La 36e note de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) appelle à « un combat culturel en faveur de la sobriété numérique » afin de « limiter l’accumulation obsessionnelle de données, véritable "syndrome de Diogène numérique" ».
Dans un premier article, nous revenions sur l'origine de la notion d'infobésité, de la surabondance de livres du fait de l'imprimerie à la surabondance de publicités (télévisées, notamment) puis à l'explosion du Big Data. Ce second article revient sur ce que l'OPECST a constaté de ce que l'infobésité est devenue à l'ère d'Internet.
Infobésité : notre décryptage de la note de l'OPECST
- L'OPECST revient sur la (longue) histoire de l'infobésité
- Infobésité : l'OPECST appelle à la sobriété numérique
Au-delà des bénéfices escomptés pour les entreprises, notamment en matière d’optimisation de la relation client via « un marketing personnalisé et/ou prédictif, la monétisation des informations sur les clients, etc. », le Big Data a « conduit à l’émergence de nouveaux modèles d’affaires, mis en place notamment par les entreprises Google, Facebook, Amazon, Twitter, etc. », relève la note de l'OPECST, intitulé « Face à l'explosion des données : prévenir la submersion ».
Non content de traiter les données partagées par leurs utilisateurs, elles en génèrent de nouvelles, en les exploitant « pour le fonctionnement de leurs services », mais aussi « pour générer des revenus par la publicité ciblée, souvent en revendant ces données sous la forme de profils mis aux enchères via des data brokers, et pour prévoir à l’aide d’algorithmes les intentions individuelles, ce que l’on va acheter ou ce que l’on va faire ».
Or, comme le soulignaient les chercheurs Serge Abiteboul et Valérie Peugeot dans « Terra Data. Qu’allons-nous faire des données numériques ? », ces sites reposent sur une gratuité illusoire : « l'utilisateur fournit en échange, non pas de l’argent sonnant et trébuchant, mais son attention et de l’info-monnaie, des informations sur lui-même » :
« Cette réalité s’accompagne d’un "phénomène monopolistique ou oligopolistique à l’échelle planétaire" : un petit nombre de grandes entreprises accaparent la plus grande masse des données personnelles, ce qui leur donne un avantage commercial, nuit à l’innovation, accentue la relation toujours plus asymétrique entre les utilisateurs et ces entreprises, fragilise la protection des données personnelles et pose le problème de la mobilisation de ces infrastructures informationnelles à des fins de surveillance. »
Infobésité, capitalisme cognitif et bulles de filtres
Or, comme le rappelait la data scientist Alizé Papp dans un article intitulé « L’infobésité, une épidémie à l’âge des nouvelles technologies de l’information et de la communication ? », le sociologue américain Herbert Simon avait souligné, dès 1969, que « dans un monde riche en information, l’abondance d’information entraine la pénurie d’une autre ressource : la rareté devient ce que consomme l’information » :
« Ce que l’information consomme est assez évident : c’est l’attention de ses receveurs. Donc une abondance d’information crée une rareté de l’attention et le besoin de répartir efficacement cette attention parmi la surabondance des sources d’informations qui peuvent la consommer. »
L'OPECST ne le précise pas, mais Herbert Simon reçut par la suite le prix Turing, qui honore les contributions de nature technique faite à la communauté informatique, pour ses « contributions fondamentales à l'intelligence artificielle, à la psychologie de la cognition humaine et au traitement des listes », ainsi que le prix Nobel d'économie « pour ses recherches pionnières sur le processus de prise de décision au sein des organisations économiques. »
Depuis, l'économiste Yann Moulier-Boutang, notamment, a « théorisé la notion de capitalisme cognitif, troisième stade du capitalisme après sa naissance mercantiliste et sa forme industrielle », relève l'OPECST, qui renvoie également à l'ouvrage collectif coordonné par Yves Citton intitulé « L’économie de l’attention, nouvel horizon du capitalisme ? ».
Ce « capitalisme cognitif », relève l'OPECST, « pousse les entreprises du numérique à enfermer, d’une part, l’internaute dans des bulles de filtres, qui confirment ses points de vue, confortent ses croyances et les sujets qui semblent l’intéresser, et à inciter, d’autre part, le consommateur à toujours consommer davantage sous l’effet de cette "industrie de l’influence", ce qui par rétroaction aggrave la problématique environnementale ».
