Jeudi, la cour d’appel de Paris a entendu les plaidoiries des parties. D’un côté, les associations e-Enfance et la Voix de l’Enfant. De l’autre, les principaux FAI français. L’enjeu ? Le blocage des principaux sites pornographiques, dont YouPorn et PornHub. Compte rendu d’audience, avant la décision rendue le 19 mai. Avec une proposition inédite du ministère public.
Ce 31 mars, 15h30, rendez-vous était donné dans la petite salle Muraire de la cour d’appel de Paris. Les magistrats entendaient les deux associations de protection de l’enfance revenues à la charge pour espérer le blocage de PornHub, mrSexe, iciPorno, Tukif, Xnxx, xHamster, xVideos, YouPorn et RedTube chez les plus gros FAI français, Orange, Free, Bouygues, SFR et Colt Technologies.
À l’audience, l’avocat d’e-Enfance et de la Voix de l’enfant a insisté sur l’urgence et la nécessité du blocage de ces neuf sites entre les mains des FAI, toujours en l’absence des éditeurs des sites concernés.
« L’exposition de la pornographie aux mineurs est une réalité » a insisté Me Laurent Bayon. Et celui-ci d’adresser des coups de boutoir à destination des FAI : « ils se font défenseurs du droit des éditeurs de sites pornographiques ». Ces intermédiaires « se prévalent d’un principe qui est le leur, la neutralité du Net. On voit qu’à travers, ils franchissent la ligne jaune dans le sens où il n'y a plus de neutralité et ils assurent la défense de l’accessibilité aux mineurs des sites pornographiques ».
Grondements dans les rangs des avocats, où Me Alexandre Limbour, qui défend Orange, a rappelé que les FAI travaillent de longue date pour protéger les enfants en ligne, que ce soit avec des solutions de contrôle parental, avec la plateforme gouvernementale JeProtegeMonEnfant ou les outils de signalement. Et celui-ci de contester vigoureusement être un défenseur des intérêts des éditeurs de sites pornographiques.
Le ministère public, s’adressant à la cour d’appel : « la réponse que vous apporterez aura une incidence sur tous ces mineurs qui, par un simple clic, peuvent avoir accès à des sites pornographiques ». Et pour cause, c’est la première fois que la justice aura à trancher la question de l’accès à ces sites dans le cadre de la nouvelle législation. « Les mineurs reproduisent ce qu’ils voient sur ces sites, ils se construisent dans leur vie intime à partir de visions totalement inadaptées », assure-t-il.
L’expertise réclamée par le ministère public, décriée par les FAI
La procureure général, aux propos pas toujours compréhensibles, a insisté pour qu’une expertise soit menée aux frais des fournisseurs d’accès afin qu’un collège d’experts indique précisément à la Cour les mesures de blocage qui incomberont aux fournisseurs d’accès. « J’ai senti dans la première décision un certain flottement de l’excellent juriste qu’est Fabrice Vert », le premier vice-président au tribunal judiciaire de Paris qui avait rendu l’ordonnance attaquée ce jour.
« Il n’a pas su comment faire. Il évoque le problème de proportionnalité parce qu’on lui propose une sanction radicale, le tout ou rien ». Un tel avis d’un collège d’experts serait utile, selon elle, pour dire ce qu’il est possible de faire « à bref délai » pour évincer l’accès des mineurs aux sites en question, tout en laissant passer les majeurs. « Ces experts vont nous le dire, le prescrire, donner exactement la façon, le mode opératoire. Ça c’est important ».
Cette mesure serait « aux frais des fournisseurs d’accès, car c’est quand même eux qui permettent l’accès des mineurs ». Notons que les fournisseurs d’électricité n’ont pas été mis dans la cause, pas plus que les fabricants de claviers, souris ou PC.
« Cela n'a jamais été plaidé en 20 ans ! »
« Je n’ai absolument pas saisi du tout les propos du Parquet. Je le dis avec beaucoup de respect » a réagi l’avocat d’Orange qui, pédagogiquement, a souligné que les FAI n’ont pas de difficulté à bloquer des sites dès lors qu’une décision judiciaire l’impose. Et « nous exécutons plusieurs dizaines de décisions par an ». « Nous ne sommes donc pas arcboutés contre le blocage des sites, mais si nous bloquons tous le site, nous le bloquons à l’attention de tous nos internautes » a-t-il insisté.
