Le contre-espionnage ukrainien lance une application de reconnaissance faciale

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Droit 11 min
Le contre-espionnage ukrainien lance une application de reconnaissance faciale
Crédits : imaginima/iStock

L'objectif est de permettre aux autorités, mais également à tout citoyen ukrainien, de « rechercher des suspects ». Les deux start-ups qui l'ont développée ont d'ores et déjà agrégé des milliards de données en sources ouvertes sur les entreprises, notamment « ennemies », et les particuliers.

Deux start-ups ukrainiennes viennent de lancer une application de reconnaissance faciale, ТиХто (« Qui êtes-vous »), « avec le soutien » des spécialistes cyber du Service de Sécurité d'Ukraine (SBU, le service de contre-espionnage ukrainien), qui précise sur Telegram que son objectif est de « rechercher des suspects » :

« Son objectif principal est de simplifier la procédure de contrôle des suspects aux points de contrôle, dans les rues pendant le couvre-feu, à l'entrée des abris ou dans d'autres situations. »

« L'application ne contient, ne stocke ni ne transfère les données personnelles des personnes et fonctionne avec des informations provenant de registres ouverts », précise le communiqué.

Grâce à elle, il serait possible de vérifier :

  • si la photo du passeport est vraie, si le passeport est invalide et s'il est considéré comme perdu ;
  • si la personne est sur la liste des personnes recherchées ;
  • si des sanctions lui ont été imposées et si cette personne est présente dans le registre des terroristes ;
  • si la personne est inscrite sur la liste des militaires terroristes, saboteurs ou la base des Casques bleus ;
  • si la voiture de la personne est recherchée.

Sur son site web, le SBU affiche une liste de près de 250 personnes «  accusées d'avoir commis des crimes contre la sécurité nationale », mais ne fournit pas plus d'informations sur les autres bases de données utilisées, non plus que le nombre de personnes inscrites sur de telles listes noires et associés à l'application.

SBU

Le site web associé, tyhto.com, arbore comme slogan « La vérification faciale est plus facile que jamais », et comme sous-titre : « Une application d'identification simple et rapide des personnes accessible à tous ».

La procédure prendrait « 30 secondes ». Il suffirait de renseigner les données d'identité de la personne à contrôler (nom, numéro de série du passeport et date de naissance) voire de sa plaque d'immatriculation, de prendre son visage et son passeport en photo, pour savoir si « la personne est "propre" ou s'il existe des informations négatives à son sujet ».

YouControl, le développeur de l'application, précise que « le système a été spécialement conçu pour être utilisé par les autorités, la Force de défense territoriale ukrainienne et les forces armées, ainsi que la police », et que « toutes vos données sont supprimées immédiatement après l'inspection ».

Une réponse au climat de paranoïa post-invasion

« En temps de guerre, la bonne réponse à la question "ТиХто?" peut coûter une vie », précise sa description sur le Play Store (où l'application a déjà été téléchargée plus de 50 000 fois deux jours seulement après sa mise en ligne) et l'App Store (où elle est n°1 dans la catégorie Business) :

« Les saboteurs et les artilleurs sont habilement déguisés en citoyens respectueux des lois. Et une personne qui n'éveillerait pas les soupçons peut être un traître qui cache un explosif chez lui, corrige le tir ou transmet des informations à l'ennemi.
Vous pouvez maintenant savoir si vous pouvez faire confiance à la personne en face de vous. Ou si la personne peut avoir besoin d'une enquête approfondie supplémentaire par la police ou les services spéciaux.
»

Après avoir énuméré les différents services de police, militaires et de renseignement pour qui elle a été conçue, la description précise cela dit que « cependant, tout le monde peut l'utiliser » :

« Par exemple, lors de la vérification du propriétaire ou du locataire. Même les nouveaux voisins peuvent être testés. »

L'afflux massif de réfugiés aux débuts de l'invasion de l'Ukraine par l'armée russe avait en effet instauré un climat de méfiance généralisée, voire de paranoïa, de peur que des saboteurs ne se fassent passer pour des réfugiés.

