En juin 2019, nous relations le long combat engagé par Cosmo Wenman, artiste multimédia et entrepreneur, face au musée Rodin. L’établissement français refuse de lui fournir les données issues des scans 3D, malgré un avis favorable de la CADA. L’épisode se poursuit désormais au tribunal administratif.
Les faits sont une première dans l’histoire de la CADA, la commission d'accès aux documents administratifs. lls concernent le droit de communication des données 3D issues des sculptures du musée Rodin, reconnues comme des documents administratifs.
Pour exploiter ce pétrole numérique, l’établissement public avait mis le prix au fil de plusieurs marchés passés à partir de 2010 avec notamment 7DWorks, société spécialisée dans les prestations de scanner laser. Des marchés chiffrés chacun entre 20 000 et 49 999,99 euros HT.
Le bras de fer avec Cosmo Wenman a débuté à partir de cette ancienne page du Baltimore Museum of Art (Artbma).
En 2014, l’Artbma promettait la mise à disposition des scans 3D du Penseur de Rodin. « Ce sera la première fois que nous mettons à disposition un scan 3D d’un œuvre du BMA et sommes impatients de voir comment cela pourrait être utilisé par les chercheurs et le public du monde entier ».
Après de longs mois d’attente, toujours rien. En quête de ces données, Cosmo Wenman avait contacté le musée américain qui l’avait finalement invité à se retourner auprès du musée Rodin. L'établissement endosse l'habit d’ayant droit de l'artiste. Il a pour mission de faire connaître ses œuvres « et de faire respecter le droit moral qui y est attaché », dixit ce décret de 1993.
La première prise de contact remonte au 5 juillet 2017. En réponse à sa demande de communication des données 3D, le musée l’a tout simplement questionné sur le sort envisagé de ces fichiers.
La réponse de Cosmo Wenman fut simple et directe : utiliser ces données à des fins professionnelles et commerciales « pour réaliser des reproductions en bronze dans une variété de tailles, en quantités illimitées ».
Et « pour éviter toute atteinte aux droits moraux du Musée Rodin en droit français », il précisait que ces reproductions « seraient fabriquées, annoncées et vendues hors de France, et elles ne seraient pas présentées comme des oeuvres "originales" de Rodin ». Une utilisation qu’il estime « cohérente avec le statut de domaine public des œuvres » de l’artiste.
La réponse du musée Rodin fut tout simplement « négative ».
Après plusieurs courriers restés sans suite, Hughes Herpin, chef de service du musée, lui indiqua qu’une mission était menée actuellement au ministère de la Culture. Et le musée se devait d’attendre les conclusions « avant de se prononcer sur des questions liées à l'utilisation des scans 3D ».
Cette fameuse mission fut celle lancée au Conseil Supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA). Elle est relative à la « charte des bonnes pratiques portant sur l’utilisation des procédés de numérisation et d’impression tridimensionnelles et visant à prévenir les utilisations illicites d’œuvres ».
Nouvelle salve d’échanges avec cette fois Oliver Japiot, le président du CSPLA. L’entrepreneur américain apprend en substance que celui-ci n’a aucune autorité avec les fonctionnaires du musée Rodin et que les points soulevés n’entrent pas dans le cadre de sa mission.
Agacé de cette partie de ping-pong, l’Américain contacte cette fois Catherine Chevillot, alors directrice du musée Rodin, pour dénoncer le défaut de réponse à ses courriers et même un « copyfraud » sur des œuvres du domaine public.
La responsable lui répond sèchement le 14 septembre 2018 : « Depuis près d’un an, contrairement à vos affirmations, les agents du musée Rodin ont adressé des réponses à vos innombrables sollicitations. Nous n’avons rien à ajouter ».
Re-lettre de Cosmo Wenman qui fustige encore une atteinte au libre accès aux œuvres du domaine public, d’autant que le droit moral dont est investi le musée ne lui autorise pas, de son point de vue, à empêcher la reproduction d’exemplaires licites.
Il se plaint d’un préjudice consécutif à une « ingérence extrajudiciaire injustifiée » à la fois dans son activité commerciale licite et dans l'utilisation légitime d'une oeuvre du domaine public.
