Blocage de RT et Sputnik : les opérateurs français en attente de consignes claires

Blocage de RT et Sputnik : les opérateurs français en attente de consignes claires

Le flou dans la bergerie

Avatar de l'auteur
Marc Rees

Publié dans

Droit

07/03/2022 11 minutes
9

Blocage de RT et Sputnik : les opérateurs français en attente de consignes claires

Le blocage de RT et Sputnik a été ordonné par le règlement publié mercredi dernier au Journal officiel de l’Union européenne. La restriction a été justifiée par les menaces à l’ordre et à la sécurité publics de l’Union. Le BEREC, groupe des régulateurs européens, n’y voit aucune difficulté, contrairement aux FAI en quête de sécurité juridique. L’un d’eux vient même d’adresser une série de questions à l’ARCEP.

Le règlement publié le 2 mars fait interdiction à tous les intermédiaires « de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant » de RT et Sputnik. C’est dans son sillage que les intermédiaires ont bloqué l’accès à RT et Sputnik.

L'interdiction est vaste. Elle concerne aussi bien la transmission ou la distribution et ce « par tout moyen », dont le câble, satellite, TV sur IP, les fournisseurs de services Internet, les plateformes ou applications de partage de vidéos.

L’annexe du texte définit le périmètre des personnes morales cibles de ces restrictions, à savoir :

  • RT- Russia Today English
  • RT- Russia Today UK
  • RT - Russia Today Germany
  • RT - Russia Today France
  • RT- Russia Today Spanish
  • Sputnik

Cette décision a été prise en représailles à l’agression militaire de l’Ukraine par la Russie, afin de couper le robinet des fausses informations sur RT et Sputnik, explique en substance le règlement. « Nous sommes dans une situation exceptionnelle qui justifie des mesures exceptionnelles » assume dans nos colonnes le député Éric Bothorel (LREM), assurant que « la France déclinera ce que l’Europe a décidé avec une application stricte, quelles que soient les adaptations avec notre droit actuel, pour des raisons exceptionnelles », puisqu’ « un pays a choisi d’agresser un autre pays sur notre continent en tirant sur des civils, ce [qui] n’est pas anodin ».

Au-delà du principe de ces mesures, les frictions avec la réalité des réseaux étaient inévitables dès lors que le règlement souffre d’une lacune importante : à supposer que les FAI soient bien impliqués, le texte ne fournit pas la liste des noms de domaine à bloquer.

Conséquence logique : chaque opérateur a dû se débrouiller pour identifier les cibles à couper. Il fallait sans doute bloquer francais.rt.com ou actualidad.rt.com mais quid d’Arabic.rt.com ? En France, des FAI comme Orange ou Free ont fait le choix de bloquer alors qu’il ne s’agit pas d’une des émanations évidentes des entités épinglées. 

À l’échelle européenne, cette lacune du règlement entraîne une importante cacophonie comme le montre cet appel à témoignages que nous avons sollicité sur Twitter, auprès d’internautes éparpillés dans toute l’UE. Dans sa photographie des sondes RIPE Atlas, le spécialiste des réseaux Stéphane Bortzmeyer relève par exemple qu’en Allemagne, « curieusement, rt.com n'est pas censuré mais la version allemande l'est par certains ». Et en Autriche ? « Pas de censure », toujours selon les remontées des sondes. 

L’absence d'identification des sites dans le texte officiel présente un avantage : celui de permettre une adaptation très rapide des mesures de blocage aux éventuels sites de contournement qui pourraient surgir.

Seulement, les inconvénients sont massifs puisqu’il revient finalement aux seuls FAI de choisir le périmètre du blocage, avec ce risque d'incohérence. De plus, quid des responsabilités en cas de surblocage ? En outre, n’est-on pas en train d’installer une obligation générale de surveillance, prohibée par la directive e-commerce de 2000, puisque ces intermédiaires sont finalement obligés de scruter, pour les arrêter, tous les flux estampillés RT et Sputnik ?  