L'information à tout prix, une menace pour la démocratie
Le Big Data a aussi un impact environnemental et sociétal « préoccupant », souligne l'OPECST, à mesure que « les outils numériques ne relèvent pas que du "virtuel" : leurs conséquences sont bien réelles » :
« Ainsi, leur impact environnemental croît de 6% par an : ils causent au moins 3,5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES) et 4,2 % de la consommation mondiale d’énergie primaire en 2019. »
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L'OPECST déplore en outre que « cette course à l’attention a aussi profondément transformé le journalisme », et qu' « aujourd’hui, l’intérêt des médias porte de plus en plus sur la vitesse de publication plutôt que sur la qualité de l’information ».
Dans « L'information à tout prix », paru en 2017, Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud avaient en effet montré que, dans le cas des actualités « chaudes », « 64% de l’information publiée en ligne correspond à du copié-collé pur et simple », mais également que, pour les reprises pures et simples d’informations, « la moitié des évènements se propagent en moins de 25 minutes ; un quart en seulement... 230 secondes, et 10 % en seulement 4 secondes. »
Pour Alizé Papp, cette évolution « faciliterait l’expansion de l’infobésité en habituant les individus à lire des contenus uniformisés et peu digérés, c’est-à -dire une forme de malbouffe informationnelle ».
Pour l'OPECST, et « d’un point de vue politique », cette dérive « vers une information pauvre et uniformisée qui cherche à attirer avant d’informer est une menace pour la démocratie ».
90 % des salariés disent recevoir trop de courriels inutiles
Dans un rapport consacré à l'impact des TIC sur les conditions de travail, le Centre d'Analyse stratégique de la Direction générale du Travail constatait lui aussi, dès 2012, que « la “surinformation” (ou infobésité) est l’un des plus grands problèmes à résoudre par les organisations pour les dix prochaines années ».
Plus de 10 ans plus tard, l'OPECST relève que, si tout le monde n'en souffre pas de la même manière, la surcharge informationnelle n'en est pas moins « encouragée par les principes régissant nos comportements sociaux : addiction à la communication, angoisse de rater une information (Fear of Missing Out ou FOMO), mutations et instabilités propres au monde du travail, multitasking, disparition des frontières entre sphère professionnelle et sphère privée, gratuité apparente des communications électroniques, etc. » :
« Cette infobésité entraîne de nombreuses conséquences, dont les principales sont : au plan individuel, stress, anxiété, dépression, réduction de la créativité, épuisement professionnel ; au niveau des organisations, baisse de productivité, saturation, désorganisation ; et sur le plan sociétal, gaspillage d’énergie, empreinte environnementale, et carbone en particulier, considérable. »
L'OPECST relève que « 90 % des salariés disent recevoir trop de courriels inutiles et 74 % des managers déclarent souffrir de surinformation dans le contexte d’un sentiment d’urgence généralisé et de compression temporelle ».
Ne pas confondre infobésité et Big Data
Dans une courte (mais roborative) chronique, l'archiviste et spécialiste de la gestion de l’information numérique Marie-Anne Chabin appelait pour sa part à ne pas confondre infobésité et Big Data, terme qu'elle préfère à celui de mégadonnées parce que le premier renvoie à « Big Brother », quand le second « fait plutôt songer à métadonnées… » et que « les mots ne sont jamais neutres » :
« L’infobésité peut exister sans le Big Data ; et le Big Data ne provoque pas nécessairement l’infobésité. Les deux concepts ont en commun la volumétrie exponentielle des données mais assimiler Big data et infobésité équivaut à confondre, dans une étude marketing, les rayons du supermarché avec le caddie du client. »
Pour elle, le Big data « est une réalité objective, née des progrès de la technologie » et de « la nécessité, en même temps que la possibilité, de nouveaux outils d’exploitation » de ces nouvelles masses de données afin d' « analyser, comprendre et prévoir le comportement des internautes, des consommateurs, des patients, quelles que soient leur localisation, leur activité, voire leur volonté ».