Devant la CADA
Le 8 novembre 2018, il réitère ses demandes, cette fois plus formellement pour réclamer communication de toute une série de documents :
- les données de scan 3D du Penseur (en particulier celles qui ont permis au Musée d’imprimer en 3D cette miniature en résine, vendue 109 euros TTC) ;
- « la liste de l’ensemble des fichiers, actuellement en la possession du musée Rodin, contenant des versions numérisées tridimensionnelles des sculptures composant les collections du musée Rodin ou d’autres collections (les jeux de scan 3D en votre possession), ainsi que lesdits fichiers » ;
- « l’ensemble des courriels, échangés, envoyés ou reçus par le musée Rodin, un de ses employés ou un des membres de son équipe dirigeante » ayant pour objet, traitant ou mentionnant ses précédentes demandes ;
- « l’ensemble des notes internes, analyses, rapports, études, lignes directrices, directives, échanges de courriels ou tout autre document relatif à la politique du musée Rodin à l’égard des fichiers contenant des versions numérisées tridimensionnelles d’une sculpture composant les collections du musée Rodin ou d’autres collections, en particulier la politique du musée concernant l’accessibilité à ces données » ;
- « l’ensemble des accords, contrats, conventions, traités liant le musée Rodin et le Baltimore Museum of Art, en particulier, ceux ayant pour objet, traitant ou mentionnant les fichiers contenant la version numérisée tridimensionnelle (scan 3D) du "Penseur" de M. Auguste Rodin, ou de toute autre sculpture » ;
- « tout document démontrant que le musée Rodin a obtenu des revenus de l’utilisation des fichiers contenant la version numérisée tridimensionnelle (scan 3D) du "Penseur" de M. Auguste Rodin à des fins de fabrication de répliques » ;
- « tout document démontrant que le musée Rodin a obtenu des revenus de licences octroyées à des tiers à propos de l’utilisation de n’importe lequel des fichiers contenant des versions numérisées tridimensionnelles des sculptures composant les collections du musée Rodin ou d’autres collections » ;
- « en particulier, pour la période s’étendant du 1er janvier 2014 à la réception de la demande : l’ensemble des correspondances entre le musée Rodin et le Baltimore Museum of Art, l’ensemble des courriels internes, des notes internes, analyses, rapports, lignes directrices ou tout autre document relatif à l’impression en trois dimensions et des correspondances, échangés, envoyés ou reçus entre le musée Rodin, un de ses employés ou un des membres de son équipe dirigeante d’une part, et le ministère de la culture, d’autre part, ayant pour objet, traitant ou mentionnant l’impression tridimensionnelle, la numérisation tridimensionnelle ou le Baltimore Museum of Art » ;
- « en particulier, pour la période s’étendant du 1er janvier 2018 à la réception de la présente demande, l’ensemble des correspondances échangées, envoyées ou reçues entre le musée Rodin et M. Olivier Japiot, conseiller d’État membre du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique ».
Le droit moral ne peut fonder un refus de communication
Mais il s'oppose à un nouveau refus de l’établissement. Dans l'intervalle, le 24 décembre 2018, le secrétaire général du musée Rodin prend les devants et saisit pour avis la CADA (sans peut-être savoir que cet échange allait être lui-même CADAifiable comme nous l’avions testé déjà avec la Hadopi en 2013).
La Commission d’Accès aux Documents Administratifs répond au musée le 7 février 2019 : en substance, ces données 3D sont bien des documents administratifs et « la qualité d’ayant droit de Rodin, chargé de faire respecter le droit moral du sculpteur est (…) insusceptible de fonder un refus de communication ».
Simplement, il revient au musée « de veiller au respect de l’œuvre lors de la réutilisation des documents sollicités », ce qui n’est pas du tout la même chose.
Les inquiétudes du Musée Rodin
Le 8 février 2019, Cosmo Wenman saisit lui aussi officiellement la même CADA, afin que celle-ci puisse jauger officiellement la communicabilité de ces pièces.
Pendant l’examen de sa demande, le 21 mai 2019, le Musée Rodin réécrit à la même commission pour lui faire part de ses inquiétudes.
Crédits : Extrait de la lettre du Musée Rodin à la CADA (21 mai 2019)
Une lettre également obtenue par le conseil de l’entrepreneur-artiste américain, Me Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh, où l'on découvre que le Musée craint des « conséquences désastreuses » pour son modèle économique :
« La teneur de cette recommandation m’inquiète, car sa mise en application – si elle devait se confirmer – aurait des conséquences désastreuses non seulement pour le modèle économique du musée Rodin, mais également pour d’autres opérateurs du ministère de la Culture comme la Réunion des Musées Nationaux - Grand Palais, en ce qu’elle consisterait tout simplement à remettre gratuitement à de potentiels concurrents et faussaires notre outil de production ».
L’établissement public ose même quelques parallèles avec les entreprises privées :
« À titre de comparaison, il ne serait en aucune façon admis ou même envisagé de solliciter une telle dépossession de la part d’un opérateur privé, qui pourrait se prévaloir du secret des affaires ou de juteuses licences pour ne pas porter atteinte à son modèle économique ».
