La police peut-elle encore accéder aux données de connexion ?

« L'Europe, quel numéro de téléphone ? »
Droit 6 min
La police peut-elle encore accéder aux données de connexion ?
Crédits : sarayut/iStock

La Cour de cassation a rendu le 12 juillet plusieurs arrêts importants sur l’accès aux données de connexion dans les enquêtes menées par le parquet, en flagrance ou enquête préliminaire. Elle a aligné le droit français sur les arrêts de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE). Des décisions qui mécontentent fortement magistrats du parquet et policiers, et qui risquent de bouleverser notre procédure pénale. Explications.

En rendant ses quatre décisions le 12 juillet dernier, la Cour de cassation savait qu’elle allait jeter un important pavé dans la mare. Fait rare, elle a joint une longue note explicative pour justifier sa décision.

Résumé de l’affaire : la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé dans son arrêt La Quadrature du Net, que les États membres de l’UE ne pouvaient imposer aux opérateurs de communications électroniques, fournisseurs d’accès à internet et hébergeurs, une « conservation généralisée et indifférenciée de l’ensemble des données de trafic et de localisation ».

La conservation ne peut avoir lieu qu’en cas de menace grave et actuelle pour la sécurité nationale. Pour les seuils de gravité inférieure, le périmètre de la conservation dépend des données concernées (voir tableau ci-dessous). S'agissant de l’accès aux données destinées à élucider des infractions, il faut deux critères : que l’infraction relève de la « criminalité grave » et que l’accès aux données soit autorisé par une juridiction ou une entité administrative indépendante. Dans ce cas, il peut être demandé une conservation ciblée pour une période temporellement limitée au strict nécessaire. 

cour de cassation données connexion fadettesLes exigences de la CJUE en matière de conservation des données, Crédits : Cour de cassation

Comment sauver les enquêtes en cours ? 

Dans les quatre décisions rendues le 12 juillet, la Cour de cassation a fait le choix d’appliquer le droit européen. Pour autoriser un accès aux fadettes, la Cour de cassation demande plusieurs choses.

Il faut qu’il s’agisse de « criminalité grave ». Qu'il soit autorisé par un juge d’instruction ou, pour les enquêtes préliminaires et de flagrant délit, par un tiers indépendant. Enfin, que la décision motive en quoi les réquisitions sont nécessaires et proportionnées.

La Cour a donc remis en cause la possibilité pour un magistrat du parquet de demander ces fadettes. En effet, nos procureurs dirigent l'enquête et peuvent ensuite décider des poursuites. Ils ne sont donc pas impartiaux, ce qui est un problème plus important que leur indépendance. À l’inverse, les juges d’instruction ne sont pas des parties à la procédure et ont le statut de juridiction : ils peuvent donc demander des fadettes.

Mais, pour sauver les enquêtes en cours, la Cour de cassation a prévu une clause particulière : pour qu’une personne invalide une procédure, il faut qu’elle ait démontré que cette surveillance a porté atteinte à sa vie privée. Ainsi, elle a rejeté l’un des pourvois, dans une affaire où le requérant n’était pas l’utilisateur des lignes identifiées et n’avait pas établi d’atteinte à sa vie privée. Ça a beau ne pas être autorisé, ce n’est interdit que dans certains cas. Une décision bancale...

1,5 million de fadettes orphelines

Ce qui est menacé, ce sont les enquêtes préliminaires et en flagrant délit, conduites par le parquet. Or, il s’agit aujourd’hui de l’essentiel des affaires tranchées par la justice. Si la Cour de cassation a trouvé une solution de court terme, les conséquences seront importantes. D’abord, parce que la téléphonie est aujourd’hui présente dans de très nombreuses enquêtes, y compris pour des faits de faible gravité.

Selon les chiffres que nous avait fournis l’an dernier le ministère de la Justice (il communique très peu sur le sujet), il y avait eu en 2019, 2,5 millions de réquisitions de données de connexion ou d’identification demandées par la justice. Le ministère comptabilisait 1,5 million de demandes de factures détaillées (fadettes) téléphoniques, dont 466 000 données de connexion géolocalisées, qui permettent de retracer le parcours d’un individu. Cela montre le degré d’accoutumance des enquêteurs à la téléphonie.

La Conférence nationale des procureurs de la République a ainsi publié un communiqué alarmiste dès le 15 juillet : « La téléphonie est aujourd’hui un facteur central dans l’élucidation des affaires ». Sans remettre en cause les décisions de la CJUE et de la Cour de cassation, la conférence veut appeler « l’attention de nos concitoyens sur les conséquences de décisions qui ont une incidence directe » sur la capacité des magistrats et des enquêteurs à exercer leurs missions.

Plus brut, le SCPN, un syndicat de commissaires de police, est allé dans le même sens et parle d’un « tournant très grave ». « L’enquête, au lieu d’être simplifiée, est gravement amputée. Les gagnants sont les criminels. Les perdants sont nos concitoyens, les victimes, et les policiers enquêteurs qui se trouvent une fois de plus privés de techniques indispensables ».

Dans les faits, face à l’incertitude de la notion de « criminalité grave », qui fait actuellement l’objet de questions spécifiques à la CJUE, des parquets demandent déjà aux enquêteurs de lever le pied sur les fadettes pour les délits mineurs, notamment les atteintes aux biens. La téléphonie risque de se raréfier dans certaines enquêtes.

Une nouvelle rustine législative ?

D’autres voix sont moins alarmistes et rappellent que la plupart des pays voisins sont en conformité avec les décisions de la CJUE, sans être pour autant des paradis pour délinquants. Autre point, la CJUE interdit d’utiliser pour d’autres objectifs les données conservées à des fins de sécurité nationale. Pour la Cour de cassation, la conservation rapide prévue par la CJUE semble pouvoir permettre de piocher dans le stock des données conservées. Pour Me Alexandre Archambault la cour prend au passage « quelques libertés avec les jalons posés par la CJUE ».

Reste que prévoir un contrôle indépendant de chaque demande d’accès aux fadettes aura un coût humain. La CJUE demande soit de passer par une autorité administrative indépendante (du type de la CNCTR qui intervient sur les demandes de surveillance administrative) soit par un magistrat indépendant.

Ce dernier existe en droit français : le juge des libertés et de la détention (JLD), créé il y a 20 ans pour que le juge qui instruit ne soit pas le même que celui qui décide d’une détention provisoire. Progressivement le JLD suit de plus en plus d’actes d’enquête, voire même des décisions administratives.

Demander au JLD de suivre toutes les demandes d’accès aux fadettes nécessiterait d'en augmenter fortement les effectifs, au moment même où tout le monde constate qu’il manque des magistrats. Les ministères de la Justice et de l’Intérieur sont en train de digérer la décision de la Cour de cassation et de voir quels seraient les correctifs possibles : l’objectif est de respecter le droit européen en impactant le moins possible les enquêtes et les moyens.

Différentes voies sont actuellement étudiées, y compris celle de l’autorité administrative indépendante (ce qui serait curieux dans un processus judiciaire). Une nouvelle loi, la LOPMI, poussée par Gérald Darmanin, pourrait être l’occasion de réformer le droit des fadettes. Elle devrait être étudiée cet hiver. D’autres voix poussent à une réforme du droit européen, voie toujours très lente. Aura-t-on enfin une loi française conforme au droit européen ?

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