Les habitants de Kiyv avaient alors pris pour habitude de demander aux personnes suspectes où se trouve l'agence la plus proche d'une certaine « Monobank » (qui n'a, précisément, plus d'agence), de chanter un tube 100 % ukrainien, ou encore de prononcer le mot « palyanytsa », rapportait l'AFP :

« Une voyelle trop appuyée et c’est fini. En russe, c’est une fraise. En ukrainien, c’est le pain traditionnel connu de tous. »

Une capture d'écran montre que le « résultat rapide » permet de savoir si « tout va bien ou pas », affichant « Gloire à l'Ukraine » si aucune information négative n'est trouvée, si le passeport a été déclaré perdu ou volé, si la personne est fichée comme criminelle ou terroristes, et même s'il disposerait d'un « profil sur les réseaux sociaux avec des sentiments séparatistes »... sans que l'on sache comment l'application procéderait pour parvenir à une analyse.

SBUSBU

« Si le facteur de risque a fonctionné, ce n'est pas une preuve que vous êtes un criminel, c'est un signal pour que la police ou d'autres services fassent attention et mènent une enquête plus approfondie et détaillée », précise la présentation.

Détail troublant : la capture d'écran montrant l'interface d'enrôlement affiche Stepan Andriïovytch Bandera, et le 1er janvier 1909 comme date de naissance, correspondant à l'homme politique et idéologue nationaliste ukrainien assassiné par les services secrets soviétiques, considéré par certains comme un héros national martyr de l'indépendance, par d'autres comme un collaborateur des nazis.

« Couvrir tous les aspects de la vie d'une personne »

YouControl se présente comme un « service en ligne de vérification des entreprises » reposant sur 8 outils d'analyse, 180 sources officielles et les profils de 4 millions d'entreprises, qui serait utilisé par 94 % des banques ukrainiennes afin de vérifier leur réputation, si elles ont été accusées de corruption ou feraient l'objet de sanctions.

YouControl propose également un outil de contrôle et de gestion des risques en relation avec les particuliers à destination des banques, avocats, services RH ou de sécurité, agents immobiliers, etc. :

« Le suivi des individus vous permet de suivre les principaux changements qui peuvent survenir dans la vie d'une personne et qui peuvent affecter les risques financiers et de réputation d'une coopération ultérieure. La surveillance YouControl People suit désormais les changements dans les catégories de données suivantes :

    • Entreprises liées et particuliers
    • Poursuites et corruption
    • Propriété (véhicules et immobilier)
    • Débiteur (procédure d'exécution)
    • Inspection du ministère de l'Intérieur, du Service de sécurité de l'Ukraine et des sanctions du Conseil national de sécurité et de défense
    • Vérification du passeport »

Fin 2020, il avait lancé un nouveau service contenant « des informations détaillées sur l'activité, le passé, les risques et même les perspectives d'interaction avec une personne », basé sur l'analyse des réseaux sociaux et autres sources ouvertes :

« Les outils développés par les experts de l'entreprise permettent de couvrir tous les aspects de la vie et de la réputation d'une personne : cercle de relations, participation à des groupes et organisations, propriété, informations sur les proches. »

​YouControl

« La liste des sociétés avec une "empreinte ennemie" »

Le 24 mars, YouControl annonçait avoir agrégé « la liste la plus complète des sociétés ukrainiennes actives avec une "empreinte ennemie" avec les envahisseurs », et l'avoir intégrée à sa base de données.

Y figurent 17 000 entreprises ukrainiennes actives « comptant au moins un citoyen ou résident de la Fédération de Russie ou de la Biélorussie parmi leurs propriétaires, fondateurs ou bénéficiaires finaux ».

YouControl annonçait également, en parallèle, avoir lancé avec le ministère de la Défense une « plate-forme d'assistance rapide aux forces armées ukrainiennes », people4ua.com, afin de « fédérer et coordonner les actions de tous les volontaires œuvrant pour répondre aux besoins des Armées et de la Défense Territoriale ».

