La Cour de cassation vient de préciser la jurisprudence française s’agissant de la responsabilité d’un moteur de recherche pour les suggestions qu’il peut proposer à ses utilisateurs. Dans un arrêt rendu hier, la plus haute juridiction judiciaire a en effet considéré que Google ne pouvait pas être tenu pour responsable des mots proposés d'après un algorithme construit par ses soins. Explications.
L’affaire remonte à 2010. La société Lyonnaise de garantie constate que lorsqu’on commence à taper « Lyonnaise de g » dans Google, le célèbre moteur de recherche affiche alors au troisième rang de ses suggestions : « lyonnaise de garantie escroc ». La fonction de saisie semi-automatique de Google, censée aider l’utilisateur à trouver des mots proches de ceux qu’il recherche, n’est pas du goût de l’entreprise, qui considère cette apposition du mot « escroc » comme une atteinte intolérable et manifestement illicite à sa réputation. Alors que la firme de Mountain View refuse d’accéder aux demandes de retrait de cette suggestion, la Lyonnaise de garantie décide de traîner le géant de l’internet devant les tribunaux pour injures publiques.
Au travers d’un arrêt rendu le 14 décembre 2011 (et disponible sur Legalis), la cour d’appel de Paris a considéré que la responsabilité de Google devait être engagée, en tant que directeur de la publication. La firme de Mountain view perdait ainsi son procès d’appel et se voyait condamnée aux mêmes peines qu’en première instance : retrait de l’expression « lyonnaise de garantie escroc » de ses suggestions dans un délai d’un mois, sous une astreinte quotidienne de 2 500 euros par jour de retard et par site (google.fr ; google.ca ; etc.) ; un euro de dommages et intérêts ; 5 000 euros de frais de justice. Les magistrats de la cour d’appel ont au passage augmenté l’addition des frais de justice de 10 000 euros supplémentaires.
La cour d’appel de Paris a violé le droit selon la Cour de cassation
Sauf que Google a souhaité contester l’application du droit par les juges du fond devant la Cour de cassation. Dans un arrêt rendu hier et repéré par le juriste Cédric Manara, les magistrats ont d’ailleurs donné gain de cause au moteur de recherche. Ils ont en effet estimé que la cour d’appel de Paris avait fait fausse route dans son interprétation des articles 29 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 (relatifs à la diffamation et à l’injure).
Pour justifier leur décision, les juges ont fait valoir que « la fonctionnalité aboutissant au rapprochement critiqué [Google Suggest, ndlr] est le fruit d’un processus purement automatique dans son fonctionnement et aléatoire dans ses résultats, de sorte que l’affichage des « mots clés » qui en résulte est exclusif de toute volonté de l’exploitant du moteur de recherche d’émettre les propos en cause ou de leur conférer une signification autonome au-delà de leur simple juxtaposition et de leur seule fonction d’aide à la recherche ». Autrement dit, la saisie semi-automatique de Google fonctionnant uniquement à partir d’algorithmes, il n’est pas possible d’en déduire que la responsabilité du géant de l’internet puisse être engagée dans cette affaire. Sans volonté de l’exploitant du moteur de recherche de faire apparaître le terme « escroc » après « Lyonnaise de garantie », Google n’est pas condamnable, retient ainsi la Cour de cassation.
Le jugement de la cour d’appel de Paris a donc été cassé et annulé. L’affaire devra à nouveau être examinée, mais cette fois par la cour d’appel de Versailles, laquelle devrait prendre en compte les principes posés hier par les magistrats de la Cour de cassation.
Cette décision est très importante pour Google et dans une plus large mesure pour les autres moteurs de recherche proposant eux aussi à leurs utilisateurs des espaces de saisie semi-automatique. Les solutions retenues par les juges du fond dans ce type litige ont pu osciller dans le passé, considérant parfois que le terme « escroc » ne pouvait pas être accolé, d’autres fois que le terme « arnaque » pouvait l’être...
Un arrêt qui empêche à priori toute revendication contre Google Suggest
Contacté, le juriste Cédric Manara nous confirme « l’importance » de cet arrêt : « La Cour de cassation dit bien que le fonctionnement d’un outil tel que Suggest est finalement fonction des usages des internautes et qu’une fois que l’outil est dans la nature, Google n’est pas responsable de la façon dont les résultats sont produits par la mise en œuvre de sa technologie ». Autrement dit, « l’apparition automatique des résultats ne peut être imputée à Google ».
D’autant que cette décision va faire selon lui jurisprudence à la fois sur le plan de la responsabilité civile de droit commun et sur celui du régime dérogatoire du droit de la presse. « Faute de pêché originel, d’intention, de pouvoir caractériser la volonté de nuire, qu’on soit en matière pénale ou civile, a priori l’arrêt empêche désormais toute revendication contre le moteur à raison du fonctionnement de son outil ». Pourquoi ? Même si l’arrêt d’hier est pris sur le fondement de la loi de 1881, « dans tous les cas il faut une faute, une intention, quelque chose qui émane de la personne à qui on veut faire porter le chapeau ». Or ici, précisément, la cour dit que la faute ne peut pas être imputée à Google pour les effets de bords de sa technologie.
L’intéressé y voit de plus une position avant-gardiste des juridictions françaises par rapport à d’autres pays, mais également un signe fort envers les innovateurs. « Le fait que la Cour de cassation dise qu’il n’y a pas de déterminisme technologique permet aux créateurs de nouvelles applications ou de nouveaux outils de voir que des juges acceptent qu’on puisse ne pas avoir le contrôle entier de la façon dont un outil fonctionne, en particulier du fait qu’il ne fait que refléter des usages populaires ou des requêtes régulières » explique Cédric Manara.
Google peut désormais se frotter les mains : l’argument retenu hier par la Cour de cassation est celui brandi de longue date par l'entreprise. Aujourd’hui encore, on peut lire sur ses pages explicatives que « les prédictions de la saisie semi-automatique sont déterminées par le biais d'un algorithme en fonction d'un certain nombre de facteurs, dont la popularité des termes de recherche, sans intervention humaine ». La firme de Mountain View précise néanmoins qu’elle applique dans le même temps « des règles strictes s'agissant des contenus pornographiques, violents ou incitant à la haine, et des termes fréquemment utilisés pour rechercher des contenus portant atteinte à des droits d'auteur ». Au-delà de certaines justifications juridiques ou légales, Google peut parfois prendre les devants suite aux pressions de certaines organisations. Ce fut par exemple le cas en France avec l’Union des étudiants juifs de France (UEJF), qui a finalement obtenu le retrait de la suggestion « juif » après le nom de certaines personnalités. Le tout sans avoir à passer devant la case justice (voir notre article).
On précisera au final que les ayants droit avaient eux réussi à purger Google Suggest via un article introduit par la loi Hadopi (336-2 CPI).