Mais au juste, quelles sont ces conséquences désastreuses ? « Ces fichiers 3D constituent notamment un outil servant à la réalisation de reproductions de sculptures destinées à la vente » détaille le Musée :
« Leur diffusion en vue de leur exploitation par des tiers présente plusieurs types de risques pour le musée : des risques liés à la contrefaçon, à la fraude artistique, au parasitisme et à la concurrence déloyale, d’une part, et des risques de grande fragilisation de son modèle économique et ses ressources propres, d’autre part ».
Crédits : Extrait de la lettre du Musée Rodin à la CADA (21 mai 2019)
En clair, le musée estime qu'une diffusion de ces précieuses données risque surtout de favoriser la mise en vente de reproductions par des entreprises privées. Soit une plaie pour son modèle économique qui « repose sur la vente de reproductions de sculptures réalisées à partir des moules originaux », rappelle ce rapport parlementaire de 2018.
L'avis favorable de la CADA
La CADA n’a pas été vraiment sensible à ces arguments économiques.
Elle a émis un avis favorable à la communication des pièces réclamées, sauf s’agissant des documents 4, 5, 6 et 7 exposés ci-dessus, soit les notes internes, les éventuels contrats passés avec le Baltimore Museum of Art, les documents relatifs aux revenus de l’utilisation du scan 3D du « Penseur », etc.
Ces pièces n’existeraient pas, selon le musée français, et ne seraient donc pas communicables. N'ayant pas les moyens de le contester, la CADA s'est contentée d'entériner cette affirmation.
Cependant, malgré cet avis, le Musée est resté campé sur ses positions. Cosmo Wenman, défendu par Me Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh, a donc saisi le tribunal administratif de Paris.
Des fichiers (de mauvaise qualité) diffusés sur le site du Musée
Ce nouvel épisode de cette interminable série a connu un nouveau rebondissement l'an passé.
En 2021, le musée a en effet mis en ligne une page où sont diffusés des fichiers « .STL », soit des fichiers de stéréolithographie, de plusieurs œuvres de Rodin (le Baiser et le Sommeil), outre de simples visualisations HTML.
L’établissement prévient que « ces numérisations, faisant partie des archives institutionnelles du musée Rodin, et en vertu de la loi sur les archives publiques, sont conservées comme de précieux témoignages des technologies mises en œuvre il y a quelques années ».
Cette publication de données 3D peut-elle tuer dans l’œuf cette action devant le tribunal administratif ? En droit CADA, il est très logiquement impossible de réclamer du juge, une injonction pour se voir communiquer des documents déjà disponibles sur Internet.
Cosmo Wenman et Me Alexis Fitzjean Ó Cobhthaigh contestent : « l’ensemble des documents publiés, à contrecœur, par le Musée Rodin sur son site Web sont en réalité des dérivés de très mauvaise qualité, tirés de documents originaux de très haute résolution ».
Un substitut inadapté, selon Wenman
À leurs yeux, ces documents sont publiés dans un format fermé et manquent d’interopérabilité. Wenman dénonce du coup l’impossibilité d’une réutilisation par le public. « De tels documents sont impropres à servir d’archives pour le public. Ils constituent un substitut inadapté ».
Un exemple : « le document publié relatif à la sculpture Le Baiser en terre cuite est au format .STL qui est un format incapable de conserver les couleurs ».
L’Américain reste persuadé que « ce document est issu d’un scan 3D original de très haute qualité, qui contient les données relatives aux couleurs et que le Musée détient et refuse de communiquer ».
Image issue des données STL vs image issue d'un scan haute définition. Crédits : Musée Rodin
Les données sont en outre flanquées d’une mention « reproduction numérique – Musée Rodin ». Une altération profonde de l’œuvre, pour Cosmo Wenman.
Il relève enfin que les métadonnées et les noms témoignent que ces fichiers ont été modifiés en mars 2021. « Il en résulte que le Musée Rodin, contrairement à ce qu’il tente vainement de faire croire, n’a publié ni communiqué aucun des documents demandés. Il n’a en réalité publié que de nouveaux documents, de mauvaise qualité, dont il a préalablement supprimé de nombreuses données ».
Il persiste et réclame donc les fichiers au format texte, contenant les mesures du scan 3D, en haute résolution, non altérées, non éditées, comprenant le nuage de points de chaque œuvre.
