Le rapport « confidentiel » sur le blocage des sites pornos, et ses risques

Trop gros, passera pas
Droit 10 min
Le rapport « confidentiel » sur le blocage des sites pornos, et ses risques

Ce rapport de décembre 2019 était jusqu’à présent « confidentiel ». L’Inspection générale des finances (IGF) et le Conseil général de l'économie (CGE) ont bien voulu le diffuser. Il concerne la prévention de l'exposition des mineurs aux contenus pornographiques sur Internet. Un rapport gorgé des pistes de régulation, pour certaines aujourd’hui en vigueur.

Le document est daté, certes, mais son contenu d’une étonnante actualité, au-delà de son intérêt historique. Fruit de la mission confiée à Christophe Tardieu (IGF) et Philippe Schil (Conseil général de l’économie), il recommandait dès 2019 d’autoriser le CSA à demander le blocage des sites pornos afin de lutter contre l’exposition de ces contenus aux mineurs :

« Il serait souhaitable que le dispositif législatif soit complété en confiant soit à l’État, soit à une Autorité administrative indépendante – a priori le CSA – le soin d’établir les lignes directrices des mesures permettant de prévenir l’accès des mineurs à des contenus pornographiques ».

Les deux auteurs demandaient en outre que la loi soit mise à jour pour « confier au CSA un rôle d’audit des dispositifs de protection pour les mineurs ». Et la même autorité aurait aussi pour tâche de « vérifier que ces mesures ont bien été mises en œuvre et qu’elles respectent les lignes directrices préalablement fixées », le tout sous la menace d’une saisine de la justice aux fins de blocage chez les FAI.

C’est dans la droite ligne de ces recommandations que la législation a été mise à jour en 2020 avec la loi contre les violences conjugales. Ce texte désormais en vigueur autorise justement le CSA à contrôler qu’un site pornographique a bel et bien mis en œuvre une solution qui va au-delà du simple disclaimer d’âge. Et le président de l’autorité, devenue ARCOM au 1er janvier, peut saisir la justice pour obtenir le blocage d’accès des sites qui auraient ignoré son injonction.

Une différence de taille avec le rapport : le décret d’application de cette législation a ouvert la possibilité pour le CSA d’éditer des lignes directrices, mais sans leur associer la moindre conséquence juridique. « Ces lignes directrices, telles qu’elles sont prévues par le décret, n’ont pas pour objectif de valider ou invalider tel ou tel type de systèmes de vérification a priori », nous expliquait en ce sens le CSA.

Cette procédure a en tout cas déjà été mise en œuvre en décembre dernier, quand le président du CSA a demandé à Pornhub, Xnxx, Xvidéos, Tukif et xHamster de mettre en place un contrôle d’âge plus robuste. Et ces cinq sites sont aujourd’hui sous la menace d’un blocage judiciaire, s'ils ne trouvent pas de solution satisfaisante.

Des risques et des inconvénients

S'il a inspiré cette législation, le rapport IGF-CGE reconnaît toutefois que les systèmes de vérification d’âge comportent plusieurs risques et inconvénients. Des points noirs ignorés lors des travaux parlementaires en amont de la loi contre les violences conjugales.

Quels points noirs ? Christophe Tardieu et Philippe Schil relèvent que « les sites pornographiques pourraient utiliser les dispositifs de vérification de l’âge pour capter massivement des données personnelles ». De même, « l’utilisation de certains vérificateurs d’âge (comme Age ID) nécessite à l’inscription de créer un compte avec une adresse mail ou un numéro de téléphone mobile ce qui équivaut d’ores et déjà à transférer des données personnelles ».

Autre risque : la fraude en ligne. La crainte est celle de faire « croire que les mesures de protection exigées en France nécessitent de fournir des données sensibles ». Un hameçonnage pure souche qui reposerait « sur la crédulité ou le manque d’information des internautes ».

Les deux mêmes auteurs citent le scénario suivant : un site X prétexterait « que la législation française impose un paiement à 0 € pour permettre de vérifier la majorité de l’internaute » afin de « demander les caractéristiques d’une carte bancaire (numéro, date de validité, cryptogramme) pour prouver son âge et accéder au fournisseur de service souhaité ».