Les faibles éclairages du BEREC

Dans un communiqué publié le 4 mars, Annemarie Sipkes, présidente du BEREC (« body of European Regulators for Electronic Communications ») n’est pas entrée dans ces détails pourtant cruciaux. Elle s'est contentée d’assurer que le sacro-saint règlement sur l’Internet ouvert autorise bien les FAI à prendre des mesures de blocage spécifiques des contenus, applications et services « afin de se conformer aux actes législatifs de l'Union ».

Signe d’une fragilité évidente, elle souligne que les autorités nationales, membres du BEREC, peuvent « aider les fournisseurs de services d'accès à Internet à se conformer à ces mesures européennes », tout en promettant une action coordonnée dans les jours à venir pour les prochaines étapes. 

Ces signaux envoyés depuis l’organe représentant l’ensemble des ARCEP européennes seront-ils de taille à répondre aux interrogations légitimes des acteurs de terrain ?

L’ARCEP consultée par un opérateur en quête de sécurité

Ainsi en témoignent les questions posées par Nicolas Guillaume, le CEO de Netalis, qui vient de consulter l’ARCEP pour espérer de plus solides signaux du régulateur français. Dans un courrier que celui-ci a bien voulu nous transmettre à notre demande, le dirigeant rappelle que le règlement Internet Ouvert expose en substance « qu'un opérateur ne peut procéder à un blocage de contenu que si ce dernier a été précisément désigné par un acte législatif, ou une décision de justice, ou une décision d'une autorité administrative indépendante respectant les droits fondamentaux de l'Union ».

Or, « si l'application d'une telle mesure sur le volet audiovisuel ne pose pas trop de difficultés d'interprétation, ce n'est absolument pas le cas en matière de transport et accès Internet ».

Déjà, le texte publié mercredi dernier n’est pas « législatif », comme indiqué au Journal officiel de l’Union européenne.

journal officiel UE

Extrait du texte publié au Journal officiel

Le traité de l’UE indique qu’ « un acte législatif peut déléguer à la Commission le pouvoir d'adopter des actes non législatifs de portée générale qui complètent ou modifient certains éléments non essentiels de l'acte législatif ». L’acte « non législatif » publié mercredi modifie un précédent texte, à savoir un premier règlement publié en 2014 concernant déjà « des mesures restrictives eu égard aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine ».  Seulement, l'acte non législatif du 2 mars vient du Conseil, non de la Commission. 

Les FAI sont-ils inclus ? 

Le chef d'entreprise relève en outre que lorsqu’il liste de manière non exhaustive les personnes devant couper cet accès, le règlement du 1er mars 2022 prend soin de viser expressément les fournisseurs de services Internet, mais en oubliant de citer « les fournisseurs d'accès Internet ». Sont-ils dès lors concernés ? 

« Enfin, et surtout, les contenus que souhaitent voir bloquer les autorités ne sont pas précisément désignés, au mépris des règles de procédures auxquelles sont habitués opérateurs comme magistrats ou services administratifs lorsque le blocage est ordonné respectivement par un juge ou une autorité administrative ».

Or, rappelle le courrier adressé à Laure de la Raudière, présidente de l'ARCEP, il est « de jurisprudence constante que les opérateurs ne peuvent être tenus à une obligation générale de surveillance et qu'à ce titre ils ne peuvent bloquer sur une injonction générique : les noms de domaines doivent être identifiés ».

Pas de liste officielle des noms de domaine à bloquer

Nicolas Guillaume a donc adressé au régulateur français une série de questions dont il attend des réponses rapides, solides :

  • « Le blocage par un FAI, en dehors de tout acte législatif, décision de justice ou décision d'une autorité administrative, de contenus Internet est-il une atteinte à la Neutralité du Net ? »
  • « En tant que fournisseur d'accès (catégorie pourtant non visée par les textes), Netalis est-elle tenue de bloquer les sites Internet des entreprises visées » ?
  • Dans un tel cas, l’ARCEP pourrait-elle fournir les noms de domaine concernés ?

