L’exception copie privée couvre aussi le cloud. Les titulaires de droit doivent donc être indemnisés au titre de la redevance copie privée qu’ils perçoivent. Voilà en deux phrases, résumé l’arrêt rendu hier par la justice européenne. Plongée dans ses entrailles, aux conséquences évidemment lourdes.
La décision s’inscrit dans le bras de fer autrichien opposant Austro-Mechana et Strato AG. La première est une société de gestion collective. La seconde, un prestataire de cloud qui met, comme d’autres, à disposition de ses clients des espaces de stockage en ligne.
Considérant que des œuvres protégées peuvent être enregistrées dans ces nuages, la SACEM autrichienne a réclamé le paiement de la redevance pour copie privée à cet acteur du cloud. Dans l’autre camp, refus total de Strato qui considère que le cloud est hors du périmètre.
Bien lui en a pris puisque le 25 février 2020, le tribunal de commerce de Vienne a rejeté les prétentions de la société de gestion collective au motif que Strato, le prestataire, ne vend pas un support, mais fournit un service de stockage en ligne.
La nuance n’a toutefois pas convaincu la juridiction d’appel qui, prise d’un doute, a préféré saisir la Cour de justice de l’Union européenne.
Pourquoi cette intervention de la CJUE ? Tout simplement parce que la redevance copie privée est une institution encadrée par le droit européen, tout particulièrement la directive de 2001 sur le droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information.
Son article 5, 2 b) ouvre en effet la possibilité aux États membres de prévoir cette exception au monopole des droits d’auteur.
Dans un tel cadre, si le monopole oblige à obtenir une autorisation avant de copier un contenu protégé, l’exception permet aux personnes physiques de dupliquer librement ces mêmes contenus. La copie privée embrasse ainsi l’ensemble des « reproductions [d’œuvres] effectuées sur tout support par une personne physique pour un usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales ».
Et toujours dans les États membres qui reconnaissent cette exception, les titulaires de droits doivent être dédommagés. Ils reçoivent à cette fin « une compensation équitable ». C’est la redevance pour copie privée, rebaptisée en France, « rémunération pour copie privée ».
En résumé, ce flux financier vient donc compenser la liberté pour les utilisateurs de réaliser des copies d’œuvres sans solliciter préalablement l’accord de chaque titulaire de droits. Le problème soulevé en Autriche revenait finalement à déterminer le périmètre de cette exception. Si la redevance est la contrepartie d’une liberté de copier sur « tout support », cette expression couvre-t-elle aussi le stockage dans le cloud ? Le cloud est-il un support ?
La copie dans le cloud est une reproduction
Avant de répondre par l’affirmative, la CJUE va d’abord revenir sur le sens que recouvre l’expression de « reproduction » utilisée dans la directive de 2001.
Cette notion profite d’une « définition large pour assurer la sécurité juridique au sein du marché intérieur ». Cela couvre ainsi la copie « directe ou indirecte », « provisoire ou permanente », « par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit ». De plus la directive doit être appliquée pour assurer toujours un « niveau de protection élevé » des intérêts des titulaires de droits.
De ces ingrédients, la juridiction européenne considère que l’upload d’une œuvre dans le cloud est bien une reproduction. Et il en va de même « lorsque l’utilisateur accède, au moyen d’un terminal connecté, au nuage afin de télécharger (download), sur ce terminal, une œuvre préalablement téléversée dans le nuage ». Il y a ainsi de la « duplication » dans tous les sens, aussi bien en montant (upload) qu’en descendant (download).
Dès lors, « la réalisation d’une copie de sauvegarde d’une œuvre dans un espace de stockage mis à la disposition d’un utilisateur dans le cadre d’un service d’informatique en nuage constitue une reproduction de cette œuvre ».
Le cloud est un support
Néanmoins, la notion de « tout support » couvre-t-elle aussi les serveurs d’un prestataire de cloud sur lequel des copies d’œuvres seraient réalisées ? Posée autrement, la question revient à se demander si un serveur est bien un « support ».
Oui, répond en substance la même juridiction.
Cette solution s’impose dans le silence de la directive de 2001 et en raison de la nécessaire neutralité technologique. Que la copie soit réalisée sur un disque dur externe, un téléphone, une tablette, ou un espace de stockage en ligne, il faut appliquer le même traitement. Et il importe peu de savoir si l‘utilisateur détient le support ou fait appel aux prestations d’un tiers :
« l’article 5, paragraphe 2, sous b), de la directive 2001/29 doit être interprété en ce sens que l’expression "reproductions effectuées sur tout support", visée à cette disposition, couvre la réalisation, à des fins privées, de copies de sauvegarde d’œuvres protégées par le droit d’auteur sur un serveur dans lequel un espace de stockage est mis à la disposition d’un utilisateur par le fournisseur d’un service d’informatique en nuage ».
