Le rapport Lescure n’a pas seulement focalisé son attention sur les internautes menacés d’une amende prononcée par le CSA, sans intervention du juge et donc nettement plus automatiques. Il prévoit aussi tout un arsenal sur la lutte contre la contrefaçon « commerciale » en ligne. Des mesures très inspirées du rapport de la Hadopi contre le streaming et le téléchargement direct.
Le rapport Lescure, lundi 13 mai au ministère de la Culture
Comment faire pour lutter contre les sites de streaming et de téléchargement direct illicites ? Comme le rapport de Mireille Imbert Quaretta, présidente de la commission de protection des droits, la mission Lescure dresse trois constats dans son rapport :
- Il est impossible d’adapter la riposte graduée au streaming. A supposer que le visionnage soit illicite, cela impliquerait la mise en place de solution de deep packet inspection, ce qui n'est pas envisageable.
- S'il est difficile de traquer les responsables, le droit pénal est aujourd’hui assez fourni contre ces sites (contrefaçon en bande organisée, association de malfaiteurs, blanchiment…).
- Plusieurs outils existent pour impliquer les intermédiaires. La loi sur la confiance dans l’économie numérique permet au juge de prescrire à l’hébergeur ou à défaut au FAI « toutes mesures propres à prévenir un dommage ou à faire cesser un dommage occasionné par le contenu d'un service de communication au public en ligne ». L’article 336-2 du code de la propriété intellectuelle permet à l’ayant droit de réclamer du juge « toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une (…) atteinte à un droit d'auteur ou un droit voisin, à l'encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier ».
De là, le rapport Lescure ne recommande pas une pluie d’actions en justice pour civiliser ces intermédiaires, ni même de toucher à leur statut juridique. Il milite avant tout pour la signature de chartes de bonne conduite entre tous les acteurs (moteurs, FAI, hébergeurs, établissements financiers) histoire de fluidifier les mesures à venir lorsqu’un vilain petit canard sera détecté sur le web.
En résumé : on ne touche pas à la loi. On évite le juge. On empêche l’explosion des polices privées. Pour parvenir à ce triple objectif, Lescure souhaite que ces chartes soient encadrées par l’intervention de la puissance publique. L’État interviendrait afin d’inciter fortement à l’autorégulation. Une sorte de médiateur entre l’ayant droit et le moteur, l’hébergeur, le FAI et l’établissement financier.
Qui pour jouer ce rôle ? Impossible de choisir la Hadopi, celle-ci va être noyée dans les poubelles de l’histoire, en transmettant au passage ses actuels pourvoirs au CSA. Lescure préfère choisir au contraire les services de Cyberdouane qui agiraient ici en tiers de confiance entre les acteurs des contenus et ceux des contenants.
La médiation par Cyberdouane, un choix non neutre
Le choix de Cyberdouane n’est pas neutre. Il n’est pas un arbitre comme un autre mais un intermédiaire armé jusqu’aux dents. Créé en 2009, cette structure est dédiée à la détection de fraudes douanières en lien direct ou indirect avec Internet. On comptait une quinzaine d’agents (sept enquêteurs et huit experts) en 2011, rejoints par deux analystes en 2012. Selon son dossier de présentation, ce service est calibré pour faire de la veille et de l’identification sur les réseaux. Il peut savoir juridiquement qui se cache derrière le titulaire d’un pseudonyme, d’un site, forum, blog, d’une adresse électronique ou d’un téléphone en VoIP.
À cette fin, Cyberdouane dispose d’un droit de communication (article 65-1 i du code des douanes) à l’égard des intermédiaires d’Internet, qu’ils soient FAI ou hébergeur. Il est aussi à l’entrée de la plateforme Pharos pour toutes les infractions douanières. Cette cellule a depuis enrichi ses compétences, notamment techniques. En 2012, elle a programmé « l'achat de matériel et de logiciels permettant une chaîne de traitement automatisé des données collectées sur Internet »
Ses agents sont en outre dotés de pouvoirs spéciaux. Avec la loi Loppsi 2 du 14 mars 2011 et l'article 67 bis 1 du code des douanes, ils peuvent encore réaliser des « coups d'achat » sur Internet pour constater les infractions en matière de droits d'auteur et de droits voisins. Ce n’est pas tout : Cyberdouane peut aussi détecter les transactions illicites sur Internet et déclencher des contrôles ciblés ainsi que des enquêtes approfondies. (2009, présentation d'Eric Woerth).
Par ailleurs, le service a déjà signé plusieurs protocoles d’accord avec les FAI mais aussi avec les établissements financiers. Ces derniers prévoient notamment de suspendre des opérations de paiement déclarées suspectes, de renforcer les moyens de veilles avec les groupements de cartes bancaires et les sites de paiement en ligne. Ils peuvent enfin organiser des visites dans les locaux qu’ils soient professionnels ou privés. Arbitre, vous avez dit arbitre ?