L'infobésité, a contrario, « est une notion subjective qui décrit, pour un individu, le sentiment d’être submergé par la connaissance potentielle, par le flux ininterrompu d’informations qu’il ne parvient ni à absorber ni à trier » :
« L’infobésité sourd d’une incapacité à faire refluer le trop plein, à maîtriser son environnement documentaire. L’étymologie du terme suggère que le problème se situe chez l’utilisateur et non dans l’existence des données elles-mêmes. »
Ce n’est pas l’information qui nous sature, mais les données
Le spécialiste de la « transformation digitale » Bertrand Duperrin va plus loin, au point d'écrire que « La surcharge informationnelle est un mythe. Ce n’est pas l’information qui nous sature, mais les données » :
« La différence entre une donnée et une information est que l’information est la réponse à une question que je me pose. La donnée n’est qu’un élément de la réponse qui, prise seule, n’a pas de sens pour moi. Une première conclusion est donc que la différence entre les deux est hautement subjective. Ce qui est donnée pour moi est information pour mon voisin et inversement. »
Pour illustrer son propos, il qualifie le fait qu'il y ait des trains et des avions qui permettent d'aller à Toulouse de « données », et d' « informations » le fait de prendre le train n° xxx ou le vol AFxxx :
« Si en plus on me dit "vu ta contrainte de temps et l’adresse de ton client, la seule solution, c'est l’avion", c’est une information encore meilleure. Et le prix ? Si mon déplacement est défrayé, c'est une donnée pour moi. Mais une information pour mon service comptable. »
Et ce serait précisément « en raison du manque d'information » que nous « accroissons le volume de données en espérant… trouver une information » :
« Et c’est à ce moment-là que l’on commence à se noyer. Comme le chercheur d’or à l’époque du Far West, nous passons un temps inouï à tamiser les données en essayant d’y trouver une information. »
« La sobriété numérique est d’abord un combat culturel »
L'OPECST relève à ce titre que « les volumes de plus en plus massifs de données multiplient les occasions de réaliser des traitements apportant parfois faussement l’impression de capturer la vérité. »
Le spécialiste français de l'histoire des statistiques Alain Desrosières rappelait ainsi que « les données ne sont pas données », mais « construites », qu'elles n’ont pas de signification en elles-mêmes et qu'elles ne « décrivent qu’une partie de ce qui se passe en réalité et s’accompagnent de très nombreux biais » pouvant apparaitre dans ces opérations de construction.
L'OPECST estime dès lors que « la recherche de solutions technologiques pour prévenir et contenir l’explosion des données et la surcharge informationnelle doit se renforcer, notamment la recherche sur l’agrégation et la curation de données » :
« À l’heure d’une sorte de "syndrome de Diogène numérique" où chaque personne, chaque organisation, stocke le plus de données possibles, les remèdes à cette "syllogomanie 2.0" sont indispensables. »
Au-delà de ces « solutions technologiques », qui restent encore à développer, l'OPECST appelle à « promouvoir la sobriété numérique », qui serait « d'abord un combat culturel », et à « développer l’hygiène numérique », tant à l’échelle individuelle qu'au niveau des organisations, entreprises et administrations, « ce qui passerait par le nettoyage régulier de ses données (clean up days) ».
Enfin, conclue l'OPECST, cette ambition de souveraineté numérique requiert un débat public sur le monopole exercé par les plateformes de la Big Tech, le plus souvent américaines, « ainsi que sur les algorithmes captant notre attention ou provoquant des bulles de filtre qui nous enferment » :
« Plusieurs personnes auditionnées ont fait valoir que la solution ultime restait la déconnexion pure et simple, réflexe encore trop peu présent dans notre société. »
« De plus en plus, l'information est partout, tout le temps », écrivait déjà David Legrand il y a maintenant 8 ans dans un article intitulé « 2015 : est-ce la fin de l'infobésité, le sacre du « slow » et du long format ? » :
« Mais pour autant, est-ce que nous sommes mieux informés ? Certains n'en sont pas persuadés et ont décidé de ralentir le rythme et de miser sur les services et sur le fond, en marge de ce déferlement de "news". »
Son article commençait ainsi : « Je ne sais pas vous, mais moi, je n'arrive plus à suivre le rythme de l'actualité ». 8 ans plus tard, nous pourrions dresser le même constat, alors que le volume de données a explosé. Pour autant, nous nous reconnaissons encore dans sa conclusion, au point de la reprendre texto :
« D'ailleurs, si vous deviez définir la manière idéale de s'informer dans cette folie médiatique, quelle serait-elle et quelles sont actuellement vos propres pratiques ? N'hésitez pas à nous en faire part et à en discuter dans nos commentaires. »