Le porno ? 20 millions de visiteurs uniques par mois

Selon les chiffres du rapport, « il existe en France 20 millions de visiteurs uniques par mois de sites pornographiques (à titre de comparaison, Google, première audience en France, dispose de 56 millions de visiteurs uniques par mois) ».

Autre donnée chiffrée : « les quatre premiers sites (Pornhub, Youporn, X Vidéo et XHamster) ont été vus par plus de 25 millions de visiteurs uniques en France » (certains de ces visiteurs uniques ont consulté plusieurs sites, ce qui explique cette différence, ndlr).

Sachant qu’« il existe plus de 250 sites pornographiques qui ont une audience supérieure à 200 000 visiteurs uniques en juillet 2019 ».

En réaction à cette popularité, le document souligne sans mal que « les mesures visant à prévenir l’accès des mineurs à des contenus pornographiques vont donc être massives et leur acceptabilité sociale délicate à trouver ».

Une législation facilement contournée

Autre aveu : la législation serait facilement contournée. Et pour cause, « les moyens techniques pour contourner tout dispositif de contrôle sont nombreux et faciles d’emploi, notamment les VPN, dont certains d’entre eux sont fournis gratuitement par les principaux sites pornographiques, ou des "App" spécifiques téléchargeables. Télécharger un VPN pourrait apparaitre pour l’internaute majeur plus simple que de s’inscrire à un dispositif de vérification d’âge et plus protecteur de ses données personnelles. »

Dans ce rapport de 2019, ils anticipaient aussi un effet de report, où des internautes ne se priveront pas de glisser des sites bloqués en France vers ceux encore accessibles dans le monde.

Une analyse qui rejoint très exactement celle de Tukif, l’un des sites aujourd’hui menacés de blocage, qui a adressé au CSA une liste de 2 000 autres sites X que l’autorité a oubliés dans sa procédure.

Pour l’éditeur installé au Portugal, en effet, « l’envoi d’une mise en demeure isolée détournerait les utilisateurs de Tukif.com vers des sites sans vérification d'âge n’ayant pas encore été mis en demeure et par conséquent parfaitement accessibles ». Où comment le blocage de quelques sites va automatiquement générer des effets anticoncurrentiels.

12 % des sites Internet menacés (!)

Ce n’est pas tout. Le rapport IGF-CGE estime que si des milliers d’adresses de sites X sont bloqués en justice, « cela pourrait poser des difficultés techniques en termes de fluidité d’Internet ».

Le document s’en explique : « l’application exhaustive de mesures de vérification d’âge pourrait conduire à terme à fermer l’accès en France de plus de 12 % des sites sur Internet, ce qui peut entrainer des ralentissements au niveau de la résolution des adresses dans les serveurs DNS ».

« Par ailleurs, soutient le rapport, le blocage d’un site peut toujours avoir des effets négatifs collatéraux en rendant inaccessibles des pages non concernées par la mesure. Enfin, le blocage de milliers de sites européens, alors que la consultation de ces derniers est (et resterait) légale pour des adultes, pourrait soulever des difficultés vis-à-vis de la Commission européenne ».

Quelles pistes imaginées en 2019 ?

En plus de nouvelles armes entre les mains du CSA, le rapport prônait une implication des utilisateurs sur ces questions. « Même si ce sujet n’entrait pas dans la lettre de mission des ministres, il était impossible de passer sous silence la nécessité de faire en sorte que les parents et la communauté éducative se sentent concernés par ce phénomène ».

Autres voies : sensibiliser les enfants dès l’école, renforcer la responsabilité des parents, mais aussi mettre en place un contrôle parental par défaut.

lettre de mission porno pornographie

Afin de pallier le faible niveau d’installation de ces outils, la mission proposait « qu’un logiciel de contrôle parental soit installé par défaut sur les premiers équipements connectés à Internet », tout en faisant en sorte que ce logiciel « ne soit pas trop facilement désinstallé ».