Une liste noire des sites dénoncés par les ayants droit
Quelle sera la mission de Cyberdouane dans l’esprit de Pierre Lescure ? Simple : l’autorité publique serait « chargée d’établir, puis d’actualiser, un index de sites coupables de manquements répétés à leurs obligations en matière de propriété littéraire et artistique ». En clair, une vraie petite liste noire des sites à abattre. Cette liste serait nourrie des « sites ou hébergeurs de contenus et de liens ayant, à plusieurs reprises, refusé sans raison légitime de donner suite aux notifications des ayants droit ». L’inscription sur l’index serait décidée « au terme d’une procédure contradictoire permettant au site de faire valoir ses droits et de démontrer sa bonne foi. »
Comment démontrer cette bonne foi ? Lescure a déjà sa petite idée : « la mise en place volontaire d’outils de détection automatique serait un gage de bonne foi dont il serait tenu compte. ». En clair, le site de liens qui mettrait en place une solution de filtrage serait réputé de bonne foi. Ce n'est pas pour rien qu'un peu plus loin dans son rapport, Lescure voudrait d’ailleurs que les pouvoirs publics soutiennent « la création d’une initiative mutualisée visant à créer, pour chaque type d’œuvres, une base d’empreintes unique, couplée à un dispositif de reconnaissance automatique. »
Ensuite ? Cette liste noire serait transmise aux hébergeurs, FAI, moteurs, établissements financiers signataires des chartes avec les ayants droit. Chacun en tirerait les conséquences dans son domaine de compétence : « déréférencement, suspension des moyens de paiement, rupture des relations contractuelles, etc. ». Alerté de ces mesures, le site pourrait toujours contrattaquer en justice, s’il le souhaite.
Stratégie d'évitement du juge, renversement de la charge du procès
Le juge n’interviendrait donc qu’en bout de course, à l’initiative de l’éditeur pointé du doigt par Cyberdouane et les ayants droit. À comparer avec aujourd’hui où c’est aux ayants droit d’agir et donc de supporter les frais de ces actions. Un renversement total de la charge du procès. Autre chose : la liste noire des sites ne sera jamais rendue publique, prévient aussi Lescure, histoire de ne pas faire de mauvaise publicité... Il faudra faire confiance aux différents acteurs dans ce dispositif semi-privé, semi-public, mais totalement opaque.
Un intermédiaire résiste ? Pas de problème. Le rapport veut que les douanes soient habilitées à saisir le juge sur le fondement de l’article L336-2 du code de la propriété intellectuelle, qui serait à cette fin ajusté.
Le douanier passerait d’arbitre à partie puisqu’il pourra demander au juge de contraindre les Google, Yahoo, Facebook, etc. à appliquer les mesures demandées. Notons que l'ayant droit évite de supporter là encore le coût de ces procédures. Devant la mission Lescure, les ayants droit avaient justement débordé d'inventivité pour faire supporter à l'Etat les frais de la traque contre les contenus illicites. Ils ont été entendus.
Le palais de justice de Paris.
Vers une justice automatisée contre les sites miroirs
Que faire contre la réapparition des sites miroirs ? Cette problématique technique est soulevée devant le TGI de Paris dans le cadre du dossier Allostreaming que nous suivons depuis ses premiers jours. PC Inpact a révélé comment l’ALPA a développé, avec Trident Media Guard, un logiciel capable de détecter la réapparition d’un site une première fois bloqué à la demande de la justice. L’idée serait que ce logiciel puisse notifier directement les FAI et les moteurs sans passer une nouvelle fois par le juge.
La mission Lescure est prudente sur ces mesures : « l’exécution d’une décision de justice portant atteinte à la liberté de communication peut difficilement être déléguée à un opérateur privé » avance-t-elle… mais Lescure ne rejette pas le principe de cette justice informatisée. Il propose tout simplement que les clefs de ce logiciel soient mises dans les mains d’une autorité administrative.
Qui ? Il suggère le service national de douane judiciaire, « sous le contrôle du juge qui a ordonné la mesure ». Ouf ! L’ALPA n’a donc pas investi pour rien dans cet outil dont tout est fait pour taire les caractéristiques détaillées. Sur ce point, Lescure recommande simplement « au préalable, de s’assurer de l’existence de solutions techniques suffisamment robustes pour qu’il n’y ait aucun risque de surblocage ».
