En 2014, le journaliste et blogueur Eliot Higgins lançait Bellingcat, une association et un média d’investigation européen dont la grande majorité du travail repose sur l’exploitation d’informations en source ouverte (OSINT, pour open source intelligence). Huit ans plus tard, le journaliste se penche pour le magazine suisse Schweizer Monat sur ce que cette expérience lui a appris en termes de désinformation et de lutte contre l’expansion de fausses nouvelles.
Parmi les enquêtes de Bellingcat qui ont fait date, citons celle sur le vol 17 de la Malaysia Airlines abattu alors qu’il survolait l’Ukraine, en 2014. Contrairement aux affirmations russes selon lesquelles le missile avait été envoyé par les forces ukrainiennes, les journalistes ont retracé le parcours de l’arme jusqu’au sol et aux forces russes.
Le média a aussi largement couvert la guerre en Syrie, participant à démontrer l’usage de produits chimiques par le régime de Bachar Al-Assad contre les rebelles, à couvrir des attaques non revendiquées et à rapporter, entre autres, l’usage de drones rudimentaires par l’État islamique.
Comme elle le fait régulièrement, l’association a aussi formé des contributeurs spécialisés aux enquêtes open source, pour que ceux-ci puissent les reproduire par eux-mêmes. Autre cas notable, Bellingcat a participé à montrer que l’opposant russe Alexeï Navalny avait longtemps été sous surveillance et à lier son empoisonnement aux services secrets russes, toujours à l’aide de ses méthodes d’enquête en source ouverte.
Au gré de ces enquêtes, Eliot Higgins raconte être tombé à de multiples reprises sur des groupes complotistes ou rejetant les faits, quand bien même la méthode qui a permis de les établir est ouverte et expliquée étape par étape. « Si les acteurs étatiques étrangers jouent un rôle dans la désinformation, écrit-il, se concentrer sur eux revient à passer à côté non seulement de ce qui est, dans de nombreux cas, la véritable racine de la désinformation, mais aussi de la manière de traiter les problèmes de fond qui conduisent à la création et à la diffusion de la désinformation. »
Higgins constate que, dans de nombreux cas, un type d’information est rejeté par un ou des groupes qui se sont constitués en communauté avant que l’information en question ne soit apparue. Par exemple, ceux qui ont le plus violemment contesté les accusations d’usage d’armes chimique en Syrie s’étaient souvent constitués en groupe une dizaine d’années plus tôt, autour du rejet de la guerre en Irak.
Le journaliste souligne aussi la tendance qu’ont les membres de ce genre de groupes à transformer leur méfiance envers diverses institutions en fondement d’une vision du monde complète – ceux qui croient en une théorie du complot s’appuieront sur cette méfiance pour réduire des sujets complexes à une opposition binaire : le bien contre le mal, le vrai contre le faux. Par sa propension à pousser vers chacun les publications allant dans le sens de ses croyances, souligne-t-il enfin, l’ère des réseaux sociaux et du tri algorithmique de l’information n’aide pas.
Pour lutter, Eliot Higgins prône une approche à multiples facettes, prenant l’exemple de la couverture de l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Dans ce cas-là, des communautés fortes de recherche et vérification de l’information, comprenant journalistes, activistes, chercheurs et citoyens, avaient eu le temps de se former depuis la guerre du Donbass, en 2014. Huit ans plus tard, ces réseaux ont permis de rapporter les prétendus exercices de l’armée russe à la frontière et de déminer très rapidement les fausses informations.
Pour le fondateur de Bellingcat, c’est en créant des réseaux de communautés de ce type, composées de profils multiples, que l’on pourra à la fois lutter contre la désinformation elle-même (le contenu) et contre la chute de nouvelles personnes dans des bulles complotistes, mécanisme que le journaliste compare à celui des radicalisations politiques en ligne.
Pour cela, Eliot Higgins appelle à former toujours plus de gens – en particulier de jeunes – à l’esprit critique et aux techniques de base de l’enquête en source ouverte. Un sujet que vous aurez justement l’occasion de découvrir en détail dans notre magazine #4 qui sera prochainement disponible dans notre boutique en ligne.