La décision du COREPER, le Comité des représentants permanents des gouvernements des États membres de l'Union européenne, est publiée au Journal officiel de l'UE. Le réglement impose la suspension des flux vidéos et TV, mais reste posée la question des sites de ces deux médias. Ils sont désormais inaccessibles chez Free, mais non encore chez les autres FAI, à cet instant.
La mesure est désormais effective. Elle fait suite aux annonces d’Ursula von der Leyen, qui dimanche avait déjà réclamé le bannissement de «la machine médiatique du Kremlin » après l’invasion russe en Ukraine.
La réglementation à l’instant publiée frappe une série de médias affiliés à la Russie mentionnés dans son annexe, à savoir :
- RT- Russia Today English
- RT- Russia Today UK
- RT - Russia Today Germany
- RT - Russia Today France
- RT- Russia Today Spanish
- et Sputnik
Le Conseil de l’UE s’appuie sur l’article 215 du Traité relatif aux « mesures restrictives » que l’institution peut adopter « à l'encontre de personnes physiques ou morales, de groupes ou d'entités non étatiques ». En 2014 il avait déjà pris de premières restrictions à l’encontre de la Russie, eu égard à ses actions « déstabilisant la situation en Ukraine ». La décision du jour, annoncée hier par la présidence française de l’UE, s’inscrit donc dans la continuité de ces actes.
« Dans ses conclusions du 24 février 2022, le Conseil européen a condamné avec la plus grande fermeté l’agression militaire non provoquée et injustifiée de la Fédération de Russie contre l’Ukraine » indique le règlement du Conseil. « La Russie viole de façon flagrante le droit international et les principes de la charte des Nations unies, et porte atteinte à la sécurité et à la stabilité européennes et mondiales ».
Pour le Conseil, ce nouveau paquet de sanctions individuelles et économiques se justifie aujourd’hui par la nécessité de lutter contre les « menaces hybrides », afin de « renforcer encore la résilience de l'UE », comme l’exposait déjà ce communiqué de 2021, en des termes plus généralistes.
Dans le cas présent, soutient-il, « la Fédération de Russie a lancé une campagne internationale systématique de manipulation des médias et de déformation des faits afin de renforcer sa stratégie de déstabilisation des pays voisins et de l’Union et de ses États membres. »
Le levier de l’ordre public
Cette propagande « a notamment pris pour cibles, de manière répétée et constante, les partis politiques européens, en particulier en période électorale, ainsi que la société civile, les demandeurs d’asile, les minorités ethniques russes, les minorités de genre et le fonctionnement des institutions démocratiques dans l’Union et ses États membres », expose l’institution.
Ces opérations ont utilisé « comme canaux un certain nombre de médias placés sous le contrôle permanent, direct ou indirect, des dirigeants de la Fédération de Russie ». Toujours pour le Conseil, elles « menacent directement et gravement l’ordre et la sécurité publics de l’Union ». Et ces médias « jouent un rôle essentiel et déterminant pour faire avancer et soutenir l’agression contre l’Ukraine et pour déstabiliser les pays voisins ».
C’est donc le levier du risque pour le sacro-saint ordre public qui est ici actionné. Cependant, et on peut le regretter, aucun détail plus précis n'est apporté pour nourrir une analyse de proportionnalité, technique habituelle devant un tribunal avant décision de blocage. L'urgence explique sans doute l'empressement, dans un contexte d'invasion militaire, mais en l'état, de tels reproches aussi généralistes ne peuvent-ils pas s'appliquer à d'autres chaînes TV ?
Ces lacunes risquent-elles de devenir un terreau fertile chez les partisans de RT et Sputnik, le doigt pointé sur une décision qu'ils jugeront plus politique que juridique ? Voire un tremplin pour le Kremlin, quand viendra le temps des représailles ?
L’interdiction frappe toutes les diffusions
Les justifications posées, viennent les mesures. Deux piliers constituent le cœur du règlement.
D'une part, il interdit à tous les opérateurs européens de « diffuser » (ou « broadcaster », en anglais) les contenus venant de RT et Sputnik. La décision frappe donc toutes les transmissions ou diffusions, que ce soit par câble, satellite, IP-TV, FAI, plateforme vidéo ou apps. Le champ est large. Très large :
« Il est interdit aux opérateurs de diffuser ou de permettre, de faciliter ou de contribuer d’une autre manière à la diffusion de contenus provenant des personnes morales, entités ou organismes énumérés (...), y compris par la transmission ou la distribution par tout moyen tel que le câble, le satellite, la télévision sur IP, les fournisseurs de services internet, les plateformes ou applications, nouvelles ou préexistantes, de partage de vidéos sur l’internet. »
D'autre part, et dans le même temps, le règlement suspend l'ensemble des licences ou autorisations de diffusion conclues avec les sociétés épinglées. Cela concernera donc la convention passée entre Russia Today France et l'Arcom par exemple, qui n'aura donc pas à tergiverser longuement avant d'appuyer sur le bouton « Pause ».
Mieux : ces restrictions resteront en vigueur jusqu’à la fin de l’agression de l’Ukraine et jusqu’à ce que la Russie et ses médias affiliés cesseront de mener des actions de propagande contre l’UE et ses États membres. Deux conditions ont donc été posées pour leur levée, dont l'une est particulièrement floue : quand se terminera l'action de propagande, et quand débutera la liberté d'expression ?
... mais les interviews et recherches restent possibles
Afin de respecter justement ce droit à la liberté d'expression et d'information, la liberté d'entreprise outre le droit de propriété, un considérant 11 prévient que ces mesures n'interdisent pas « ces médias et leur personnel d’exercer dans l’Union d’autres activités que la diffusion [broadcast, en anglais, ndlr], telles que des enquêtes et des entretiens ».

Autant dire que cette exception jette le trouble. Si ces restrictions véhiculées par cet « acte non législatif », concernent de manière certaine les flux vidéos et TV, elles paraissent laisser intacts les communications sur les sites Internet de ces médias.
« Alors que les déclarations pourtant très assurées hier soir laissaient entendre que cela visait également les sites Internet des médias visés, les textes publiés semblent ne se cantonner qu'au seul volet audiovisuel, c'est à dire chaine TV + relais sur YouTube / reseaux sociaux » commente en ce sens Me Alexandre Archambault.
Dans cette grille de lecture, si le règlement laisse à RT et Sputnik et leurs journalistes la liberté de réaliser des enquêtes ou des interviews, ce n'est pas pour laisser ces contenus dans l'ombre mais bien permettre leur communication au public d'une manière ou d'une autre, pour autant qu'elle ne prenne pas la forme d'une diffusion au sens de broadcast.
Dans un communiqué peu détaillé, l'Arcom indique au contraire que « ces mesures ont en particulier pour objet de suspendre la diffusion par tout moyen des contenus provenant de RT et Sputnik dans l’ensemble des pays de l’Union Européenne ». Quand de son côté, le Conseil évoque, dans son communiqué en anglais, une interdiction du broadcasting...
En attendant, RT France et Sputnik France sont désormais inaccessibles chez Free, mais non encore chez Orange ou Bouygues.
« Nous sommes dans une situation exceptionnelle qui justifie des mesures exceptionnelles et que la France déclinera ce que l’Europe a décidé avec une application stricte, quelles que soient les adaptations avec notre droit actuel, pour des raisons exceptionnelles » commente le député Éric Bothorel (LREM), joint par Next INpact. « Un pays a choisi d’agresser un autre pays sur notre continent en tirant sur des civils, ce n’est pas anodin ».