Dans son discours prononcé hier lors d'une conférence parlementaire sur Internet, Neelie Kroes, commissaire européenne, n'a pas caché que « trouver le juste équilibre n'est pas évident » en matière d'ouverture de réseau et donc de neutralité du Net. Effectivement, depuis plusieurs mois, la Néerlandaise marche sur des œufs, tantôt en faveur d'une véritable neutralité, tantôt ouvrant la porte à une segmentation des forfaits internet, soit l'inverse de la neutralité.
Neelie Kroes.
Payer pour avoir un meilleur accès, pourquoi pas
Au mois de janvier dernier, dans une tribune publiée sur Libération, la commissaire européenne avait surpris bien des internautes en affirmant : « selon moi, l’intérêt public ne s’oppose cependant pas à ce que les consommateurs s’abonnent à des offres internet limitées, plus différenciées, éventuellement pour un prix moins élevé ». Une véritable claque assenée aux défenseurs de la neutralité du Net.
Fin mai, retournement de situation. Neelie Kroes affirme sans crier gare qu'elle est pour un Internet ouvert et qu'elle souhaite garantir la neutralité du Net. Ce fut toutefois une victoire de courte durée. En effet, hier, la femme politique a tenu un discours étonnant sur la neutralité, un « débat polarisant » selon elle. Tournés vers les fournisseurs d'accès à internet, ses propos ont insisté sur l'importance de se coordonner sur la neutralité du Net au niveau européen. « Si nous n'abordons pas la neutralité du Net, des problèmes plus importants surgiront et les services innovants de demain pourraient s'arrêter à nos frontières. »
Peu après, Neelie Kroes précise un peu mieux sa pensée : « Nous devons favoriser l'innovation. Les nouveaux services à venir ne dépendent pas seulement du contenu, mais aussi de connexions de haute qualité. Par exemple, si vous venez d'acheter un système de vidéoconférences, vous voudrez probablement un accès à Internet qui garantisse une bonne qualité, de bout en bout. Si quelqu'un veut payer un supplément pour ça, aucune règle européenne ne devrait se mettre en travers de son chemin, ce n'est pas mon travail d'interdire aux gens d'acheter ces services, ni d'empêcher les gens de les fournir. Si vous ne voulez pas payer c'est aussi bien, et vous devez absolument continuer de bénéficier du "best efforts internet". »
Un risque de dérive évident
Cette conception du choix des clients et des opérateurs implique pourtant des dérives potentielles importantes. En effet, un FAI pourrait donc proposer un forfait de base, avec un accès ridicule à YouTube (par exemple), et proposer pour 10 euros de plus par mois un accès rapide et garanti au site de vidéos de Google. La même logique pourrait être appliquée pour le P2P, les newsgroups, la VoIP, etc. Sous couvert de proposer mieux et plus, les opérateurs risquent surtout de proposer moins pour le forfait de base pour avantager les options payantes. Un FAI en France s'est ainsi illustré ces dernières années en proposant à ses clients un abonnement pour garantir l'accès à la télévision de rattrapage, même aux heures de pointe.
Militant pour une transparence absolue des opérateurs vis-à-vis de leurs offres, pour la mort des obstacles pour changer d'opérateur ainsi que pour la fin de la dégradation des protocoles (la VoIP notamment), Neelie Kroes ouvre pourtant la porte à des abus potentiels. Certes, la transparence et la concurrence devraient empêcher ces dérives, sauf que nous parlons ici du marché des opérateurs télécoms, dont l'historique en matière de transparence et de concurrence ne fait pas parti du Livre Guinness des records.
Le discours de Neelie Kroes est d'autant plus étonnant qu'elle affirme que les Européens attendent une réelle protection contre les mauvaises pratiques commerciales des opérateurs. « Et c'est exactement ce que l'Union européenne compte offrir. Une garantie pour tous les Européens, sur tous les appareils, sur tous les réseaux : une garantie d'accès à Internet complet et ouvert, sans blocage ou étranglement de services concurrents. » Mais si le réseau est complet, ouvert, sans blocage ni étranglement, pourquoi un opérateur devrait alors proposer une option payante pour garantir un meilleur accès ?
À force de ménager la chèvre et le chou, à savoir de vouloir faire plaisir à la fois aux consommateurs et aux opérateurs, la commissaire européenne risque surtout de créer des confusions et des abus.