Les copies de sauvegarde sont des copies privées
La Cour de justice de l’UE ne s’est pas arrêtée en si bon chemin pour les industries culturelles. Elle a utilisé plusieurs fois l’expression de « copie de sauvegarde » plutôt que celle de « copie privée ».
Cette plume va permettre de réduire à néant les arguments des industriels qui considéraient, en France notamment, que les sauvegardes sortaient du périmètre et n’ouvraient pas droit à indemnisation.
Une redevance perçue dans le cloud ou sur le matériel
Restait néanmoins un dernier point : comment assurer les modalités de perception ? Un État membre qui a choisi de reconnaître la copie privée doit-il faire payer obligatoirement les prestataires de cloud ?
La Cour rappelle le principe de la directive sur le droit d’auteur : la redevance pour copie privée doit être obligatoirement versée dès lors que les industries culturelles souffrent d’un préjudice. Et il y a préjudice quand une œuvre est reproduite sans autorisation des titulaires de droit.
Ce principe s’applique dans toute sa rigueur s’agissant du cloud. S’il y a des reproductions, si ces reproductions portent sur des œuvres, alors il y a là aussi préjudice qui doit être compensé, et donc indemnisé. Implacable.
Les prestataires, que ce soit en Autriche ou dans les autres États membres dont la France, vont-ils devoir payer ? Pas nécessairement, puisque la directive, interprétée par la CJUE, laisse une grande marge de manœuvre pour les modalités de perception.
Chaque pays européen pourra librement décider de la manière dont les copies dans le cloud seront indemnisées.
L’important est que cette réparation soit effective. Parmi les marges de manœuvre ouvertes aux États membres, la Cour imagine une redevance perçue sur les épaules du producteur de serveurs, l’importateur de ces produits, ou sur le fournisseur de service d’hébergement ou pourquoi pas… sur les appareils et les supports qui permettent d’accéder à ces services dans le nuage.
Les vœux de la SACEM exaucés
La France est intervenue dans ce dossier pour exposer que : « le fait que d’éventuels doubles paiements ne soient pas à exclure ne saurait conduire à écarter la possibilité, pour les États membres, d’assujettir les fournisseurs de services de stockage dans le nuage ».
L'arrêt consacre d'ailleurs une réforme souhaitée depuis 10 ans par les industries culturelles françaises. Le sujet de l’extension de la redevance avait déjà été envisagé au ministère de la Culture, provoquant la colère de l’industrie des télécoms en 2012.
En mai 2013, le rapport Lescure (page 296) expliquait que « reconnaître que certains services de cloud computing relèvent de l’exception pour copie privée ne conduit pas à assujettir ces services au paiement de la RCP (…). Cela implique simplement que les copies réalisées sur des matériels de stockage à partir du nuage seraient prises en compte dans les études d’usage destinées à évaluer le préjudice ».
En 2015, la SACEM exhortait les élus à enclencher cette réforme. L'assaut législatif fut menée en 2015 avec cet amendement déposé par le député Marcel Rogemont, fruit d’une discussion avec plusieurs ayants droit. Il fut finalement retiré, sur demande de la ministre de la Culture Fleur Pellerin qui préférait alors entamer des « réflexions » sur le sujet.
Lors des débats, la députée Isabelle Attard avait reproché qu’une telle réforme revienne à faire payer deux fois. Le député Lionel Tardy dénonçait « une nouvelle taxe sur le numérique », préférant qu’on en revienne aux fondamentaux : « On a un système bancal, une commission qui ne fonctionne plus ». Avant de mettre la charrue avant les bœufs, le plus urgent serait ainsi de s’attaquer aux fondations.
Vers une hausse des barèmes sur le matériel ?
Avec son arrêt du 24 mars 2022, la CJUE permet de faire entrer dans le giron des calculs des barèmes de redevance toutes les copies réalisées dans le cloud, du moins les tiroirs personnels accessibles depuis des serveurs distants (non ceux partagés avec un nombre indéterminé d'internautes).
Si les études d’usages témoignent de la présence de copies d’œuvres dans ces serveurs, sans partage, alors les industries culturelles auront de nouveaux arguments pour alourdir les barèmes pesant sur les supports physiques.
Il leur suffira de prétendre que les tarifs en vigueur ignoraient jusqu’alors ces copies dans le nuage (upload et download) pour espérer de nouvelles retombées financières.
En France, les industries culturelles perçoivent au titre de la redevance près de 300 millions d'euros chaque année sur les téléphones, les tablettes, les disques durs externes, les box, les GPS à mémoire, les clefs USB, les cartes mémoires, etc.
Soit 821 917 euros par jour, 34 246 euros par heure ou 570 euros chaque minute.