Crédits : Musée Rodin
Les rapports du Musée Rodin
Il est persuadé que ces données existent, comme le montre cette page du prestataire 7dworks sur son site, relatant les multiples relevés.
De plus, le Musée indique dans son rapport annuel de 2011 que « les premières numérisations en 3D ont été livrées en 2011 » sachant que « pour leur réalisation, deux technologies ont été choisies : la photogrammétrie et le scanner-laser de courte distance ».
On découvre aussi qu’ « une dizaine de figures ont été modélisées afin de connaître l’articulation entre ces éléments et le support ». Mieux encore, dans le rapport de 2013, on apprend cette fois qu’ « une vingtaine de figures en plâtre, tel Le Penseur, ont été modélisées, comme l’ensemble de la Porte, en nuage de points ».
Des données non achevées, donc non communicables, selon le Musée
Dans les échanges d’écritures, le Musée a argué que les données brutes avec des coordonnées tridimensionnelles de points ne seraient « pas exploitables et nécessiteraient un post-traitement important par des spécialistes équipés de logiciels adaptés pour obtenir le moindre rendu ».
Ces données seraient même « lacunaires et des pans entiers des oeuvres ne seraient pas reconstituables », en raison de « manques dans les nuages de points ».
Ces arguments permettent de considérer ces documents comme non achevés, ce qui dans le vocabulaire CADA équivaut à des documents non communicables.
De fait, Cosmo Wenman rétorque d’une part que de telles lacunes sont omniprésentes en matière d’acquisition 3D. Ces prétendues lacunes sont « des phénomènes normaux et attendus dans des scans 3D. Tous les documents qui enregistrent des mesures physiques ont des "lacunes", qu’ils s’agissent de mesures faites à la main ou de scans 3D ou tout type d’outils de mesure ».
Il produit au tribunal une étude de Michael Kazhdan, professeur en informatique graphique au département de sciences informatiques à l’Université Johns Hopkins, qui relate que ces données incomplètes seraient même utiles puisqu’elles « poussent le champ à créer de nouvelles techniques robustes qui traitent "les données brutes" et fournissent un moyen d’évaluer les avantages et les limites des méthodes existantes. En bref, disposer de ce type de données gratuitement contribuerait à faire avancer la recherche dans ce domaine ».
Le requérant relève d’autre part que le musée a lui-même mis en ligne des rendus, pourtant lestés de ces défauts. Cette publication permettrait logiquement de considérer ces documents comme « achevés », au sens là encore du droit CADA.
Il insiste et répète que des fichiers de haute qualité existent puisque les prestataires n’ont pas hésité à diffuser des scans photogrammétrique en couleur, en guise de démonstration. Et ces modèles sont de bien meilleure qualité que les quelques fichiers diffusés par l’établissement, qui ne permettent à Cosmo Wenman que de produire des rendus de basse qualité.
Où sont les DVD-Rom ?
Contacté, l'établissement n'a pas souhaité échanger avec Next INpact. « Cette affaire est en cours de jugement et de ce fait le musée ne peut répondre à aucune question ».
Cosmo Wenman réclame désormais l’annulation du refus de communication, mais également une astreinte de 1 000 euros par jour, associée à l’injonction de lui communiquer l’ensemble des données.
En face, le Musée demande le rejet de la requête outre... 9 000 euros pour couvrir ses propres frais.
Dans un appel à projets remontant à 2010, remis au tribunal, l’établissement avait vanté son plan de numérisation : « à court terme, le projet de mise en ligne de l’ensemble des collections numérisées du musée Rodin en 2D et en 3D valorisera la diffusion de l’oeuvre de cet artiste connu au niveau mondial. Cette double numérisation permettra d’intégrer le modèle 3D d’une sculpture dans la photographie numérisée de l’époque de Rodin afin de la rendre interactive et d’en restituer une vision panoramique ».
Crédits : Mémoire en défense du Musée Rodin
Dans un mémoire (.zip) en défense du 5 mars 2021, diffusé par Cosmo Wenman sur son site, l’établissement reconnaît avoir « fait procéder à certaines numérisations d’œuvres ou de parties d’œuvres à compter de 2008 ». Des numérisations « réalisées par les prestataires 7DWorks et Digiscan, lesquels ont fourni au Musée les livrables sous forme de DVD-Rom ».
Seulement, ajoute-t-il dans ses écritures, « compte tenu de l’ancienneté de la réalisation de cette prestation, le Musée ne dispose plus des DVD-Rom d’origine ».
Quelques rendus ont certes été retrouvés pour certaines oeuvres, mais pas l'intégralité des supports, prévient l'établissement dont l'une des missions est pourtant la préservation des œuvres.