Comment les éditeurs monétisent-ils leurs contenus ?

Bon alors, tu vas raquer, oui ou non !
Comment les éditeurs monétisent-ils leurs contenus ?
Crédits : Andrew Rich/iStock

Mettre 1 500 euros dans un iTruc ou Galaxy Machin ? « Bien sûr, prenez mon code de carte bleue, mon numéro de sécu, mon rein ». En revanche, craquer 1,30 euro pour cette app pratique qui n’a même pas l’outrecuidance d’être gratuite ? « Moi vivant, jamais ! ». Nous avons discuté avec Bruno Marion, directeur de l’école Game Sup et du studio Gameleon, des mécaniques et ressorts psychologiques poussant certains à mettre des fortunes dans une application alors que d’autres gardent imperturbablement des oursins dans les poches.   

Si vous lisez ces lignes, vous savez l’importance que nous accordons à un financement équitable. Nous avons choisi de ne pas noyer le lecteur sous la publicité, vendre ses coordonnées, le « traquer » ou d'utiliser d'autres méthodes douteuses. Vous êtes aussi bien placés pour savoir que ce n’est pas la route la plus droite vers un petit confort tout simple, presque rudimentaire ; le plaisir d’arriver à boucler ses fins de mois…

La monétisation de l’information est un sujet passionnant, mais concentrons-nous sur la façon de vendre de « l’immatériel » au sens large. Loin de nous l’ambition de réécrire le Capital ou La Richesse des nations, d’analyser la fixation des prix en fonction des coûts de production, nous allons juste réduire le prisme à la façon de monétiser un bien qui ne nécessite « que » du temps et des compétences à l’heure où tout le monde s’est habitué au tout gratuit.

Si c’est gratuit, vous êtes le produit

On s’excuse platement pour cet intertitre répété ad nauseam par tout le landerneau de la high-tech, mais il s’agit d’une vérité fondamentale, et on ne peut réfléchir à la monétisation sans évoquer la publicité ciblée et la vente de données. Vous savez très bien que si Facebook brasse des milliards, ce n’est pas grâce aux ventes du Meta Quest, pas plus que Google ne fait son chiffre avec Stadia (ouch… le coup bas…).

Votre simple connexion à leur compte fait de vous une cible, vous en êtes conscient, alors se créé en vous une balance avec d’un côté le service rendu et en contrepoids la capacité à accepter d’être profilé et lardé de publicités. Il en va de même quand vous êtes tranquillement au pays de Candy (Crush, évidemment), comme dans tous les pays. La limite que doit trouver l’éditeur reste votre tolérance à la saturation face à ce torrent de messages imbuvables.

La gratuité n’est toutefois pas toujours punitive. Des applications comptent sur leur notoriété et leur qualité pour toucher un très large public, dont seulement une infime partie mettra la main au portefeuille. Le but de ces dépensiers sera parfois d’aller plus vite que les autres ou se hisser au plus haut des tableaux de scores afin de briller en société.

Mais en dehors du secteur du jeu, le paiement sera consenti par une petite portion des utilisateurs souhaitant accéder à un service complet. On peut en cela évoquer les services cloud gratuits dans une proportion limitée avant de devenir payants. Vous ne perdez rien à l’utiliser sans dépenser un centime si ce n’est de l’espace de stockage.

Si ce n’est pas gratuit… bah c’est payant…

Après le poncif, une lapalissade ! Mais il faut bien distinguer deux types de paiement. D’un côté le prix fixe, sur lequel on ne va pas s’étendre : l’éditeur estime le besoin, le service rendu, accorde un prix et le corrigera par des promos s’il a visé trop haut. De l’autre côté, le Graal : l’abonnement. Ce type de monétisation est exploitée depuis très longtemps avec les énergies et les technologies de communications.

Pour le premier, il existe toujours un surcoût lié à la consommation, on le paie malheureusement au prix fort en ce moment. Le second, l’abonnement, englobe en France le service complet. Par chance, les éditeurs se concentrent davantage sur cette globalité.

Abordons à ce titre le poids des habitudes dans la psychologie complexe de la fixation d’un prix. Dans un monde parallèle, Netflix, Disney+ et compagnie pourraient très bien forfaitiser leur catalogue de séries, mais vendre leurs nouveaux longs métrages à l’unité. Apple pourrait aussi imposer un surcout pour son catalogue en Hi-Res ou les albums remixés... On arrête-là, certains de nos lecteurs viennent de tourner de l’œil, mais ce type de modèle économique aurait été digeste s’il s’était d’abord imposé de la sorte.

Un changement de cap entrainerait désormais une levée massive de boucliers et des désabonnements en pagaille. En revanche, augmenter d’un euro par-ci par-là fait bouder, provoque quelques départs, mais reste digeste et rapporte des millions (milliards ?). Les nouveaux venus ont parfois tendance à ne pas y aller avec le dos de la cuillère : des tarifs attractifs au lancement, puis des hausses assez importantes une fois confortablement installés sur le marché et en position de force. Disney+ est le dernier exemple en date.