Pas trop facile à désinstaller ? Les deux auteurs imaginaient que pour les smartphones et tablettes, au moment de l’achat, « un code sur une étiquette détachable soit remis à la personne qui va payer l’abonnement à la téléphonie mobile et qui doit faire par ailleurs la preuve de son identité ». Pour la box, « ce code pourrait être envoyé au titulaire de l’abonnement (c’est-à-dire celui qui le paye) ».

Ces vœux ont presque été entendus par le député Bruno Studer, président de la commission des affaires culturelles. Sa proposition de loi, examinée le 12 janvier 2022, envisage bien une installation par défaut de ces outils sur l’ensemble des écrans connectés. Le texte n’a pas été aussi loin que les préconisations du rapport puisqu’il n’a pas cru judicieux d’activer cet outil par défaut, laissant ce choix entre les mains des abonnés adultes. 

La loi Avia, taillée aussi pour vider le porno sur Twitter

Relevons que ce rapport fut rédigé alors que la loi Avia, d’origine LREM, n’avait pas encore été lourdement censurée par le Conseil constitutionnel.

Le document voyait alors d’un très bon œil cette législation en devenir, applicable à partir d’un seuil de connexion : la proposition de loi contre la haine en ligne rangeait en effet dans l’obligation de retrait en 24 heures les contenus pornographiques qu’on retrouve facilement sur Twitter notamment.

Christophe Tardieu et Philippe Schil envisageaient une grande opération de nettoyage avec la collaboration du monde associatif : « inciter les associations de protection de l’enfance à demander le retrait de ces contenus pornographiques accessibles sans mesure de prévention pour les mineurs ». Sachant que « dans l’hypothèse où Twitter ne retirerait pas ces vidéos, il serait passible de sanctions judiciaires puis administratives de la part du CSA ».

Des rêves qui se sont écroulés avec la décision du Conseil constitutionnel, qui a repéré plusieurs atteintes aux libertés et droits fondamentaux dans le texte porté par la députée (et avocate) Laetitia Avia.

Deux systèmes de vérification d’âge, dont FranceConnect

Ceci dit, le rapport a identifié deux systèmes de vérification d’âge qui « pourraient constituer des mesures de protection efficaces, proportionnées et protectrices des données personnelles ».

Première piste, « un voucher ou une carte sur laquelle serait inscrit un code permettant de se connecter à des sites pornographiques ayant adhéré à un système de ce type ».

Cette carte serait délivrée, « de préférence gratuitement, dans un réseau de commercialisation déjà habitué à ne servir que des majeurs, tels les débitants de tabac ». Un dispositif « particulièrement protecteur des données personnelles puisque l’anonymat du détenteur de la carte serait garanti ».

La seconde piste : FranceConnect. Ce recours serait « limité à l’attestation de la seule majorité de la personne qui veut se connecter à des sites comportant des contenus pornographiques ». Ce dispositif étatique aurait pour charme de garantir « l’étanchéité entre le site pornographique et la personne voulant se connecter en garantissant la majorité de la personne qui veut se connecter ».

Le document note cependant que « FranceConnect ne peut pas être utilisé par tous les Français, par les étrangers de passage et les étrangers résidant en France ne peuvent pas tous en bénéficier ». Autre problème : « il conviendrait de s’assurer que les sites à contenus pornographiques peuvent juridiquement recourir à FranceConnect. »

Ces pistes restées des vœux pieux, d’autant que le CSA-ARCOM n’a toujours pas commencé la rédaction des lignes directrices, qui sont censées apporter quelques éclairages sur « la fiabilité des procédés techniques permettant de s'assurer que les utilisateurs souhaitant accéder à un contenu pornographique d'un [site] sont majeurs ».

En définitive, ce rapport de 2019, jamais publié à l'époque, portait en germe trois grands fronts contre le porno : de nouveaux pouvoirs entre les mains du CSA, un contrôle parental installé par défaut et la loi Avia. Seule cette dernière a échoué lamentablement.

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