la modération de contenu au nom de la liberté d’expression ; rendre l’algorithme de la plateforme open source, « pour augmenter la confiance » ; combattre les spams et scam bots ; authentifier tous les humains présents sur la plateforme et, surtout, s’arranger pour que le modèle d’affaires de l’entreprise repose moins sur la publicité.

Ce dernier point n’a rien d’anecdotique dans la mesure où Twitter tire 90% de ses revenus de la publicité. Or, avant même son rachat, la plateforme souffrait de l’incertitude économique. Une semaine après son arrivée, Musk a déclaré que l’entreprise perdait 4 millions de dollars par jour. Pour faire face, le directeur de Tesla et fondateur de SpaceX et Neuralink (entre autres activités) s’est donc attelé à la tâche de réduire les coûts d’opération de sa nouvelle entreprise… avec une brutalité dont la nécessité peut être remise en question. 

Des orientations décriées…

Notons que les orientations annoncées par Musk n’ont pas convaincu tout le monde. Sa volonté de réduire la modération a par exemple inquiété les experts du sujet dans la mesure où ces dispositifs étaient reconnus pour leur capacité à réduire l’ampleur des discours de haine et de certaines vagues de désinformation – selon une étude interne à Twitter citée par la BBC – les outils en place avaient permis de réduire de 60 % le trolling visible sur la plateforme (la BBC ne définit pas précisément ce qu’elle rassemble sous le terme trolling, mais son article évoque autant la haine que les fausses informations ou le harcèlement). Une bonne partie ont été supprimés depuis.

L’obsession d’Elon Musk pour la réduction de faux comptes et de spam a aussi été critiquée comme étant une vision biaisée de l’expérience qu’ont les utilisateurs « normaux » sur le réseau. Musk, après tout, détient le deuxième compte le plus suivi après Barack Obama, ce qui déforme certainement sa vision des problématiques posée par la plateforme. Dans le New-York Times, l’informaticien Jaron Lanier a même émis l’hypothèse que l’entrepreneur soit « empoisonné » par son expérience sur le réseau, ce qui pourrait expliquer le caractère parfois incohérent de ses décisions.

Surtout, si n’importe quel analyste pouvait constater que la situation de Twitter laissait à désirer, les orientations de Musk sont restées trop vagues pour convaincre. Pire : des médias comme NBC alertaient dès avril 2022 sur les dangers que pouvait représenter son approche « absolutiste de la liberté d’expression », comme Musk la décrit lui-même, pour l’entreprise. 

En effet, la plupart des grandes marques préfèrent éviter de retrouver leurs messages publicitaires aux côtés de publications violentes, insultantes, fausses et/ou illégales. Or, couper la modération, c’était risquer de faire exploser ce type de contenu.

… et des licenciements par milliers

Mais Musk n’a pas semblé prendre au sérieux les messages d’alerte. Très vite, il s’est concentré sur son objectif de réduction des dépenses. Cela a pris la forme d’un mail envoyé le 3 novembre au soir à 7 500 salariés, les priant de rester chez eux... ceux-ci sauraient par mail, le lendemain, si oui ou non, ils étaient licenciés.

Dans les faits, certains ont compris leur situation en voyant leurs accès aux services internes déconnectés. Pas loin de la moitié des effectifs ont été touchés par cette vague, avant qu'un ultimatum n’en pousse d’autres à démissionner. 

L’opération a été menée avec une telle brutalité – et un tel manque d’organisation ? – que Twitter en est venu, quelques jours plus tard, à tenter de faire revenir certaines personnes qui avaient été remerciées.

Liberté d’expression à géométrie variable

Pendant ce temps, sur son compte Twitter – qu’il utilise à un rythme extrêmement soutenu – le milliardaire continuait de recevoir énormément d’attention, et des encouragements de ses fans à mettre en œuvre sa vision d’une liberté d’expression sans limites. De fait, la plupart des actions mises en place pour protéger les internautes ont été levées, puis une série de comptes suspendus – dont ceux de désinformateurs, de suprêmacistes blancs et d’agresseurs notoires – ont été remis en ligne.

Les chiffres du Center for Countering Digital Hate ont rapidement établi que le nombre d’insultes visant quotidiennement les noirs, les homosexuels et les personnes trans avaient respectivement triplé, augmenté de 58 % et de 62 % depuis l’arrivée de Musk. Plusieurs anciens salariés alertaient de leurs côtés sur les risques réels que ces évolutions font courir aux utilisateurs non blancs et aux personnes vivant dans les pays du Sud et dans des zones de conflits. 

En réaction, des groupes de défenses des droits humains ont milité pour que les plus gros publicitaires réagissent et, dès novembre 2022, Elon Musk a déclaré que la plateforme avait subi une « énorme chute » de revenus. Il a qualifié la campagne de lobbying « d’attaque contre la liberté d’expression ». Moins d’un mois plus tard, il faisait lui-même suspendre le compte d'un militant anti-fasciste, un autre écologiste (qui suivait ses déplacements en jet) et ceux de plusieurs journalistes de grands médias américains (ces derniers ont été remis en ligne quelques jours plus tard). 

