Financement des réseaux télécoms, neutralité du Net… avis de tempête en Europe

Il est fibre, max
Internet 11 min
Financement des réseaux télécoms, neutralité du Net… avis de tempête en Europe
Crédits : altmodern/iStock

Faire payer des fournisseurs de services comme YouTube « qui sur-sollicitent le réseau » ? Le sujet revient sur la scène. Défendue par le lobbying des opérateurs télécoms, mais aussi une partie de la classe politique jusqu’au sommet de la Commission européenne, l'idée est contestée sur fond d’atteinte à la neutralité du Net. Revue des forces en présence.

Lundi, l’association ETNO (European Telecommunications Network Operators) publiait un billet décrivant, à ses yeux, « les avantages d’un équilibre plus équitable entre les géants de la technologie et les opérateurs télécoms ». Le lobby des opérateurs télécoms constate, sans mal, que la consommation des données explose année après année.

Selon elle, pas de doute : « la majeure partie de la croissance du trafic au cours de la dernière décennie provient d’un petit nombre de fournisseurs de services Over-The-Top (OTT), avec peu ou pas de contribution économique au développement des réseaux de télécommunications nationaux »

Ces services représenteraient « désormais plus de 55 % de l'ensemble du trafic », avec des coûts non neutres, puisque « pouvant atteindre 36 à 40 milliards d'euros par an pour les opérateurs de télécommunications de l'UE ». La grosse majorité – 28 à 30 milliards – pour les réseaux mobiles, les 8 à 10 milliards restants sur les réseaux fixes.

Retour d'une idée récurrente

Or, toujours selon l’ETNO, « les opérateurs de réseaux télécoms ne sont pas en mesure de négocier des conditions commerciales équitables pour l'utilisation toujours croissante de leurs réseaux par les principaux OTT : leurs offres sont désormais indispensables aux utilisateurs ; leur domination du marché est de plus en plus ancrée ; et il n'y a pas de mécanismes économiques, réglementaires ou politiques en place pour aider à rétablir des règles du jeu plus équitables ».

Pour rééquilibrer les plateaux d’une balance mal calibrée, le lobby européen (re)lance l’idée d’une mise à contribution des YouTube et autres goinfres en bande passante : « Par exemple, une contribution annuelle de 20 milliards d'euros des OTT pour le développement des infrastructures de télécommunications dans l'UE augmenterait le PIB de 72 milliards d'euros d'ici 2025, avec une hausse en parallèle pouvant atteindre jusqu’à 840 000 emplois par an ; des effets positifs à la fois sur l'expérience utilisateur et sur les niveaux d'innovation ; et une forte réduction de la consommation d'énergie et des niveaux d'émission de carbone ».

Dans un bel alignement de planètes, Patrick Drahi, président d'Altice, est récemment monté au créneau  pour s'attaquer à la neutralité du Net, présentée comme une « énorme bêtise ».

Arthur Dreyfuss, président de la Fédération française des télécoms et également directeur général d’Altice Média, tenait au même moment un discours similaire en qualité de président de la FFTélécom : « Quand on emprunte une autoroute, on paie pour le trajet, l’entretien de la route et les travaux à venir. Pourquoi sur les réseaux de télécoms les fournisseurs de contenus ne paient-ils aucun péage ? ».

Un écho favorable à la Commission européenne

Du côté de la Commission européenne, Thierry Breton y est allé de son commentaire, laissant déjà entrevoir une prochaine initiative législative sur le sujet : « Une poignée d’acteurs occupent à eux seuls plus de 50 % de la bande passante mondiale. Il est temps désormais de réorganiser la juste rémunération des réseaux. Après les DSA & DMA, c’est désormais l’un des principaux chantiers de notre espace numérique ».

Analyse partagée par Margrethe Vestager, vice-présidente de la Commission : « Je pense qu’il y a une question que nous devons examiner avec beaucoup d’attention, et c’est celle de la contribution équitable aux réseaux de télécommunication », déclarait-elle lors d’une conférence de presse. « Nous voyons qu'il y a des acteurs qui génèrent beaucoup de trafic ce qui leur permet de développer leur entreprise, mais qui n'ont pas réellement contribué » aux investissements qui ont permis que ce trafic puisse justement être écoulé.

