La France n’a pas encore gagné « la guerre des interfaces ». Si Paris pensait pouvoir mettre en avant les chaines et radios publiques sur les télécommandes, les TV, les enceintes connectées, les magasins d’applications ou l’IPTV des fournisseurs d’accès, c’était sans compter les critiques adressées par la Commission européenne et l'univers de l'IT.
Depuis la directive de 2018 sur les « services de média audiovisuel » (ou SMA), chaque État membre a la possibilité de « prendre des mesures afin d'assurer une visibilité appropriée pour les services de médias audiovisuels d'intérêt général ». C'est ce que prévoit l'article 7 Bis.
Le texte n’est pas plus bavard, mais la France a déduit de ces quelques mots la possibilité de faire sortir du lot les chaînes et radios publiques dans les interfaces utilisateurs. L’article 20-7 de la loi ARCOM d’octobre 2021 a concrétisé ce coup de projecteur sur les offres publiques, aussi bien sur les télécommandes, les TV, les enceintes connectées, les magasins d’applications que l’IPTV des fournisseurs d’accès.
Le texte identifie l'ensemble des services d'intérêt général, en offrant à l'Arcom le soin d'inclure d'autres services de communication audiovisuelle, selon « leur contribution au caractère pluraliste des courants et pensée [sic] et d'opinion et à la diversité culturelle ».
L'affaire était pliée, ou presque. En février 2022, un premier projet de décret avait fixé le seuil de déclenchement de cette obligation de mise en avant à 200 000 « interfaces utilisateur » commercialisées ou mises à disposition sur les services de communication audiovisuelle.
Le gouvernement l’avait abaissé en avril 2022 à 150 000 interfaces dans une nouvelle version adressée à la Commission européenne. Une telle procédure de « notification » doit en effet être suivie dès lors qu’un État membre envisage d’encadrer le commerce électronique.
Ce nouveau seuil, avançait Paris aux oreilles bruxelloises, « doit permettre d'atteindre l'objectif consistant à appréhender les principaux acteurs des marchés des télévisions connectées, des enceintes connectées et des offres dites IPTV fournies par les fournisseurs d’accès à internet ».
Pour être plus complet, un second seuil de déclenchement a été établi à 3 millions de visiteurs uniques par mois, s’agissant des services « over the top » et les magasins d’applications.
Cependant, ce régime n'a pas vraiment convaincu le secteur, qu'il soit économique ou règlementaire.
Les critiques du secteur IT
L’Alliance Française des Industries du Numérique (AFNUM), qui comprend parmi ses membres Amazon, Apple, Google, Microsoft, ou encore Samsung, a dénoncé une surtransposition de la directive SMA.
Le secteur IT pointe même un risque d’« atteinte disproportionnée à la libre circulation des produits au sein de l’Union européenne ». Dans la besace de ses reproches, l’Alliance dégomme « des notions obscures et faiblement définies, comme celle "d’interface utilisateur" », dont on ne trouve aucune définition dans le texte européen.
« La directive SMA vise à créer un marché unique des services de médias audiovisuels, sans avoir vocation à régir les activités économiques qui ne relèvent pas de cette catégorie. Or l’article 20-7 vise les magasins d’application, les enceintes connectées, et les services de radio, alors même que ces derniers ne sont nullement couverts par la directive SMA ». Ambiance.
Sur un terrain économique, elle voit d’un mauvais œil la nécessité d'adapter des pans entiers du monde du logiciel et du matériel afin de satisfaire les exigences franco-françaises. « De telles adaptations, du fait de leur coût de mise en œuvre, viendront perturber à la fois les équilibres économiques et la liberté d’entreprendre des acteurs concernés ».
Bien plus, elle craint un risque de traitement discriminatoire « envers les services audiovisuels moins largement adoptés, et notamment certains services paneuropéens ou en langue étrangère, qui ne pourront bénéficier de la qualification de "service d’intérêt général en France" ». Une « barrière à l’entrée », une épine dans le pied de la diversité culturelle.
Même plume acidulée chez DigitalEurope. À la lecture de cette réglementation française, la « voix » européenne des professionnels du numérique anticipe une fragmentation du marché intérieur, à rebours de l’objectif poursuivi à la directive SMA, sans compter des charges opérationnelles bien trop lourdes pour les économies transfrontalières.
Contraindre les fournisseurs d’adapter les interfaces utilisateurs au climat de chaque État membre n’est donc pas davantage jugé opportun par DigitalEurope qui préfèrerait une solution harmonisée à l’échelle de l’UE, avec une application uniforme et proportionnée.
La France épinglée aussi par la Commission européenne
Ces remarques n’ont pas été vaines puisque la Commission européenne elle-même a adressé des « observations » aux autorités françaises voilà quelques semaines.
Contrairement à l’« avis circonstancié », un tel véhicule juridique n’a pas pour effet de bloquer le processus réglementaire français. Des critiques acerbes se nichent malgré tout dans le document adressé à la France. Critiques qui pèseront au besoin devant la Cour de justice de l’Union européenne.
À la lecture de ses observations, se confirme que les obligations françaises de mises en avant vont s’appliquer à l’ensemble des fournisseurs d’interfaces utilisateurs, y compris ceux non établis sur le territoire français.
La France a justifié sa réforme par la défense du pluralisme des médias et la diversité culturelle… mais sans vraiment convaincre la Commission. Et pour cause, elle est susceptible de « constituer une restriction injustifiée à la libre prestation de services ».
L'institution bruxelloise craint en particulier une incompatibilité avec plusieurs dispositions de la directive de 2000 sur le commerce électronique. Celle-ci interdit par principe à un État membre de réguler des acteurs au-delà de ses frontières. Certes, il y a bien des dérogations particulières, mais Paris n’a pas été très persuasif pour en justifier le bénéfice.
Derrière l'interface, une surveillance généralisée ?
Pire encore, le texte français pourrait violer l’article 15 de cette même directive, lequel interdit cette fois à un État de soumettre un prestataire à une obligation de surveillance généralisée.
Explication : « on ne voit pas clairement comment les fournisseurs d’interfaces utilisateurs doivent déterminer si les services (…) jugés d’intérêt général sont présents dans leur offre, sinon (…) en surveillant le contenu disponible sur leurs services ».
Et comme aucun service n’est statique, ces mêmes acteurs « seraient tenus d’effectuer de tels contrôles en permanence pour vérifier s’ils fournissent un service, ou une partie de service, identifié comme service d’intérêt général et pour veiller à ce qu’une visibilité appropriée lui soit donnée ».
En clair, les fournisseurs d’interface pourraient être contraints de surveiller l’ensemble des flux, pour vérifier d’un, si un service d’intérêt général passe dans le tuyau et de deux, en assurer la mise en avant s'il relève des chaînes et radios publiques françaises ou des services élus par l'ARCOM.
La Commission termine sa missive en invitant chaudement la France à prendre en compte ses remarques et lui adresser le cas échéant une nouvelle copie de son texte.