Des revenus en chute libre

Comme prévu, tous ces aléas ont touché les revenus du réseau social. En décembre, les investisseurs ont appris que ceux-ci avaient chuté de 40 % d’une année sur l’autre, selon le Wall Street Journal. L’entreprise doit par ailleurs gérer une nouvelle dette de 13 milliards de dollars, une somme qui a servi dans le rachat de l’entreprise par Musk. Selon les analystes, celle-ci ferait grimper les intérêts annuels dus par la société à plus de 1 milliard de dollars (contre 51 millions en 2021).

Twitter a créé une série d’offres pour tenter de (ré-)attirer les publicitaires courant décembre, mais cela n’a pas suffi. Selon les calculs de l’entreprise Pathmatics, 70 des 100 plus gros clients de Twitter avant son rachat avaient cessé d’y diffuser de la publicité en décembre.

Début février, la même société calculait que Twitter avait perdu plus de 500 de ses plus gros publicitaires en trois mois. Cela rejaillit jusqu’à ses fournisseurs : Amazon a menacé de suspendre ses paiements des publicités faites sur Twitter puisque cette dernière refuse de payer ses factures pour l’usage d’Amazon Web Services « depuis des mois ».

Pour faire face, Elon Musk a fait lancer de nouvelles offres, comme Twitter Blue, un abonnement mensuel qui « ajoute une coche bleue » au compte et « offre un accès anticipé à certaines fonctionnalités », comme celle d’édition des tweets. Au lancement, le nouveau directeur du réseau social avait déclaré qu’il en partagerait les revenus avec les créateurs utilisant le service. Un mois plus tard, ceux-ci n’ont reçu aucune nouvelle d’une telle éventualité.

La panne de mars, un épisode de plus à un fiasco sans fin ?

La panne du lundi 6 mars est directement liée à la fois à la quête de revenus de Twitter et au mode de gestion erratique qu’Elon Musk a adopté. Le premier février, en effet, Twitter avait annoncé mettre fin à l’accès gratuit à son API, ce qui avait de fait bloqué tout client tiers et limité la possibilité des chercheurs à étudier le réseau. 

Une fois cette annonce faite, l’entreprise s’est attelée à la création d’une API payante pour les développeurs… du moins a-t-elle mis une unique personne sur le projet, selon les informations du média Platformer. Les employés l’avaient dit dès les premières annonces de licenciements : garder trop peu de gens pour maintenir un réseau social aussi vaste ne pouvait conduire qu’à des pannes catastrophiques. Or l’entreprise a fait partir tellement de gens qu’il ne lui reste plus que 550 ingénieurs à plein-temps. 

Parmi eux, celui en charge de construire une API payante a fait un mauvais changement de configuration le 6 mars. C’est cette manipulation qui a cassé l’API de Twitter et eu des effets en cascade, jusqu’à ceux visibles du côté du public. Problème : le nombre de personnes restantes est si faible qu’il est compliqué de savoir exactement où chercher quand il y a un problème technique. Selon Platformer, cela participe à expliquer que la société ait besoin d’une demi-journée pour régler une panne comme celle du 6 mars. 

À quel point les usagers sont-ils effrayés ?

Dès l’arrivée d’Elon Musk, beaucoup se sont créé des comptes de secours ailleurs, notamment sur Mastodon, qui a engrangé un demi-million de nouveaux usagers en à peine une semaine, début novembre. L’essai n’est pas réellement transformé - beaucoup d’internautes restent sur Twitter, malgré les aléas, et Mastodon, si l’on reste sur cet exemple, a été déserté par une partie de ses nouveaux inscrits. Cependant, Twitter enregistre bien une baisse du nombre de ses abonnés, en particulier aux États-Unis.

Suivant le nombre d’usagers de la plateforme depuis 2008, l’institut de recherche Insider Intelligence prévoit une réduction du nombre d’utilisateurs de Twitter courant 2023. En augmentation constante depuis 2019 (de 312,7 à 368,4 millions d’utilisateurs en 2022 dans le monde), la société estime qu’ils ne seront plus que 353,9 fin 2023, une chute de 3,9 %, voire 335,7 millions en 2024, ce qui correspondrait à une réduction supplémentaire de 5 % des utilisateurs. D’Elton John à Shonda Rhimes en passant par Jack White, un certain nombre de célébrités ont aussi quitté la plateforme, sans qu’il soit possible de déterminer dans quelle mesure elles influencent des fans à faire de même.

Ce qui est certain, c’est que la baisse de qualité des services devient chaque jour plus évidente. Le 23 janvier, des utilisateurs de Twitter sous Android n’ont plus pu charger ou poster de nouveaux tweets pendant un moment. Le 9 février, un message d’erreur affirmait aux utilisateurs qu’ils étaient « au-dessus de la limite quotidienne pour envoyer des tweets ». Le 15 février, les tweets ont cessé de charger. Le 18, la timeline a cassé, avec des réponses qui disparaissaient, et le 1er mars elle a de nouveau cessé de fonctionner. 

Sans parler des adaptations sujettes à débat, comme celle qui a rendu les tweets d’Elon Musk plus visibles sur les timelines de tous les usagers. Or, ne serait-ce que grâce à sa large communauté sur le réseau social, Elon Musk participe directement à sur-exposer les plus gros comptes de désinformation. Tout cela promet de devoir ajouter de nouveaux épisodes à cet impressionnant et improbable feuilleton.

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