Une réflexion est donc en cours pour déterminer comment cette contribution pourrait être mise en place. Selon les Echos, une initiative législative serait prévue pour la fin de l'année. 

« Oui, mais sans surcout » pour le consommateur final 

« Qu'une partie de ceux qui consomment OTT de la bande passante finance une partie des infra ne me choquerait pas, surtout les plus gourmands. Sans surcout pour le end-consommateur ». Du côté de la majorité présidentielle, le député Éric Bothorel est loin de rejeter l'idée de faire payer une partie des investissements télécoms aux plus gourmands fournisseurs de services.

Contacté par Next INpact, l'élu LREM considère que « si la perspective de pouvoir maintenir des réseaux à faible coût pour les consommateurs passe par le fait qu’on fasse payer les OTT sans altérer la neutralité du net, ça me semble être une équation qui se regarde. C’est aussi simple que ça ».

Pour le député, qui reconnait ne pas avoir d’amendement en préparation sur le sujet, « personne ne s’énerve et s’agace du fait que Netflix et Disney financent des contenus de la création culturelle française […] Ils financent le contenu. Est-ce qu’ils ne pourraient pas financer le contenant ? Moi je ne trouverais pas ça déconnant si c’était justifié, bien évidemment à l’échelon européen ». Et si « c’est bien évidemment sans préjudice pour le consommateur final », insiste-t-il. 

Mais comment faire payer ces géants sans répercussion sur le consommateur ? Le parlementaire admet ne pas avoir de solution toute prête mais ne veut surtout pas « laisser entendre [qu’il] serait favorable que ça se traduise par une baisse du pouvoir d’achat des Français ». « Je n’ai pas dit que c’était simple », insiste-t-il. 

Sur-solliciter le réseau ? Une équation simple, une résolution compliquée

Autre difficulté : comment identifier les « acteurs qui sur-sollicitent le réseau » ? Et que veut dire cette expression, « sur-solliciter les réseaux » ?

Le diable est dans les détails d’un sujet ô combien complexe : entre un Netflix qui installe des CDN directement au cœur des datacenters des FAI français, et un Disney+ qui passe par des points de présence en Europe, l'éventail  des situations est pluriel.

Une certitude, pour Éric Bothorel, Wikipédia « ne sollicite pas les réseaux autant » que les plateformes de streaming vidéo par exemple, mais Pierre-Yves Beaudouin, administrateur de l'association Wikimedia France, marque son inquiétude : « Pour ne pas se casser la tête et prévoir tous les scénarios, même les plus irréalistes, on met Wikipédia dans la catégorie des très grandes plateformes du DSA, puis évidemment cette classification servira à autre chose, comme par exemple déterminer qui financera les réseaux télécoms ».

Le sujet des net-goinfres a déjà rythmé l’histoire ancienne notamment voilà plus de 10 ans, quand la FFTélécoms proposait, cette fois côté utilisateurs finaux, de différencier les offres d’abonnement pour pousser les plus gros consommateurs de bande passante vers des formules plus onéreuses. Un Net Premium. « Les solutions sont simples : soit plafonner le volume total consommé par mois, soit réduire le débit. Chaque opérateur fera ce qu’il veut ». 

Alors que revoilà la neutralité du Net

Même si les pistes sont encore vagues, « je pense qu’on est capable d’avoir quelque chose qui soit respectueux du principe de la neutralité du net tout en faisant payer les OTT » assure Éric Bothorel, qui répète être « un fervent défenseur de la neutralité du net ». L’idée esquissée pourrait être que le paiement des « sur consommateurs » ne génère aucun droit supplémentaire ou de différence de traitement.

Le sujet rouvre inévitablement le couvercle de la neutralité du Net. Et fait réagir d'autres de ses principaux défenseurs comme Benjamin Bayart, pour qui « il faut être naïf pour croire que Netflix ou YouTube vont payer... en échange de rien ? ». 

Dans ce thread,  il est revenu sur le thème qui lui est tout aussi cher : « Soit vous payez le réseau. Soit Netflix paye le réseau. Si c'est Netflix qui paye le réseau, c'est la fin d'un réseau libre et ouvert permettant l'accès de tous à tous les contenus. C'est *précisément* pour éviter ça que la neutralité du net est protégée ».