Tout aussi patiemment, il a expliqué à la procureure que le clic « Oui, j’ai plus de 18 ans » relève de la seule responsabilité des éditeurs, pas des FAI. « Ai-je besoin, 18 ans après publication de la LCEN, de rappeler ce qu’est l’office du fournisseur d’accès ? Je donne l’accès à Internet ! ».
« Je suis un FAI, je ne peux donc pas surveiller le cercle familial tous les jours de mes abonnés », afin de s’assurer en temps réel que telle personne est majeure, telle autre non... D'autant que la LCEN interdit de soumettre les FAI, comme les hébergeurs, à une obligation générale de surveiller les informations qu'elles transmettent ou stockent, comme on ne peut les contraindre de rechercher activement des faits révélant des activités illicites.
« Et on vient plaider aujourd’hui qu’il faudrait mener une expertise qui aurait pour vocation de voir si les FAI pourraient examiner la majorité des internautes qui se connectent à Internet ? Sincèrement, les bras m’en tombent. Cela n'a jamais été plaidé en 20 ans ! »
Si on veut lutter contre les contenus illicites, « alors visez l’éditeur ! ». Le doigt sur les mentions légales de l’ensemble des sites X épinglés, tous les avocats présents ont insisté : les sociétés derrière l’ensemble des sites visés ont pignon sur rue. Il suffit donc de prendre soin de les contacter, avant de mobiliser les FAI.
Pour Me Yves Coursin, avocat de Free, même stupeur. « Ce que je comprends c’est que le parquet souhaiterait que ce soit aux fournisseurs d’accès de mettre en œuvre le contrôle de la majorité pour accéder à un site pornographique. Les experts devraient imaginer quelle mesure technique les FAI pourraient mettre en œuvre. Ce n’est pas acceptable ! C’est reporter ce travail et la responsabilité sur les FAI dont ce n’est pas le rôle ! Celui qui est responsable du contrôle de majorité, c’est l’exploitant du site ! »
« Cette demande n’a pas beaucoup de sens aujourd’hui », a embrayé Me Pierre-Olivier Chartier, l'avocat de SFR. « Depuis des années, tous les FAI bloquent des sites sur décision judiciaire […] Il n’y a pas lieu d’ordonner une telle mesure qui ferait surement les joies d’un expert qui passerait des heures et des heures aux frais des FAI à imaginer des systèmes diaboliques pour qu’un fournisseur puisse vérifier si celui qui appuie sur le bouton est mineur ou pas mineur ».
Une série de textes dans la besace
Dans le cœur de cette audience, trône encore l’article 227-24 du Code pénal qui interdit de rendre accessibles aux mineurs les contenus pornographiques. Cette disposition a été enrichie par la loi du 30 juillet 2020 contre les violences conjugales, un texte d’origine LREM qui a pris soin de désactiver les « disclaimers » : ces déclarations de majorité ne peuvent plus, depuis, servir de bouclier à cette infraction. Les éditeurs qui laissent des contenus pornos accessibles aux jeunes risquent donc trois ans d'emprisonnement et 75 000 euros d'amende, qu’ils aient ou non cette fenêtre déclarative.
Et lorsque l’infraction est constatée en ligne, le même article prévient qu’il faut alors appliquer les dispositions particulières qui régissent « la détermination des personnes responsables ».
Les associations se sont donc armées du levier de la loi sur la confiance dans l’économie numérique (LCEN) dont l’article 6 prévient, dans sa version applicable, que l'autorité judiciaire peut prescrire, en référé ou sur requête, aux hébergeurs ou « à défaut » aux FAI, « toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ».
Elles ont aussi mobilisé l’article 835 du Code de procédure civile, qui organise l’action en référé afin de faire « cesser un trouble manifestement illicite ».
