La ligne éditoriale de France Soir à l'épreuve des CGU Google

Consensus ?
Droit 8 min
La ligne éditoriale de France Soir à l'épreuve des CGU Google
Crédits : JHVEPhoto/iStock

Google peut-elle bouter hors de ses murs un acteur comme France Soir, à qui elle reproche des contenus à rebours du « consensus » scientifique ? Oui, répond le tribunal de commerce de Paris. Nous diffusions son jugement du 6 septembre 2022, particulièrement détaillé.

« Les chiffres de la mortalité sont bidonnés, gonflés, manipulés… », « la maladie est plus bénigne que la grippe », « on est en présence d’une mascarade […] dans l’intérêt d’une poignée malveillante et despotique […] promouvant les classes dominantes et pédo-sataniques ». En pleine crise de Covid-19, Google s’était inoculé un vaccin pour lutter contre les contenus de France Soir.

Armée de ses conditions générales d’utilisation, qui interdisent notamment de propager les fausses informations médicales, aux antipodes du « consensus » des experts de l’OMS, l’entreprise avait tout simplement déréférencé et démonétisé l’éditeur.

Le 4 février 2021, France Soir disparaissait de Google Search. Peu après, même sort pour sa chaine YouTube. Le 14 août, le contrat « AdSense » était désactivé. Une petite mort numérique.

Xavier Azalbert, directeur de la publication du journal, s’était empressé de dénoncer une « atteinte à la liberté d’expression » et à la « viabilité d’un organe de presse ». Après ce déréférencement global, France Soir a perdu 60 % de son audience, affirmait le site dans un édito

Devant le tribunal de commerce, le titre de presse a réclamé de Google la somme de 3,6 millions d’euros, outre une clarification des règles des CGU Google ou encore la mise en place d’un règlement des plaintes sur Google actualités.

Ce 6 septembre, les juges consulaires ont rendu leur décision au fond. Décision que nous diffusons ci-dessous. Question centrale : Google a-t-il commis des fautes en appliquant de telles CGU et éjectant l’éditeur de son écosystème ? Pas du tout, explique en substance la décision.

De la liberté d’expression

En défense de ses intérêts, France Soir s’est drapé derrière l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme qui protège la liberté d’expression.

Avec cette fermeture des robinets, la société a été « privée de la possibilité de s’exprimer », et ses lecteurs, de celle « de s’informer ». Censure injustifiée, entrave, imprévisibilité… les grands mots pleuvent.

En face, Google rétorque que l’article 10 ne s’appliquerait que dans les rapports État-personnes, non entre les personnes privées. Dans ces relations horizontales, règnent avant tout les CGU, les fameuses conditions générales d’utilisation.

Ces conditions ont justement été édictées pour n’accepter que des articles « fiables et de haute qualité », avance le géant du numérique, seuil d’exigences que France Soir aurait été dans l’incapacité structurelle de respecter. Le titre n’avait plus « au moment du réexamen par la CPPAP [Commission paritaire des publications et des agences de presse, ndlr] de son habilitation comme média en ligne à l’époque des faits, que deux journalistes, dont un responsable de la conduite d’interviews sur YouTube ».

Avec 4 150 articles publiés entre octobre 2019 et février 2021, il lui était donc « matériellement impossible de s’assurer de la fiabilité et de la qualité de ceux-ci qui pour l’immense majorité sont en réalité des tribunes des lecteurs ».

Google dégomme non seulement des contenus contraires au consensus médical, mais aussi « de très nombreux articles non signés », autre indélicatesse avec les clauses en vigueur.

« De même qu’un média a droit au respect de sa ligne éditoriale, de même un hébergeur, une plateforme, le concepteur d’un moteur de recherche sont libres d’édicter des règles d’accès à leurs supports afin d’en protéger les spécificités et l’image ». Au contraire, plaide encore le service en ligne, ouvrir ses portes à n’importe quel média pourrait dévaloriser sa marque et faire fondre ses revenus publicitaires.

Quand liberté d’expression ne rime plus avec indexation

Le jugement du tribunal de commerce a consacré la grille de lecture de France Soir : l’éditeur peut invoquer l’article 10 de la CEDH pour dénoncer une possible violation de sa liberté d’expression.

Importante s’il en est, cette victoire de principe n’a pas profité pour autant au journal, lorsqu’est venue l’épreuve des faits.

Selon la juridiction, ce n’est pas parce que Google met gratuitement à disposition des internautes des services en ligne que ces derniers deviennent des services publics.

Ainsi, aucune règle « ne fait obligation à Google de les rendre accessibles à tout média qui le souhaiteraient ». Sur le terrain de la liberté d’expression, il n’existe aucun droit inconditionnel à être référencé sur Google Actualités. Et Google est parfaitement en droit de déréférencer ceux qui viendraient violer ses règles de sélection.

Sur YouTube, même traitement, quand bien même Google y est hébergeur des vidéos uploadées par des internautes. Ce statut ne l’empêche pas d’édicter librement les conditions d’éligibilité à son service « afin d’en garantir la qualité et l’adéquation avec son objet ».