En attendant, l’absence de consignes claires « fait peser un risque juridique certain pour les opérateurs, tenus d'apporter leur concours dans le cadre des prescriptions exigées par l'ordre public, la défense nationale et la sécurité publique, sans pour autant porter atteinte aux droits fondamentaux tels que le respect de la Neutralité du Net ».

Quelle conduite à tenir ?

Faute d'éclairage, Netalis craint des actions initiées par des utilisateurs finaux voire une procédure de sanction « pour violation des dispositions du règlement Internet Ouvert pour avoir procédé au blocage de contenus en dehors de tout acte législatif, décision de justice ou décision d'une autorité administrative ».

« Il est absolument essentiel d'avoir une précision réglementaire la plus juste possible sur la conduite à tenir. En attendant, conformément à sa charte éthique, nous indique Nicolas Guillaume, Netalis se conformera toujours à la règle essentielle de la neutralité du net et ne procède à aucun filtrage ou blocage sur son réseau utilisé exclusivement par des professionnels et des entreprises ». 

Pas de position commune

Contactée, la Fédération Française des Télécoms (FFT) admet qu'il n'y a pas de position commune sur le sujet parmi ses membres. Elle nous invite à nous diriger auprès de chacun d'eux, tout en précisant que le secteur applique les consignes venues des autorités gouvernementales et du BEREC.

Nous avons contacté Bouygues et Orange, sans retour pour l'instant. Sans savoir que nous avions déjà contacté la fédération, SFR nous invite pour sa part à nous « rapprocher de la Fédération française des télécoms, qui a centralisé les échanges de ces derniers jours sur le sujet ».

Quant aux quelques signaux envoyés par l’ARCOM le 2 mars, ils n’apportent aucune réponse suffisante puisque l'autorité se contente d'affirmer que le texte a pour objet « de suspendre la diffusion par tout moyen des contenus provenant de RT et Sputnik dans l’ensemble des pays de l’Union européenne ».

Comme déjà relevé, l'un des passages du règlement ajoute du flou au trouble lorsqu’il écrit que les mesures de restriction imposées ne devront interdire ni aux sociétés RT et Sputnik ni à leur personnel « d’exercer dans l’Union d’autres activités que la diffusion, telles que des enquêtes et des entretiens ».

Comment d'un côté bloquer tous les signaux venus de ces médias russes, tout en les autorisant de l'autre à réaliser des interviews ? Comment garantir cette autorisation, tout en bloquant les sites de RT et Sputnik, mais sans fournir la liste des sites à bloquer ?

Une décision de filtrage très malsaine, selon Benjamin Bayart

« Si certains opérateurs ont décidé de filtrer sur leurs DNS resolvers publics, sans autre base légale, c'est une initiative "individuelle", probablement illégale (même si personne ne viendra leur chercher des poux) » estime, à titre individuel, Benjamin Bayart.

« Les gros opérateurs qui filtrent, sans avoir reçu une liste officielle, se mettent dans une position bien difficile ». L’intéressé, joint par Next INpact, rappelle la pratique constante de la Fédération des fournisseurs d’accès Internet associatifs : « on ne filtrera rien sans un papier écrit, officiel, contestable devant un tribunal ».

« De mon point de vue, ce règlement est assez sain, en fait. Il pose l'interdiction au bon endroit », à savoir en ciblant, selon lui, les chaînes sur les réseaux de TV sur IP des opérateurs. Cependant, « que les gros FAI s'en servent pour filtrer sans cadre légal est, en revanche, très malsain ».

C'est sans doute pour éviter de dangereux précédents que le règlement sur l'Internet ouvert conditionne les mesures susceptibles de limiter pareilles mesures à un principe de proportionnalité et de nécessité. Leur mise en œuvre, prévient-il, doit en outre être « subordonnée à des garanties procédurales adéquates conformes à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, y compris ses dispositions relatives à une protection juridictionnelle effective et à une procédure régulière ».

Écrit par Marc Rees

Tiens, en parlant de ça :

Sommaire de l'article

Introduction

Les faibles éclairages du BEREC

L’ARCEP consultée par un opérateur en quête de sécurité

Les FAI sont-ils inclus ? 

