Laurent Chemla : « l'industrie culturelle n'est pas notre avenir économique »

Le fondateur de Gandi n'a pas la langue dans sa poche

Jérémie Nestel de Libre Accès a interviewé Laurent Chemla, le fondateur de Gandi et auteur de « Confessions d'un voleur : Internet, la liberté confisquée ». Sévissant déjà sur le minitel puis très tôt sur Internet, Laurent Chemla nous livre ci-dessous son avis éclairé sur les sujets du moment, d'Hadopi à Megaupload en passant par l'économie du web.

Laurent Chemla Gandi
Laurent Chemla

Texte et interview de Jérémie Nestel.

Dans un contexte de stagnation économique, la dimension entreprenariale des industries culturelles et créatives est perçue comme un moyen de relance de l’économie européenne. Si l’acte I d’Hadopi était centré sur la rémunération des auteurs, l’acte II interrogera-t-il le modèle économique des industries culturelles ? 
 
Le 16 juillet 2012 à Avignon lors d’une table ronde organisée par le Think Tank Altaïr, Jean Noel Tronc directeur de la SACEM affirmait que les industries culturelles seraient en Europe un des derniers secteurs créateurs d’emplois.   
 
 Il n’est plus question seulement de pérenniser « des pratiques artistiques » mais tous les métiers liés aux « productions créatives »… La filière de l’industrie musicale inclut autour « de l’artiste » : un manager, un agent, un producteur de spectacle, un producteur discographique, un éditeur musical etc.  
 
Ainsi, le législateur dans une période de récession économique est invité à se prononcer sur les conditions de maintien de l’industrie du divertissement, tout en essayant de préserver les modèles des industries numériques.
 
Deux modèles pourraient s’opposer : l’un bâti sur la création artificielle d’une rareté « de la connaissance » et  promouvant une régulation de l’internet, l’autre récoltant les productions numériques de tout un chacun afin d’en créer une valeur ajoutée.
 
Pour analyser le discours des industries culturelles et comprendre le modèle économique des industries numériques, un dialogue avec Laurent Chemla semblait bienvenu.
 
Jérémie Nestel : Dans un échange que nous avons eu dernièrement sur l'économie numérique, tu me faisais remarquer que : « Ce qui produit de l'intelligence dans le réseau, ce sont les humains qui l'utilisent... et que l'économie basée sur cette intelligence produit des milliards ». Peux-tu développer cette idée ?
 
Laurent Chemla : J'ai écouté dernièrement une intervention de Benjamin Bayart aux JRES 2011 sur la neutralité du Net. Et lui aussi a développé cette même idée en prenant un exemple très parlant: Meetic.
 
Il a rappelé cette évidence en expliquant de manière succulente que tout le modèle économique du site de rencontre reposait sur une base de données remplie volontairement par ses clients, qui payaient 30 € par mois pour avoir le droit d'y accéder.
 
Je crois que ça résume bien ce que je veux démontrer: en dehors de la vente à distance d'objets physiques (ou dématérialisés comme les films, les logiciels ou la musique), la très grande majorité des fortunes de l'Internet sont basées sur la commercialisation de l'intelligence de ceux qui l'utilisent. C'est vrai pour Facebook évidemment, mais aussi pour les noms de domaines (où l'inventeur du nom doit payer pour que son invention lui soit louée à l'année), et plus largement tous les sites dits "2.0" qui basent leurs modèles économiques sur la participation du public à leur contenu.
 
Si je résume, en jouant les candides, tu identifies deux modèles de l'économie numérique :
1. La vente d'objet physique ou numérique
2. La commercialisation « de l'intelligence de ceux » qui utilisent un service.
 
Non bien sûr, il y a au moins aussi tout un pan de l'économie en ligne qui traite de la vente de services par exemple: on ne peut pas dire qu'un site comme Ebay vende uniquement l'accès à la base des objets mis en vente par ses clients. Son système d'enchères propose une vraie valeur ajoutée qui ne relève d'aucune de ces deux catégories. On peut citer Paypal aussi, Google Maps et tant d'autres.
 
Seulement si on regarde la valorisation de ces entreprises je ne suis pas sûr du tout que ce soit celles qui proposent un "vrai" service qui pèse le plus lourd.

Tu y crois, toi à cette rumeur concernant MEGAUPLOAD : la vraie raison de sa fermeture serait liée à un système de rémunération des artistes tenant compte des téléchargements qu’il s’apprêtait à mettre en place ?

La question est un peu datée, du coup, mais je vais quand même tenter d'y répondre: évidemment non.
 
Je vais encore jouer au vieux con, mais ça semble être devenu mon nouveau job alors allons-y: tout ceci n'a rien de nouveau. Bien avant le "piratage" de la culture, il y avait déjà le piratage des logiciels, et dans ce domaine aussi il y a eu de tout temps des entreprises qui vendaient de la contrefaçon, et des amateurs qui s'échangeaient des copies de logiciel dans un cadre non-marchand. Et bien qu'il soit facile de mélanger le tout en une bouillie bien-pensante, ce sont deux choses totalement différentes, tant sur la forme que sur le fond.
 
