Fondateur et ancien patron du géant de l'e-commerce Alibaba, Jack Ma doit céder le contrôle de la non moins gigantesque Ant Group, fintech née de la création de l’application de paiement Alipay. L’annonce, faite samedi par la société, vient clore une série de coups portés au secteur numérique par le régime chinois.
La guerre a commencé lorsque Jack Ma, l’un des plus célèbres self-made man de l’industrie technologique chinoise, a ouvertement critiqué les régulateurs gouvernementaux, en 2020. Il avait longtemps été célébré comme un modèle de réussite, au point de fréquemment accompagner le président Xi Jinping dans ses déplacements officiels.
Mais le 24 octobre 2020, dans un discours prononcé publiquement à Shanghai, il avait estimé que le régulateur avait une « mentalité de prêteur sur gages » et imposait trop de garanties pour l’octroi de prêts. La sortie avait suscité la colère dans les plus hauts cercles du gouvernement communiste et provoqué l’interdiction de l’entrée en bourse d’Ant Group, prévue à peine deux semaines plus tard.
Deux ans, des amendes et un net retrait de Jack Ma plus tard, voici l’entrepreneur contraint de renoncer au siège depuis lequel il contrôlait indirectement la plus grosse fintech – société numérique financière – du monde. Une annonce qui, si elle semble mettre un point final à la success story de l’homme, signe peut-être l’allègement du contrôle exercé par Pékin depuis plus de deux ans sur son industrie technologique.
Au commencement était Alibaba
Si Jack Ma a longtemps eu droit aux éloges, c’est autant grâce à son parcours insolite qu’à son talent de business man. Né à Hangzhou, douzième ville de Chine par la population et futur siège d’Alibaba et Ant Group, il y devient d’abord professeur d’anglais. Traducteur, il découvre Internet en 1995, alors qu’il accompagne une délégation commerciale chinoise à Seattle.
De retour en Chine, il s’essaie à la création de sites internet et étudie le fonctionnement des start-ups américaines. En 1999, avec l’aide de sa femme Zhang Ying rencontrée à l’université, il crée alibaba.com, une plateforme dédiée aux échanges business to business. Pour les consommateurs, il monte ensuite le site d'e-commerce Taobao. Et en 2004, pour faciliter les paiements d’internautes qui s’envoient des produits d’un bout à l’autre de la Chine, il crée Alipay.
Au fil des ans, l’entreprise Alibaba s’étoffe pour bientôt tutoyer les plus gros succès de la tech occidentale. En 2010, la société s’ouvre au commerce international avec la plateforme aliexpress.com. De simple système de paiement, Alipay se mue en application lifestyle offrant toujours plus de services financiers, au point qu’en 2014, Jack Ma crée Ant Financial, une fintech qui regroupe toutes les activités financières d’Alibaba.
La même année, Alibaba établit le record de la plus grosse cotation publique de l’époque, levant 25 milliards de dollars lors de son entrée à la bourse de New-York. Dans les années qui suivent, Ant Financial réalise des levées de fonds faramineuses, elles aussi : 4,5 milliards de dollars en 2016, qui portaient sa valorisation à 60 milliards de dollars, puis 10 milliards de dollars en 2018, pour une valorisation de 150 milliards de dollars (soit plus que Facebook lors de sa propre entrée en bourse).
Le tournant de l’IPO avortée
Sur cette lancée, la fintech fondée par Jack Ma aurait dû effectuer une double entrée en bourse, à Hong Kong et Shanghai, le 5 novembre 2020. Le but : un nouveau record, avec une levée de 34 milliards de dollars.
C’est dans ce contexte que Jack Ma s’est permis, à quelques jours de l’opération, de dénigrer publiquement les régulateurs nationaux. Mais, comme en Occident, le pouvoir que prenaient les géants du numérique – Alibaba comme ses concurrents Tencent ou JD – inquiétait de plus en plus le pouvoir chinois.
Vue d’aujourd’hui, la sortie de l’entrepreneur semble donc avoir servi de signal de départ à l’offensive réglementaire qui s’est ensuite abattue sur les entreprises tech chinoises – le président Xi Jinping serait lui-même intervenu pour calmer les ardeurs de Jack Ma, selon le Wall Street Journal. À quelques jours à peine de son entrée sur les marchés publics, Ant Group se retrouve interdite de poursuivre au motif qu’elle risque de ne pas remplir certaines exigences réglementaires.
L’interdiction est préjudiciable, note l’AFP, puisqu’elle a lieu au moment où « les autres intérêts commerciaux de M. Ma faisaient l’objet d’un examen officiel ». C’est la dégringolade. Dans les semaines qui suivent, Jack Ma disparaît. Des médias s’en inquiètent même (on a déjà vu des magnats chinois se retrouver emprisonnés) jusqu’à ce qu’il soit vu à Majorque, puis au Japon.
En avril 2021, Pékin inflige une amende record de 2,5 milliards de dollars à Alibaba pour pratiques déloyales et abus de position dominante. Équivalente à 4 % du chiffre d’affaires de l’entreprise en 2019, c’est l’amende antitrust la plus chère jamais appliquée dans le pays.
Le début d’un nouveau cycle pour Ant Group ?
Pour pallier la déchéance de son patron, Ant Group annonce en avril 2022 une profonde restructuration et la création d’une holding rassemblant ses activités de crédit. En enregistrant cette dernière comme entreprise financière, elle permettrait à la société d'être régulée par le secteur bancaire et donc, probablement, d'obtenir un regard plus clément des institutions – celles-ci se plaignaient depuis longtemps que le secteur numérique se croit au-dessus des lois.
Ce 7 janvier, une nouvelle annonce d’Ant Group vient confirmer la restructuration, de sorte qu' « aucun actionnaire, seul ou conjointement avec d’autres parties, n’ait le contrôle d’Ant Group ». Détaillant la structure antérieure de la société, le communiqué explique que M. Ma contrôlait 54 % de ses parts de manière indirecte. À l’issue de cette refonte, il ne sera plus détenteur que de 6,2 % des droits de vote.
S’il semble signer un retrait définitif de l’entrepreneur chinois, ce changement pourrait aussi signifier le lancement d’un nouveau décompte avant une introduction en bourse d’Ant Group. En effet, souligne l’AFP, un premier avis publié le 30 décembre a permis à la société d’augmenter son capital de huit milliards à 18,5 milliards de yuans. L’opération a permis à une structure proche des autorités d'Hangzhou, de devenir le deuxième actionnaire du second.
Elle a aussi fait grimper les actions d’Alibaba sur la place d'Hong Kong, signe qu’elle est interprétée comme l’espoir d’un desserrement de l’étau qui freine les sociétés numériques depuis deux ans. Quoi qu'il en soit, rappellent Les Échos, il faut attendre un an après le changement de propriétaire pour pouvoir prétendre à une cotation à Hong Kong. À Shanghai et sur d’autres marchés financiers, c’est plutôt deux ou trois ans.