Pour l'heure, la légalisation des échanges non-marchands n'est pas considérée par Pierre Lescure comme une « réponse crédible à la problématique du piratage ». Lui trouvant de nombreux et « indéniables » avantages, la mission Acte 2 soulève effectivement de sérieux obstacles, notamment juridiques, pour écarter cette piste. Afin de sauver la face, les conclusions du directeur du théâtre Marigny préconisent néanmoins d'approfondir la réflexion sur ce sujet. Une façon de ne pas fermer complètement cette porte.
Fin août, quelques semaines avant même d’avoir commencé ses auditions, Pierre Lescure le clamait haut et fort : il y aurait « forcément une partie de la réponse qui [comporterait] la légalisation des échanges non-marchands ». L’ancien numéro un de Canal+ insistait bien, « il y a forcément une partie qui abordera ça et qui l’intégrera ». Mais l’envolée du responsable de la mission Acte 2 semble avoir débouché sur une belle impasse. En effet, la proposition n°54 (p. 347), se borne à recommander d’ « approfondir la réflexion sur la légalisation des échanges non marchands, afin d’en préciser les contours et de définir les modalités de leur reconnaissance juridique ».
Avant d’en arriver à cette conclusion, Pierre Lescure rappelle que la légalisation des échanges non-marchands, qui est portée notamment par des organisations telles que La Quadrature du Net, consisterait à « créer un droit positif d’usage, hors de tout contexte commercial ou rémunérateur, qui sécuriserait les internautes dans leurs échanges sans but lucratif, sans faire obstacle à l’application des droits exclusifs de propriété intellectuelle pour les usages commerciaux et professionnels ». Sauf que les ayants droit, qui ont le monopole d'exploitation de leurs oeuvres, ont toujours refusé d'entrouvrir un tant soit peu ce sujet.
Il n’empêche, le rapport de la mission Acte 2 dresse les avantages « indéniables » d’une telle solution. Cela favoriserait tout d’abord « l’accès de tous à l’ensemble des contenus culturels disponibles sur Internet ». Une telle légalisation « résoudrait ensuite la question épineuse de la lutte contre le piratage, et permettrait de concentrer la répression exclusivement sur les sites qui exploitent la contrefaçon à des fins lucratives ». Pierre Lescure reconnaît également que « la réponse graduée, qui peut être contournée par tout internaute doté d’un minimum de compétences informatiques, serait démantelée, et le budget correspondant pourrait être réorienté en faveur de la lutte contre les véritables contrefacteurs et du soutien à la création ». On appréciera ici que l’ancien PDG de Canal + préconise quelques pages plus loin de conserver ledit dispositif de riposte graduée tout en reconnaissant les failles de ce dernier...
La légalisation chute au saut d’obstacles
Même si la mise en place de ce droit aurait pu donner lieu à l’émergence d’un nouveau financement (de type rémunération compensatoire ou contribution créative), la mission Acte 2 retient cependant que « la légalisation des échanges non marchands se heurte aujourd’hui à trop d’obstacles juridiques, économiques et pratiques pour pouvoir constituer, à court terme, une réponse crédible à la problématique du piratage ». Sur le plan du droit, Pierre Lescure explique en effet que le partage entre internautes d’œuvres protégées sans l’autorisation de leurs ayants droit, et ce exclusivement dans un cadre non marchand ou sans but lucratif, ne peut être envisagé « qu’à l’échelle européenne, dans le cadre d’une révision de la directive 2001/29/CE ». Autrement dit, impossible aux yeux de la mission Acte 2 de mettre en place un tel système en France du fait des règles actuellement en vigueur au niveau européen, que ce soit en se basant sur la théorie dite de l’épuisement des droits ou sur l’instauration d’une nouvelle exception aux droits exclusifs.
Pierre Lescure, en décembre 2012.
Tout en affirmant qu’il est pour l’heure impossible de légaliser les échanges non-marchands, la mission Lescure abonde d’arguments en faveur d'une mise à l’écart de cette option. D’un point de vue économique, elle fait par exemple valoir que « la coexistence d’échanges non marchands légalisés et d’une offre commerciale ne bénéficiant pas de cette exception au droit d’auteur paraît difficilement envisageable ».
De plus, le montant de la « contribution créative » payée par les abonnés en échange de ce nouveau droit s’avérerait très importante, au point de « représenter un coût peu acceptable » pour ces derniers. Des montants de 20 à 40 euros par mois sont ainsi mis en avant, lesquels permettraient d’irriguer les secteurs de la musique, de la vidéo, du livre, du jeu vidéo, de la presse et de la photographie. Sur un plan pratique, la mission Lescure affirme d’autre part que « la répartition du produit de la contribution des internautes, fondée sur la mesure des échanges non marchands, impliquerait une observation du trafic plus systématique et plus intrusive que celle mise en œuvre dans le cadre du dispositif de réponse graduée. Elle risque donc de se traduire par des atteintes aux libertés individuelles et à la vie privée plus graves que celles auxquelles elle prétend mettre fin ».
Mais en dépit de tous ces obstacles, la mission Acte 2 se garde bien de fermer complètement la porte. « Compte-tenu de l’incertitude sur les évolutions économiques à venir, illustrées par les initiatives récentes de certains acteurs de l’Internet qui fragilisent les services gratuits financés par la publicité, aucun modèle ne doit être a priori écarté ». La mission recommande donc d’approfondir la réflexion sur la légalisation des échanges non-marchands, « tant au plan national qu’à l’échelle communautaire ». Plusieurs pistes de réflexion sont d’ailleurs tracées : « préciser la notion de partage non marchand dans l’univers numérique et en définir les contours, afin de distinguer, dans l’ensemble des échanges en ligne, ceux qui correspondent réellement à une logique de partage entre individus et non à une simple logique de consommation » ; s’intéresser à « la redéfinition (...) du "cadre privé" et du "cercle de famille" », etc.
LQDN regrette les arguments mis en avant par la mission Lescure
De son côté, La Quadrature du Net estime que malgré une introduction de cette problématique « intéressante » au sein du rapport Lescure, « les arguments avancés pour la rejeter retombent dans les pires effets rhétoriques ». L’association de défense des libertés numérique considère effectivement que « contrairement à ce qui est affirmé, la mise en place de financements mutualisés n'implique nullement une surveillance des échanges, intrusive pour les individus, alors que c'est ce qui va perdurer avec le système d'amendes recommandées ».
Une légalisation de fait des échanges non-marchands ?
On notera enfin que certains ont pu voir entre les lignes de l’ensemble des propositions de la mission Lescure une légalisation de fait (et non pas de droit) des échanges non-marchands. C’est notamment le cas du député (PS) Christian Paul, ardant opposant aux projets de loi Hadopi, qui nous expliquait ce matin comment les propositions de Pierre Lescure, en ciblant tout particulièrement les cas de contrefaçon commerciale et les échanges effectués à des fins lucratives, pourraient conduire à une légalisation des échanges non-marchands dans la pratique. L’élu perçoit en effet une « logique de légalisation de fait des pratiques de partage non commerciales », laquelle s’imposerait désormais peu à peu.