Si je remonte très loin dans l'histoire du numérique, je peux prendre l'exemple des logiciels de composition de pages videotext (pour le minitel). Il en existait pour tous les gouts et surtout pour toutes les bourses, du petit soft pour Atari 520 aux systèmes spécialisés dont mêmes les claviers étaient pensés pour produire du contenu rapidement.
 
Et si les seconds étaient difficilement piratables, les premiers bien sûr l'étaient très largement. Seulement entre le pirate qui vendait des copies à bas prix aux entreprises et le jeune geek qui récupérait sa copie sur un BBS à 300 bauds pour pouvoir fabriquer la page d'accueil de son micro-serveur minitel, on voit bien que le 1er s'inscrivait dans une logique commerciale, tandis que le second ne représentait ni un manque à gagner pour l'auteur du logiciel (il ne l'aurait jamais acheté: au pire il aurait développé un produit concurrent, au mieux il aurait fait sa page à la main) ni une menace pour son bénéfice et sa marque.
 
Donc déjà à l'époque, et quoi qu'on pense du BSA et d'autres structures du même genre destinés à lutter contre le piratage du logiciel commercial, les vendeurs se sont donné des armes pour se protéger des premiers tout en laissant bien tranquilles les seconds.
 
On peut ici donner des exemples bien connus, comme Photoshop (presque tout le monde en a eu un jour une copie pirate sur son ordinateur, mais la très grande majorité de ceux qui l'ont utilisé professionnellement l'ont acheté), ou comme les outils bureautiques de Microsoft (tout le monde a utilisé une copie pirate de Word à domicile, mais les entreprises ont toutes acheté une licence).
 
On peut penser que les entreprises logicielles sont moins bêtes que les industries culturelles et ont très vite compris qu'en agissant ainsi elles popularisaient leurs outils auprès d'une population qui, plus tard, pourra devenir leur cliente, ou plus simplement qu'il est plus facile d'intimider les entreprises plutôt qu'une énorme masse d'individus. Mais dans tous les cas le résultat est là.
 
Megaupload, dans ce cadre historique, n'est que le dernier avatar des vendeurs de CD pirates qu'on trouvait un temps sur tous les marchés: il fait du profit en vendant quelque chose qu'il n'a pas le droit de vendre, un point c'est tout. Que ce soit de la culture ou du logiciel, c'est du pareil au même: quand on se situe dans le cadre marchand, soit on respecte la loi, soit on fait face aux conséquences. Megaupload faisait du profit en distribuant des contenus sur lesquels il n'avait pas de droit en échange d'un revenu publicitaire, et il s'est ramassé exactement comme l'aurait fait une télé diffusant un film dont elle n'aurait pas acheté les droits tout en se rémunérant sur la publicité, elle aussi.
 
Il peuvent bien hurler à la conspiration s'ils veulent: si n'importe quel contrevenant au code de la route choppé par un gendarme gueule tout aussi fort que Kim Dotcom que c'est injuste et qu'on l'a pris au piège. So what.
 
Si son modèle économique avait pu se faire dans un cadre légal, aucune major n'aurait demandé sa fermeture: au contraire, elles se seraient toutes précipitées pour passer des accords commerciaux. Sauf que s'il avait dû payer les licences pour pouvoir distribuer les contenus qu'il vendait, sa petite entreprise se serait gentiment cassée la gueule au lieu de dégager les bénéfices qu'on sait. Et quoi qu'on pense des industries culturelles, on peut les traiter de beaucoup de choses mais quand même pas de ne pas faire preuve de pragmatisme...
 
Je voudrais te demander de réagir au propos du nouveau directeur de la SACEM, Jean Noël Tronc, il annonce un Acte 2 de l’Hadopi centré sur l’économie de la connaissance…

 
Je ne sais pas, Jérémie. Tronc n'a pas un discours "assez" caricatural pour donner lieu à analyse, il reste dans des généralités et ne dit jamais rien de faux ou d’exagéré. Il a une vision politique libérale (hélas) largement partagée et son bilan est probablement (hélas) vrai.
 
À mon sens s'il se trompe c'est en croyant (naïvement je crois) que son pays va pouvoir conserver une industrie culturelle là où il a perdu toutes ses autres industries. Je n'y crois pas une seule seconde. Ce qui marchera sera racheté (ou externalisé dans des pays moins chers quand ce sera possible) et le reste ne vaudra même pas le nom de culture (et encore moins d'industrie).
 
Quant à croire qu'on pourra fabriquer de l'emploi dans une convergence entre numérique et culture, c'est se fourrer bien profond le doigt dans l'oeil : le marché numérique n'est pas soumis aux frontières, et toute industrie qui se lancera sur ce marché sera contrainte aujourd'hui ou demain (dès que la notion dépassée de la chronologie des médias aura été enterrée) de faire face à une concurrence mondiale. Ergo elle ne sera pas française, et pas non plus européenne.
 