Le risque est désormais le trop-plein. Paramount+ vient par exemple s’ajouter en cette fin d’année à la longue liste des plateformes de streaming. Même s’il y a un partenariat avec Canal+, vous avez là une obligation de souscription pour enfin voir Tulsa King, la série écrite par l’auteur des Sopranos !

Les jeux eux-mêmes se traitent par abonnement avec, entre autres, le gamepass de Microsoft ou les GaaS (Game as a Service) dont le renouvellement fréquent de contenu oblige à régulièrement repasser à la caisse. Les plus vertueux deviendront les professionnels du désabonnement/réabonnement pour « binger » le programme de leur choix, mais la mode du téléchargement risque de nouveau de battre son plein (si tant est qu’elle fut un jour passée).

Overwatch Loot boxes
Des lootboxes sur Overwatch, avant qu'elles ne disparaissent

Il est free, il a tout compris

Enfin vient le principe du free-to-play avec des micropaiements. Pour ne pas rentrer dans les détails abordés dans notre interview, assénons juste quelques chiffres. En 2021, Ultimate Team (UT) a rapporté 1,62 milliard de dollars à Electronic Arts et représente 29 % de son chiffre d’affaires. En 2017, les revenus étaient de l’ordre de 775 millions (ce qui était déjà colossal !).

Rappelons qu’UT est un système de cartes payantes adossées à leurs différents jeux de sports. Le principe est celui des cartes Pokemon, mais ici vous tirez un Benzema plutôt qu’un Rondoudou. En 2017, Star Wars Battlefront II avait provoqué un tollé à cause de ses lootboxes. Ces paquets de cartes coutaient des fortunes en cash ou en temps de jeu. Le titre d’EA a vite été assimilé aux jeux d’argent, donc interdit aux plus jeunes, non distribué dans certains pays, etc. L’éditeur a fait marche arrière. Mais le micropaiement, comme l’eau, s’infiltre partout et si aujourd’hui beaucoup s’offusquent de l’Ultime Team, plus de gens encore crachent au bassinet.

Cette année, ce fut au tour de Blizzard d’être au centre du viseur avec Diablo Immortals. Les joueurs ont été outrés de son modèle économique. Ils lui ont délivré une note « metacritic » proche de la tête à toto (0,4/10). Pourtant, le jeu revendiquait début août (deux mois après sa sortie) 30 millions d’utilisateurs et 100 millions de dollars de revenus selon Sensor Tower.

  • Monétisation jeux applications
  • Monétisation jeux applications
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On devine ici un schisme entre les gamers (prononcez guéyemeursse), et le pauvre péquenaud qui ne comprend rien puisqu’il joue sur mobile ou pire, joue à un titre mobile sur PC. Ce qui est important ici à mettre en exergue est l’effet de groupe, la vanité, le ciblage. Des points sur lesquels nous revenons ensuite.

Heureusement, le free-to-play peut aussi être réellement free. Lorsque le jeu est passionnant, il vivra bien, grâce au public payant. Les utilisateurs aux oursins dans les poches finiront par consentir à livrer quelques piécettes comme l’on se rendait autrefois au commerce des indulgences ; pour racheter son âme de pingre après avoir passé plus de 1 000 heures sur le jeu.

Dans ce cas-là, c’est tout bon pour le studio exploitant un titre qui rapporte de l’argent au long cours, comme un League of Legends ou un Hearthstone. Sachez tout de même qu’Activision Blizzard (développeur d’Hearthstone) est aussi devenu propriétaire de King, les génies à qui l’on doit Candy Crush, après avoir lâché la bagatelle de 6 milliards de dollars. C’est, au premier semestre 2022, leur branche la plus rentable avec pas loin de 831 millions de dollars de revenus, soit plus que les jeux PC et consoles réunis. Une diablerie sur laquelle Bruno Marion va nous apporter quelques éclaircissements.

Next INpact : La monétisation d’application est un phénomène récent, a-t-il eu le temps en une décennie d’être théorisé ou les éditeurs y vont-ils encore à tâtons ?

Bruno Marion : Comme les jeux traditionnels, on a tous les ingrédients, mais on cherche encore la recette. Il y a bien des théories pour passer les trois étapes essentielles que sont l’acquisition, la rétention et la monétisation. Je pense notamment à la rapidité à récompenser le joueur, enclencher tout ce qui a trait au plaisir avant de réduire ce mécanisme de satisfaction. Le but ensuite n’est même pas nécessairement de passer au pay to win, mais juste de faire gagner du temps pour aller plus vite que les autres. L’idée reste de faire vibrer la corde sensible, à savoir la vanité des joueurs, mais la recette miracle n’existe pas.