En octobre dernier, au tribunal judiciaire de Paris, ce fut un échec. Après une longue audience, la procédure LCEN a été repoussée, faute pour les associations d’avoir pris soin de contacter d’abord les éditeurs des sites litigieux avant de se retourner devant les seuls fournisseurs d’accès. La procédure de l’article 835 n’a pu davantage fructifier puisque, en l’absence de ces mêmes éditeurs, le juge s’est dit dans l’incapacité de décider la mesure la plus proportionnée.
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Devant la cour d’appel, la question de cette forme de politesse, qu’organise la loi sur la confiance dans l’économie numérique dans sa version à l’époque des faits, est revenue sur la scène. Le texte expose en substance que des mesures (notamment de blocage) peuvent être prises, mais à condition de contacter d’abord les hébergeurs et « à défaut » les FAI.
Les FAI s’en sont remis à la cour : ils ne s’opposent pas au blocage, mais attirent l’attention sur la nécessité de respecter les principes applicables. En particulier, les fameux principes de subsidiarité et de proportionnalité.
Selon l’avocat d’Orange, la subsidiarité, qu’on retrouve dans le « à défaut » de la LCEN, signifie qu’ « on ne s’adresse à moi, fournisseur d’accès, que pour peu qu’on ait épuisé tous les moyens d’agir autrement ».
Un arrêt de la Cour de cassation du 19 juin 2008 a certes joué les trouble-fêtes dans cette logique dite de « subsidiarité » lorsqu’il a exposé que « la prescription de ces mesures n'est pas subordonnée à la mise en cause préalable des prestataires d'hébergement ». Une petite phrase exploitée par les deux associations pour qui les lignes de défense des FAI ne seraient donc qu’arguties.
Pour Orange, il y a mésentente dans la lecture de cet arrêt rendu dans le contexte du blocage du site révisionniste AAARGH : la Cour a simplement souligné que les demandeurs n’avaient pas à mettre en cause en justice préalablement les autres maillons de la chaîne de responsabilité pour obtenir un blocage. L’intermédiaire doit simplement se contenter de vérifier s’il est objectivement impossible pour le demandeur d’identifier l’éditeur et l’hébergeur. Et si tel est le cas, alors ces diligences suffisantes permettent de solliciter directement les FAI.
La proportionnalité, qu’on retrouve dans toutes les procédures de référé, est une déclinaison de la subsidiarité, a encore imagé l’avocat d’Orange. Elle consiste à se demander s’il est possible de s’adresser d’abord à un intervenant plus responsable et efficace, afin de porter les efforts sur ce maillon. Or, tel est le cas ici puisque tous les éditeurs sont connus, leur identité apparaît même dans les pièces fournies par les associations, auprès desquelles certains d'entre eux se sont même rapprochés.
Le grain de sable de la procédure Arcom ?
Free, de son côté, a réclamé un sursis à statuer puisque 5 des 9 sites ciblés par e-Enfance et la Voix de l’Enfant, sont également visés par une procédure, lancée en parallèle par le président de l’ARCOM (ex-CSA). En gras, dans cette liste :
- PornHub
- mrSexe
- iciPorno
- Tukif
- Xnxx
- xHamster
- xVideos
- YouPorn
- RedTube
« Cela présenterait un intérêt d’attendre l’issue de cette procédure », dont l’audience est fixée le 21 mai, soit trois jours après la date de délibéré de la présente affaire.
Pour le FAI, e-Enfance et la Voix de l’enfant n’auraient peut-être même pas le droit d’agir dans la présente procédure, puisque l’article 31 du code de procédure civile leur reconnaît le droit d’agir, mais seulement « sous réserve des cas dans lesquels la loi attribue le droit d'agir aux seules personnes qu'elle qualifie ».
En somme, la procédure de blocage devant l’ARCOM, également initiée suite à la loi contre les violences conjugales, offrirait finalement la seule voie possible pour bloquer des sites pornographiques.
« Il ne faut pas faire n’importe quoi en matière de blocage » a taclé le représentant de Free. « Avec des jurisprudences imprudentes, on se retrouve rapidement en Chine ».