France Soir google

Celui qui met en ligne des vidéos sur la plateforme en accepte les règles. Des règles que le tribunal de commerce juge d’une « grande clarté », notamment lorsque Google interdit les contenus qui soutiennent que le vaccin contre la Covid-19 causerait « la mort », « modifierait le patrimoine génétique », qu’il n’y a eu aucun décès causé par cette épidémie, etc.

Dans un salutaire mais nécessaire passage, il rappelle que « le droit à la liberté d’expression d’un éditeur n’est pas supérieur au droit à la liberté d’une plateforme d’édicter des règles déterminant les conditions d’éligibilité à son service afin d’en garantir l’image, la qualité et la conformité avec son objet, objet qu’elle a toute liberté de définir dans le cadre de sa liberté d’entreprendre ».

Compte tenu des multiples avertissements reçus par France soir, il conclut que ces multiples déréférencements n’ont pas entrainé de violation de la liberté d’expression du journal.

Pas d’abus de position dominante

France Soir a tout aussi vainement plaidé l’abus de position dominante.

Sa thèse ? Si Google l’a déréférencé, c’était surtout pour « de ne pas lui payer une rémunération pour ses articles au titre des droits voisins ».

Ce paiement, pour rappel, est consécutif à une directive sur le droit d’auteur, transposée en France en 2019. Elle oblige les intermédiaires en ligne qui reprennent des articles à négocier avec les éditeurs et agences de presse une possible indemnisation.  

De plus, argue le titre, les règles en matière sanitaire, présentes dans les CGU, lui ont été imposées unilatéralement. Or, elles manquent de transparence, sans que l'on sache ce qu’est un « consensus médical ». Au surplus, elles seraient discriminatoires, alors que YouTube a référencé la chaîne de l’IHU du Pr Raoult, et même « disproportionnées », puisque seule une partie des articles de France Soir traitaient de la Covid-19.

Si le débat autour de la position dominante de Google n’a pas fait un pli, le tribunal de commerce n’y a détecté aucun abus.

Consensus médical ?

Au contraire, les pratiques mises en œuvre ont été jugées « raisonnables », reposant sur des « justifications objectives », deux critères nés de la jurisprudence européenne.

Dans son analyse, le jugement n’a pas questionné la validité du « consensus médical » ou la pertinence des recommandations des autorités sanitaires. Ce n’est pas son rôle d'entrer dans ces considérations scientifiques. 

Il a simplement constaté que ces règles étaient « objectives », en ce qu’elles « ne dépendent pas de l’arbitraire et de la subjectivité de Google ». Et il existe bien un « consensus » dégagé à partir des avis de l’Académie de Médecine et du Conseil Scientifique COVID. Dès lors, « si un média souhaite avoir accès aux services de Google, il lui suffit de ne pas publier des informations non vérifiées et divergentes par rapport au consensus ».

Brutal, mais simple. Et France Soir ne pouvait ignorer ces règles, puisque l’éditeur s’est lui-même positionné comme média « remettant en cause le consensus pour faire progresser la science ».

L'argument des droits voisins

L’argument sur les droits voisins n’a pas davantage prospéré, car avant son déréférencement, le titre « n’avait fait aucune demande pour obtenir une rémunération de ses articles ». En toute évidence, l’éditeur reste libre de saisir l’Autorité de la concurrence pour trancher la question.

En somme, France Soir avait bien publié des informations en opposition frontale avec le « consensus médical », seul autorisé par Google et... connu de l'éditeur de presse. Sans se plonger dans la légitimité de ce consensus, le jugement n’a pu que constater de multiples violations à ces règles acceptées et comprises par le titre, malgré plusieurs avertissements restés sans réponse.

Le déréférencement n’a été jugé ni disproportionné ni discriminatoire, YouTube ayant par exemple déjà supprimé un million de vidéos accusées de désinformation sur le Covid-19.

S’ajoute qu’« un seul journaliste est censé avoir rédigé ou vérifié plus d’une dizaine d’articles ou de tribunes par jours ouvrables ». Impossible matériellement « de vérifier la véracité des tribunes des contributeurs bénévoles, la qualité des signataires et de faire la moindre recherche ».

Particulièrement détaillée, la décision évacue d’autres critiques, notamment sur le terrain contractuel, du règlement européen Platform-to-Business, de la loi sur la confiance dans l’économie numérique relative à la responsabilité des hébergeurs comme YouTube.

Le titre de presse invoquait tout autant une violation du droit de la consommation, mais le tribunal n’a pas compris « en quelle qualité France Soir invoque une disposition légale édictée dans l’intérêt exclusif des consommateurs ».

Bref, toutes ses demandes ont été rejetées. France Soir a été condamné à verser 10 000 euros à Google LLC, plus 10 000 autres à Google France, ainsi que 50 000 euros à Google Ireland Limited, au titre des frais en justice. Contacté, son avocat nous indique être « en train d’analyser le jugement avec mon client et France Soir fera un communiqué de presse à ce sujet. »

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