Pour la Commission européenne, la loi française anti-Amazon peut tuer des petites librairies

La France, alapage.com
Droit 10 min
Pour la Commission européenne, la loi française anti-Amazon peut tuer des petites librairies
Crédits : kasinv/iStock

Au Journal officiel du 31 décembre 2021, a été publiée la loi « visant à conforter l’économie du livre ». Dans le marketing parlementaire, le texte est destiné à combattre l’ogre Amazon face aux Petits-Poucet du secteur. Problème : la France a été visée par de lourdes critiques venues de la Commission européenne. Next INpact révèle son courrier incendiaire.

En mai 2021, Emmanuel Macron fustigeait les grands groupes, ceux qui « ont la possibilité de vous envoyer quasiment sans frais votre livre, quand votre libraire indépendant va vous faire payer les frais postaux ». 

Fin 2021, Roselyne Bachelot, ministre de la Culture pointait son doigt accusateur sur cet « opérateur [qui] propose la livraison quasi gratuite des livres ». Elle y voit « une nouvelle forme de concurrence par les prix qui ne permet plus à la loi sur le prix unique du livre de 1981 de produire son plein effet ». Et promis juré, l'article premier de la loi sur l’économie du livre « y remédie ».

La disposition phare interdit en effet la livraison gratuite de livre. Ces services de livraison vont être facturés à un prix minimum, selon une grille fixée par un futur arrêté attendu de Bercy et de la Rue de Valois.

La loi oblige en outre les sites qui vendent simultanément des livres neufs et d’occasion à bien distinguer ces deux offres, avec un affichage tarifaire ne devant « pas laisser penser au public qu’un livre neuf [puisse] être vendu à un prix différent de celui qui a été fixé par l’éditeur ou l’importateur ».

En pleine présidence de l’UE, la France pourra toujours s’enorgueillir de défendre des milliers de David (les petits libraires) contre un Goliath (Amazon, l’américaine). Seulement, une nouvelle fois, la grille d’analyse de la Commission Européenne ne partage pas vraiment ces conclusions imaginées à Paris en vase clos face au droit de l’Union.

La missive de la Commission européenne

Suite à une procédure CADA européenne, nous avons obtenu la missive adressée par l’institution bruxelloise, document que nous révélons. La Commission y exprime de lourdes critiques au fil d’ « observations » fondées sur les grands principes issus de la directive de 2000 sur le commerce électronique.

Pour rappel, en vertu de ce texte qui régule toute l’économie du Web en Europe, chaque État peut bien réguler les entreprises installées sur son territoire. Inversement, aucun ne peut restreindre la libre circulation des services proposés depuis un autre État membre.

Le problème a rapidement été identifié s’agissant de la loi anti-Amazon française : elle s’applique « à tout vendeur de livres en France et vers la France, quel que soit le lieu d’établissement du vendeur », relève la Commission. « Cela signifie que les vendeurs de livres, en ligne et hors ligne, établis dans d’autres États membres que la France seront également couverts ».

La Commission anticipe des restrictions à la sacro-sainte libre prestation de services. Aux yeux bruxellois, le texte français peut même être source de discriminations de fait, « étant donné que les vendeurs à distance français sont plus susceptibles de disposer de l’infrastructure nécessaire pour offrir des alternatives viables à la livraison par la poste (par exemple, livraison dans des points de vente au détail ou par l’intermédiaire de points de vente physiques) ». Les détaillants en ligne installés en France pourraient ainsi être placés dans une situation plus avantageuse que ceux installés dans un autre État membre. La loi anti-Amazon, une loi pro-France ?

Des exceptions au principe du pays d'origine

Les règles posées par la directive de 2000 ne sont toutefois pas absolues. Des exceptions à la règle dite du pays d'origine sont prévues (en son article 3, point 4). 

Elles permettent ainsi à un État membre de réguler également le commerce électronique des entreprises mêmes installées dans d’autres États membres.