Dans le cadre des applications, mais aussi de certains jeux, le modèle le plus rentable est celui de l’abonnement. Aujourd’hui, la plupart de nos outils de développement dans l’école y sont passés.

Monétisation jeux applications

Le rapport au jeu free-to-play et au principe de monétisation est-il en train de changer ?  

Je le vois très bien avec mes élèves. Il y a une dizaine d’années, c’était le diable. J’entendais alors des phrases du type « c’est inconcevable, les joueurs ne sont pas des vaches à lait ». Aujourd’hui, lorsqu’on fait venir des studios qui développent des jeux avec ce type de monétisation, les élèves sont assidus, c’est devenu un modèle économique à part entière. Je pense que l’arrivée d’un certain Fortnite aura bien aidé à faire accepter ce système de paiement. Attention, il est encore décrié, mais nous sommes passés des cris d’orfraie à de simples moues réprobatrices.

C’est la même chose du côté des éditeurs, quand je travaillais à UbiSoft, j’ai entendu plusieurs fois « les transactions dans le jeu, jamais, nous on est du côté des gamers ! », ça a bien changé depuis. Et c’est pareil chez tous les professionnels du secteur. La réalité économique les a rattrapés.

Du coup, le métier d’economic designer est né, quel est son rôle dans la création d’une application ?

Je suis passé par beaucoup de sociétés avant de créer cette école, et tous les éditeurs ont leur définition de l’economic designer. Déjà, il peut juste réfléchir à la façon de maintenir un équilibre économique à l’intérieur d’un jeu. Et puis il y a celui qui établit ce que le joueur obtient lorsqu’il passe à de l’achat in game avec du véritable argent. Tout est question de dosage afin d'en offrir suffisamment pour la somme investie sans en donner trop.

Mais il y a quelque chose de plus fou encore dont j’ai été témoin, ce sont les dépenses faites en communication avec un calcul du retour sur investissement. J’ai vu partir des 500 000 euros en publicité sur les réseaux sociaux pour gagner en acquisition. Et les retombées étaient parfois de l’ordre de 550 000 ou 570 000 euros. Donc, en définitive des petites marges.

Évidemment, il n’y a pas que l’economic designer qui décide de tout ça, c’est un travail d’équipe, enclenché après plusieurs teasers testés dans des pays comme les Philippines, par exemple, pour une question de coût.

Le but ne reste-t-il pas, quelle que soit la méthode, de stimuler des mécanismes tels que l’addiction ou le désir impérieux d’appartenance à un groupe ?

Si, bien sûr. Toujours cet espoir de tirer ce Pokemon rare dans la prochaine pochette, comme celui de tomber sur le ticket gagnant sur les jeux de grattage ou le bon numéro à la roulette. Les personnes qui tombent dans ces mécaniques ont souvent une tendance à l’addiction. Je le sais, j’en fais partie. Mes dépenses sur Hearthstone en témoignent.

Dans le domaine du jeu, un autre métier est alors à mettre dans la balance : le data analyst. Il observe les comportements généraux et sait par exemple qu’à partir du niveau trois, tant de personnes achètent. Il faut absolument arriver à les faire tenir jusqu’au niveau 5, pour motiver un autre achat, etc. 

Le levier recherché est en fait celui de l’acceptabilité. Combien la personne est prête à investir pour flatter son système hédonique sans avoir l’impression de se faire flouer.

Oui, c’est exactement ça. Les ressorts psychologiques sont toutefois durs à évaluer. Est-ce que l’argent rentre plus facilement lorsqu’il y a un parallèle avec le réel, comme c’est le cas dans le mode FUT de FIFA ? Est-ce que ça vient aussi de la notoriété de ce sport ? Tout est souvent question de contexte et d’opportunité. D’ailleurs, Fortnite n’était pas du tout développé comme un Battle Royale au départ, mais ils ont flairé un potentiel et se sont engouffrés dans la brèche.

Certains, plus pondérés, engagent une dépense en fonction du temps passé sur un jeu. Au bout d’une cinquantaine d’heures, par exemple, des joueurs se disent qu’ils peuvent lâcher quelques euros, ce n’est pas de l’argent perdu. D’autres établissent des théorèmes du genre : 10 euros pour jouer 20 heures supplémentaires, c’est toujours plus rentable que la même somme pour un film de deux heures.

J’entends aussi parfois du côté de mes élèves « j’ai dépensé 50 euros, mais j’ai joué 500 heures, c’est un bon investissement ! ». J’avoue que moi-même il m’est arrivé de réfléchir de la sorte, par exemple pour Hearthstone. J’ai acheté beaucoup trop de paquets, mais j’y joue depuis huit ans. Rapporté au mois, je suis environ à 10 euros. Pour moi ça les vaut, car, d’une part, je peux me permettre cette dépense mensuelle, et puis c’est un bon jeu, tout simplement !

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