Mais quand il fait le bilan du numérique en Europe, il est difficile de ne pas lui donner raison, et du coup son discours ne peut pas être contré dans l'optique à très court terme qui guide nos politiques européennes: ce n'est qu'une autre facette du "dérapage" de Fleur Pellerin sur « la neutralité du Net qui ne sert que Google et Apple ». Si on oublie nos valeurs humanistes au profit de nos seules valeurs économiques, alors ce discours est vrai.
 
Si je résume : Tu dis que le discours de Tronc est réaliste en tant que « modèle économique » mais qu'il se trompe en revanche sur le fait que cela développera les industries Culturelles en France ?
 
Non je ne dis pas qu'il est réaliste, je dis qu'il est conforme au dogme libéral, et donc beaucoup plus facilement audible que n'importe quel autre discours qui parierait sur des valeurs autres qu'économiques pour proposer un avenir équitable (sinon agréable).
 
Si aujourd'hui je vais voir un élu pour lui dire « parions sur le partage non-marchand, au moins pour le savoir et la culture sinon pour les biens matériels, pour élever notre conscience sociale et environnementale avec l'espoir que nos enfants puissent construire un monde meilleur sur ces bases », il va me rire au nez (ou appeler le SAMU).
 
Mais si je lui dis « j'ai fait le calcul et si on garantit 3 milliards de bénéfices annuels pour notre industrie culturelle, en laissant de côté les libertés publiques, alors on pourra conserver 5000 emplois pendant 10 ans avant qu'ils ne disparaissent obligatoirement », il va me nommer président de la SACEM.
 
On peut le regretter (nos politiques passent leur temps à dire que leurs adversaires sont incapables de nous faire rêver, mais quand ils sont au pouvoir ils s'empressent de suivre la doxa libérale qui ne fait plus guère rêver que les rares gagnants du Loto), mais c'est comme ça.
 
Sauf que ça reste du pur discours, et même s'il est plus vendeur (je préfère être président de la SACEM qu'interné en asile psychiatrique), il n'est pas pour autant vrai. Ce n'est que du marketing.
 
Et donc oui, je pense qu'il se trompe, parce que même en imaginant la mise en place d'un contrôle forcené des échanges non-marchands sur Internet je ne crois pas à un avenir quel qu'il soit pour une industrie qui d'une part a fait la preuve qu'elle ne sait plus s'adapter au monde qui l'entoure, et qui d'autre part est en réalité beaucoup plus facilement "relocalisable" que ne le dit Jean-Noel Tronc pour mieux se vendre.
 
De fait, j'ai du mal à concevoir la pérennité du modelé économique qu'il défend si celui-ci n'est pas consolidé de par le monde par une panoplie de lois comme Hadopi ou de traités comme ACTA favorisant une "régulation d'internet". Est ce que tu estimes que les industries du divertissement finiront par imposer une régulation de l'internet ?
 
Laurent Chemla : Mais même comme ça, c'est illusoire.
 
Imaginons que tous les fournisseurs d'accès soient contraints par la loi de mettre en place du DPI et coupent la connexion de toute personne qui télécharge un fichier non estampillé "légal". Le monde rêvé des ayants droits.
 
Dans ce monde-là, qui enverra la police pour empêcher le partage IRL dont une étude de la RIAA vient de démontrer qu'il est largement plus utilisé que tous les échanges dématérialisés imaginables ?
 
Et dans ce monde là, qui m'empêchera de mettre en place au minimum au niveau local, voire national, un réseau indépendant de tout fournisseur d'accès, qu'on pourrait imaginer être un réseau de "Proche en Proche" basé sur une toile nationale de points d'accès wifi, et dont le routage serait basé sur le vieux modèle d'UUCP par exemple ? Ce serait toujours Internet, mais il ne dépendrait plus du moindre point de coupure. Et il est techniquement parfaitement envisageable.
 
Que feraient les industries culturelles face à cette nouvelle "menace" d'échanges non-marchands ? Interdire le wifi ? Et ce n'est là qu'une idée parmi d'autres, parfaitement fonctionnelle mais très peu élaborée.
 
C'est pour ça que mon premier point, quand je dis que je ne crois pas que l'industrie culturelle soit un gisement d'emplois pour l'avenir, c'est qu'elle a prouvé son incapacité à s'adapter aux évolutions de notre monde, tant du point de vue social que technique.
 
À ce stade, ce n'est pas "juste démagogique", comme le laisse entendre Jean-Noel Tronc, de railler l'industrie culturelle: c'est du bon sens.
 
Une industrie qui a su s'aliéner plusieurs millions de signataires de la pétition anti-ACTA au niveau européen et toute une génération de jeunes français dans la mascarade HADOPI ne peut en aucun cas être la clé de notre avenir économique. Ou alors il faut se préparer au pire, et vite.


Note de la rédaction : Jérémie Nestel a déjà interrogé dans le passé Laurent Chemla. Sur Libre Accès, vous pouvez notamment lire cette entrevue datant de juillet 2011 et portant sur la licence globale et hadopi. 

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