Ces exceptions sont très spécifiques. Elles relèvent de raisons d’ordre public. Si la Commission reconnaît que la protection de la diversité culturelle entre dans ce périmètre, c’est aussi pour rappeler que le droit de l’UE exige des restrictions ciblées et proportionnées outre le respect d’une procédure particulière.

Ainsi, « avant de prendre les mesures restrictives en question, l’État membre "d’accueil" (en l’occurrence la France) devrait demander à l’État membre "d’origine" du ou des prestataires de services concernés de prendre des mesures pour résoudre le problème d’ordre public identifié ».

Et si cet État membre n’adopte pas les mesures adéquates, par exemple pour réguler Amazon au cordeau, « il doit ensuite, avec la Commission, être informé de la mesure que l’État membre "d’accueil" a l’intention de prendre ».

Des conditions que ne remplit pas la France

Dans les échanges de courriers, la France a multiplié les arguments au chevet de sa législation : elle a sans surprise secoué l’étendard de la diversité culturelle et linguistique, mais aussi a vanté la nécessité de « contrecarrer les pratiques commerciales d’une grande multinationale qui exploite la livraison quasi systématique de nouveaux livres à domicile, créant des conditions de concurrence sur les prix auxquelles les autres détaillants de livres ne peuvent s’aligner ».

Amazon n’est pas citée dans ce résumé des positions françaises dressé par la Commission, mais son nom transpire dans chacune des lignes.

Pour la France, en outre, « la situation actuelle permet à un puissant opérateur d’offrir pratiquement gratuitement la livraison de livres, exerçant ainsi une forme de concurrence par les prix avec laquelle aucun autre opérateur économique n’est en mesure de s’aligner ».

Cette situation se traduirait « inévitablement par une croissance constante de la part de marché de cet opérateur au détriment de la diversité des acteurs impliqués dans la vente au détail de livres, qui est une garantie de diversité éditoriale et donc de diversité culturelle ».

Enfin, dixit les positions françaises, « le fait que la livraison soit presque gratuite signifie également que les consommateurs peuvent utiliser ce service sans mesurer son impact sur l’environnement et sans rationaliser leurs pratiques ».

Les objectifs économiques ne justifient pas ces restrictions

La Commission a rappelé au gouvernement français que « des objectifs de nature purement économique ne sauraient justifier des restrictions aux libertés fondamentales du Traité ».

Ainsi, « la protection des librairies ou la limitation de l’incitation économique pour les consommateurs ne sauraient constituer à elles seules un objectif primordial d’intérêt général », car « ces objectifs ne peuvent être acceptés que s’ils servent de moyens appropriés et nécessaires à la réalisation d’une exigence impérative dans l’intérêt public ».

Elle concède encore que la protection des livres peut justifier des restrictions à la liberté de circulation des marchandises, mais encore faut-il que les mesures soient non discriminatoires, justifiées par des raisons impérieuses et propres à garantir la réalisation de l’objectif d’intérêt général. Et sur ce point, la Commission fait état de ses « doutes » face au texte français.

Risque de discrimination, voire de disparition des petits libraires

Et elle s’en explique : « quelle que soit leur situation géographique, des consommateurs qui achètent via des filières à distance sont en principe en mesure d’acheter des livres dans des conditions différentes de celles qui les achètent dans des librairies, en particulier lorsque ces derniers sont en mesure de livrer des livres commandés au moyen de ventes à distance par l’intermédiaire de leurs points de vente physiques ».

Le texte français peut donc « avoir pour effet de porter atteinte à l'objectif d'égalité d'accès aux livres dans de tels cas ».

Mieux, la loi française, appliquant des conditions de vente restrictives aux circuits de vente à distance, risque de défavoriser les petits vendeurs opérant en ligne, tous ceux qui peuvent en effet « ne pas être en mesure de concurrencer les vendeurs de détail ».

La Commission craint même que la loi anti-Amazon puisse faire « disparaître du marché » ces petits vendeurs en ligne, incapables de s’aligner. Un funeste sort qui « semble également aller à l’encontre de l’objectif politique déclaré de fournir l’accès à un vaste réseau d’accès de détail », commente-t-elle poliment.