Pas de liste officielle des noms de domaine à bloquer

Quelle conduite à tenir ?

Pas de position commune

Une décision de filtrage très malsaine, selon Benjamin Bayart

Le brief de ce matin n'est pas encore là

Partez acheter vos croissants
Et faites chauffer votre bouilloire,
Le brief arrive dans un instant,
Tout frais du matin, gardez espoir.

Fermer

Commentaires (9)


L’UE a ouvert une boite de Pandore et notre gouvernement plutôt que de considérer cela d’un point de vue légal fait de la com’ en jouant sur la peur du grand méchant russe.



Un truc à rappeler, rien que RT France, la rédaction est (était?) composée de journalistes français.
La chaine opérait sous le contrôle de l’ARCOM qui ne l’a jamais interdite de diffusion.



Il faudrait vérifier mais je crois même que l’UE outrepasse son mandat, la diffusion audiovisuel étant sous le contrôle des Etats membres.


Marc Rees, bras armé de la propagande de Poutine sur les internets technophiles francophones, qui cite Bayart l’extrémisme prorusse : c’est beau :cartonrouge:



Plus sérieusement, merci pour les précisions sur la honte (ill)légale de cette censure et le précédent ultra malsain ainsi créé


Tu avais raison sur toute la ligne en commentaire de cet article…
Il y a fort à parier que les énervés de la propagande ne ramènerons pas leur fraise içi !
(j’ai quand même sortit le popcorn, car j’ai appris que la bêtise de certains n’avait pas de fond :fumer: )


Une fois encore, l’UE démontre sa stupidité. Et pour compléter Cetera, RT France a eu droit à un unique avertissement du CSA depuis sa création. Donc prétendre que le média désinformait les masses, alors qu’il se savait en première ligne pour se faire flinguer à la première occasion venue, c’est bien du foutage de gueule, et un abus caractérisé de plus de l’euroreich, dont le manque de neurones dans les sanctions jette les russes dans les bras des chinois !
Maintenant quand je vois qu’il suffit à un seul des 10 milliardaires possédant nos grands médias de fabriquer un candidat sans parti politique, qui ne s’est jamais présenté à aucune élection, et qui a eu droit, à lui tout seul, à 14% du temps de parole, il faut vraiment arrêter d’urgence de prétendre que cette élection n’est pas truquée !
On parlera même pas de l’abus utilisant la présidence pour faire son auto-campagne à nos frais…
Vous pouvez toujours fustiger les russes et leurs lois totalitaires - en UESS, on menace des maires de représailles, et on donne uniquement des parrainages aux “copains” eurofascistes. La messe est dite.
Sans le candidat du Frexit, l’élection est déjà terminée. Alors faire la leçon aux russes…


Bonsoir, Est-ce encore de l’info…rmatique… ? Si Oui je continu ? Est-ce possible d’imaginer que le role de Bolloré fut de monter un parti bidon pour diviser le principal adversaire… et de le récompenser avec une petite pépite ?
https://www.marianne.net/politique/macron/vincent-bollore-a-lassaut-du-groupe-dassault-avec-le-soutien-de-macron


Comme dit et redis, NXI est média IPG (Informations Politiques et Générales de mémoire) :windu:



De plus on parle ici de censure via des fournisseur d’accès / transitaires / opérateurs de réseau, donc oui je trouve que ça a particulièrement sa place ici :chinois:



A part ça, moi je continu de mettre ma tête dans mon sac a vomi en voyant tout ça..


Je ne me souviens plus mais a-t-on coupé CNN lorsque les USA ont envahi illégalement l’Irak, invasion ayant conduit à la mort d’1 million d’irakien ?


Censurer ce média de fond de chiottes et faire chouiner les fanzouz de poutine : oui. Le faire sans base légale : non.


Pour être aussi virulent, il est certains que tu n’a pas encore constaté par toi même de l’ampleur du shadowban (et parfois pire) dans l’information délivrée par les médias mainstream de l’hexagone.