Les volontaires sont invités à y enregistrer l'aide qu'ils sont prêts à fournir, où, pendant combien de temps, et à s'(y inscrire via id.gov.ua, le système d'identification électronique intégré ukrainien, de sorte de vérifier leurs identités et de « prévenir les risques de fraude et de sabotage » :

« Malheureusement, les escrocs sont également devenus plus actifs pendant la guerre. Pour éviter les fraudes et les contrefaçons, l'entrée sur la plateforme n'intervient qu'après identification et vérification des volontaires. Les modérateurs de la plateforme du ministère de la Défense se réservent le droit, sans explication, de refuser l'inscription sur la plateforme à toute personne non vérifiée. »

La plate-forme a été développée avec l'aide du Fonds KOLO « pour un soutien rapide à l'armée ukrainienne » créé par un groupe de cadres supérieurs de l'industrie informatique pour acheter et livrer drones, caméras thermiques, téléphones satellites, casques et gilets pare-balles et autres équipements « dans des lieux infernaux ».

​SBU

Le 30 mars, YouControl annonçait le lancement de ruassets.com, « un outil international de vérification des liens entre les personnes morales et les personnes physiques possédant des actifs russes et biélorusses ».

Contenant « la liste la plus complète des personnalités publiques nationales russes et biélorusses, kazakhes et ukrainiennes provenant de plus de 100 sources », il vérifie les personnes morales et physiques par rapport à plus de 50 listes de sanctions internationales, et « permet d'identifier même les liens les plus cachés des entreprises et des particuliers avec les pays agresseurs », jusqu'aux « 3e et 4e niveaux » :

« Si une personne est en contact même indirect par l'intermédiaire de parents, de travail, de pouvoirs officiels, l'outil montrera la connexion comme un facteur de risque possible. »

 

Soutenu par l'Agence Nationale de Prévention de la Corruption, le service serait « approuvé » par de nombreuses entreprises (de Michelin à Forbes en passant par l'ONG OCCRP de lutte contre la corruption dans les pays de l'Est, le collectif d'enquêteurs OSINT bellingcat ou le Global Investigative Journalism Network, et serait « gratuit pour les journalistes et les autorités ukrainiennes ».

2 milliards de profils, 87 milliards de « likes »

Artellence, qui a travaillé avec YouControl au développement de l'application, se présente de son côté comme une entreprise utilisant l'intelligence artificielle et le machine learning pour « prendre des décisions commerciales avec une précision mathématique basée sur l'analyse de données volumineuses à partir de sources ouvertes » :

« Nous avons créé le produit BigDataCredit utilisé par plus de 50% de toutes les institutions financières ukrainiennes. Nous avons créé une micro-segmentation de la population ukrainienne et véhiculé des messages précisément lors des dernières campagnes électorales présidentielles et législatives. Nous avons mis en œuvre un certain nombre de projets retentissants en collaboration avec des ONG et les médias. »

Sa base de données BigDataPeople disposerait en outre des « informations que l'internet connaît sur une personne, rassemblées en un seul endroit, nettoyées et structurées, disponibles instantanément ».

Elle serait utilisée par des banques, services de sécurité, spécialistes RH, e-commerces, services en ligne et organismes de recherche de sorte de lutter contre la fraude, ou dans le cadre de processus d'embauches.

BigDataAnalytics permettrait quant à lui de « fournir des informations stratégiques sur le comportement et les préférences d'un public cible particulier ou de la population du pays dans son ensemble ».

Utilisée par des partis politiques, agences gouvernementales et grandes entreprises, elle permettrait d'aider « à "voir" et à "comprendre" le public cible, ses segments et la vie de chaque segment », afin de « construire une communication avec votre public à un niveau entièrement nouveau et personnalisé ».

Artellence se targue d'avoir analysé près de 3 milliards d'articles, 5,7 milliards de commentaires, près de 2 milliards de profils, 87 milliards de réactions et de « likes ».

SBU

tyhto.com ne fournit pas de détails techniques sur son application, et ne permet donc pas de savoir s'il a eu recours au logiciel de la société américaine de reconnaissance faciale ClearView, qui a offert ses services aux autorités ukrainiennes.

Le New York Times avait révélé la semaine passée que plus de 200 utilisateurs de 5 agences gouvernementales ukrainiennes s'en servaient pour identifier des prisonniers de guerre, soldats morts et réfugiés.

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