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Aucune surprise. À l’Assemblée nationale, la rapporteure Géraldine Bannier (MoDem) avait déjà esquissé un « scénario optimiste » de cette loi, celui où « certaines librairies de taille moyenne parviendront à s’aligner sur ce tarif minimum et pourront ainsi devenir aussi compétitives que les entreprises qui pratiquent aujourd’hui la quasi-gratuité ».

Sans dessiner de scénario pessimiste, elle expliquait dans son rapport parlementaire que pour relever ce pari, « il leur sera toutefois nécessaire, en parallèle, d’agir sur d’autres leviers : l’organisation du réseau, la praticité des outils de commande, leur visibilité, la disponibilité des titres en "cliqué-retiré", la rapidité et la qualité de la livraison, la prescription en ligne via les réseaux sociaux notamment, etc. » 

Face à l’ « incertitude consubstantielle » de cette loi alors en gestation, elle plaidait, à l’instar du Conseil d’État, en faveur d’une expertise préalable de l’Autorité de la concurrence.

En vain.

Pas d’analyse de proportionnalité

Dans sa lettre, la Commission est moins tendre : en introduisant différentes conditions de vente selon le canal de vente, cette législation peut « porter atteinte à l’objectif de la Loi relative au prix du livre qui a introduit le système de prix fixes, applicable dans les mêmes conditions à tous les vendeurs, quelle que soit leur filière de vente ».

« Cela semble aller à l'encontre de l'objectif politique déclaré de garantir une concurrence basée sur la qualité du service fourni aux consommateurs », égratigne-t-elle.

Pour justifier de ses mesures, le gouvernement français aurait enfin dû produire une analyse de proportionnalité « ainsi que des éléments précis permettant d’étayer son argumentation ».

La Commission a beau chercher dans ses mails : « les autorités françaises n’ont pas fourni une telle analyse dans le cadre de leur notification susceptible de faciliter l’appréciation de la proportionnalité de la mesure ».

En pleine PFUE, la leçon de Bruxelles

Elle adresse ainsi une petite leçon au mauvais élève européen, celui actuellement aux manettes de la présidence de l’UE : « il aurait été utile de fournir une évaluation détaillée de la manière dont les mesures proposées garantiraient l’égalité d’accès aux livres pour tous les lecteurs et de la manière dont ces mesures contribueraient à la réalisation de l’objectif de diversité culturelle ».

Elle aurait par exemple souhaité disposer des informations « sur la façon dont la pratique de la livraison gratuite affecte le volume des ventes en ligne et ceux en librairie », mais également sur les « différents coûts supportés par les vendeurs physiques et en ligne de livres et de l'impact des mesures proposées sur ces types de distribution, ainsi que sur l'effet que ces dispositions pourraient avoir sur le prix des livres après l'entrée en vigueur ».

Bruxelles aurait voulu des précisions « pour mieux comprendre dans quelle mesure les autorités françaises compétentes ont considéré des moyens moins restrictifs » pour atteindre les objectifs affichés par la loi.

Last but not least, la Commission ne dispose d’aucune information selon laquelle la France aurait suivi la procédure visant à demander par exemple à l’État membre où Amazon est installé (le Luxembourg, pour Amazon Europe Core) de prendre des mesures spécifiques.

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Un texte peu en phase avec la directive sur le commerce électronique

Au final, « le projet notifié est susceptible de créer des restrictions à la fourniture transfrontière de services de la société de l’information par des prestataires établis dans un autre État membre ».

La Commission « se demande si les mesures notifiées peuvent être considérées comme proportionnées pour la poursuite d’un objectif susceptible de justifier une dérogation au principe du contrôle par l’État d’origine » et « si le projet notifié satisfait aux exigences de ciblage ».

Faute d’éléments plus solides, elle conclut que les autorités françaises n’ont pas satisfait aux exigences énoncées par la directive sur le Commerce électronique. Un constat qui pourrait servir à de futurs contentieux à l’encontre de la législation française, devant la Cour de justice de l’UE.

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