Déréférencement, sous-référencement, sur-référencement
Contre les moteurs et les réseaux sociaux spécifiquement, la mission Lescure suggère là encore un « code de bonne conduite » où tous ces sites mettraient en ligne « une procédure simple et accessible de déréférencement ». Aurélie Filippetti a déjà milité pour un tel traitement. Les ayants droit notifieraient au moteur ou au réseau social les URL à déréférencer dans un délai déterminé. L’éditeur serait informé afin de pouvoir contester sa disparition des cadrans sur Google, Twitter, Facebook, & co.
Ce n’est pas tout. À l’instar de Google, le rapport Lescure pense que les moteurs pourraient prendre des engagements supplémentaires et volontaires, par exemple « ils pourraient s’engager à dégrader le référencement (et en dernier recours à déréférencer) les sites coupables d’atteintes répétées au droit d’auteur, et à communiquer de manière transparente sur l’efficacité de ces mesures. »
Avec le CSA, une pastille pour identifier les bons sites dans les moteurs !
Autre piste, les Google, Yahoo, Bing, etc. pourraient « distinguer, dans leurs pages de résultats, les sites coupables de manquements répétés », histoire de les mettre au ban de la société internet civilisée. Inversement, Lescure recommande à ces mêmes acteurs de cette fois bien mettre en valeurs « les sites conventionnés par le CSA, par hypothèse légaux. »
Rappelons que P153 du rapport, il est fait mention d’un « mécanisme de signalisation » mis en œuvre en accord avec les moteurs de recherche. Les plateformes qui s’y adonneraient, les plus vertueuses, pourraient profiter d'« une priorité dans la gestion des débits » sous le contrôle de l’ARCEP.
C'est ici une possible survie déguisée des labels PUR... Comment faire en pratique ? Pierre Lescure s’inspire ici d’un amendement qui fut déposé par le fidèle rapporteur de la loi Hadopi, le député UMP Franck Riester. Son amendement fut âprement combattu par le PS à l’époque, lorsque le groupe s’opposait avec Aurélie Filippetti à Hadopi. Lescure voudrait ainsi que l’internaute soit informé de l’ADN légal ou non des sites via un moyen « simple et visible », par exemple « des icônes ou des codes-couleurs ». Ce système de signalement est typiquement celui suggéré par les ayants droit réunis au sein de PRS for Music. Traffic Lights (PDF) permet de qualifier ou disqualifier les sites dans les moteurs à l’aide de pastille. Vert, c’est tout bon. Rouge, ça sent le pirate qui se néglige le moignon.
Dans le monde de Lescure, Google aurait ainsi cette joyeuse interface :
En rouge, les méchants, en vert, les gentils
Des résistances ? Pas grave : « Si cette démarche d’autorégulation se heurtait à un refus de coopérer de tout ou partie des grands acteurs du référencement, ou si des acteurs non coopératifs venaient à émerger, il conviendrait alors d’envisager une législation contraignante qui nécessiterait, au préalable, une révision de la directive « Commerce électronique » ». Tremble Eric Schmidt !
Des régies sous la menace d'une présomption de mauvaise foi
Pour les régies publicitaires, le mode opératoire est similaire. L’objectif est d’assécher les sites, qui se rémunèrent par le biais des pubs. Là encore Lescure propose une charte de bonne pratique signée par les organisations professionnelles. La liste noire des sites trop souvent dénoncés par les ayants droit leur serait transmise à la régie puis diffusée à ses membres.
Que se passe-t-il si un message publicitaire apparaissait sur l’un de ces sites ? Simple. La régie perdrait « sa bonne foi » avec trois sanctions à la clef :
- Sanction contractuelle sur initiative de l’annonceur dont les consignes n’auraient pas été respectées
- Sanction « réputationnelle » (« name and shame »), par une publication, par exemple sur le site de l’ARPP (ex BVP, association et régulateur privé), de la liste des régies ayant manqué à leurs obligations
- Sanction pénale, sur plainte des titulaires de droits et sur le fondement de la complicité de contrefaçon.
La mission Lescure agit finement : en mettant dans la boucle ces intermédiaires au plus tôt, ceux-ci prennent connaissance du caractère illicite de ces contenus. Du coup, leur « intention délictueuse pourrait être présumée compte tenu de la connaissance qu’avait la régie du caractère illicite du site support. »
Le blocage et la saisie des noms de domaine
Le rapport envisage enfin le blocage des sites ou la saisie des noms de domaine. Des mesures en dernier recours, imposées après l’échec des mesures sollicitées de l’éditeur du site ou des intermédiaires techniques. Proportionnelles, temporaires et transparentes, elles ne pourront évidemment être ordonnées que par un juge, après une procédure contradictoire. Des garanties fondamentales imposées aux États membres et aux ayants droit par la CJUE dans le cadre d’une action judiciaire née en Belgique.