Pour Benjamin Bayart, « cette stratégie est un véritable suicide de la part des opérateurs, les mettant dans la main des plateformes et les rendant inutiles. Mais comme ils espèrent gagner 4 sous en faisant ça, ils y reviennent toujours ». Il veut remettre l’église au centre du village par rapport à cette étude : « Toujours la même analyse aberrante. YouTube ne pousse pas de contenu (à part la pub), mais envoie... ce que l'utilisateur a demandé. Si si. Et où que l'utilisateur prenne sa vidéo, ça a peu d'effet sur le réseau. Du coup, c'est bien normal que l'opérateur serve son client ».

Dans un autre tweet, il ajoute : « qu'on taxe un secteur industriel ne pose aucun problème. Mais pas au motif "ils utilisent le réseau, c'est leur faute" ».

À la question de la neutralité, s’ajoute aussi celle de la souveraineté, qu’Éric Bothorel ne veut pas évincer : certains grands OTT auraient largement les moyens de développer leurs propres réseaux pour concurrencer les FAI… Mais ce n’est pas forcément si simple dans la pratique. D'un côté, Google s’est essayé avec la fibre aux États-Unis avant de freiner des quatre fers, quand de l'autre, il finance aussi des câbles sous-marins.  

« Hier, on accusait les acteurs de la tech de "mettre la main" sur les réseaux en investissant lourdement en cables, fibres, CDN, data center. Aujourd'hui, on est vorace car "Ils ne financent pas". Deux salles, deux ambiances », commente Benoit Tabaka, directeur des relations institutionnelles de Google France.

Raviver de vieux rêves 

Sans surprise, le CCIA (Computer & Communications Industry Assiciation) n’est pas du tout sur la même longueur d’onde que l’ETNO : « Une étude lancée aujourd’hui par le groupe de lobbying des opérateurs de télécommunications européens tente de raviver un rêve vieux de dix ans visant à faire payer les services en ligne pour le trafic Internet, ce pour quoi leurs propres clients paient déjà de lourds frais d’abonnement ».

Pour l'Association, qui compte dans ses rangs  Facebook, Google, Twitter ou encore Amazon « les multiples tentatives de l’ETNO de faire en sorte que les services en ligne, telles que les plateformes de streaming vidéo, paient pour l’utilisation du réseau sont toujours basées sur la notion erronée que le déficit d’investissement est causé par des services qui poussent la demande d’une meilleure qualité de réseau et de vitesses plus élevées ».

Christian Borggreen, vice-président du CCIA : « les opérateurs de télécommunications veullent doubler la mise » en tentant de faire payer les gros consommateurs OTT, en plus de leurs clients. « C’est comme si les sociétés d’énergie tentent de percevoir des frais auprès des fabricants d’appareils électroniques pour la consommation des machines à laver, alors que les consommateurs sont déjà facturés pour la quantité réelle d’énergie qu’ils utilisent pour faire leur lessive ».

L'association rappelle que de telles idées « ont été poussées et rejetées encore et encore au cours de la dernière décennie, y compris par la Commission européenne ». Les propos de Vestager et Breton marqueraient dès lors un changement de doctrine. 

Le précédent Cogent/France Télécom

Pour calmer le match, Éric Bothorel espère bénéficer de « données ouvertes pour objectiver » tous les enjeux en cours.

Rappelons enfin qu’en France la question du peering payant était remontée à l’Autorité de la Concurence en 2012. L'affaire opposait Orange, Cogent et MegaUpload. La situation était certes différente de celle qui nous intéresse aujourd’hui, mais avec tout de même des points communs, au regard de la forte asymétrie du trafic entre les acteurs. Me Alexandre Archambault, qui officiait alors chez Free, rappelle que le débat avait été purgé à l'Autorité de la concurrence. 

« Dans ce dossier, l’opérateur de télécommunications américain Cogent reprochait, entre autres, à France Télécom de remettre en cause le système de "peering" […] existant entre opérateurs de transit, en demandant à être rémunérée pour l’ouverture de capacités techniques supplémentaires d’accès aux abonnés d’Orange », expliquait l’AdlC. Cogent a été débouté de sa demande et l’Autorité confirmait que France Télécom (Orange) pouvait « demander à être rémunérée pour l’ouverture de nouvelles capacités », tout en demandant à l'opérateur de « clarifier les relations tarifaires et commerciales entre son activité de fournisseur d’accès à Internet et son activité d’opérateur de transit ».

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