Dans une longue interview accordée à Next INpact, le fondateur de Tipeee revient sur la polémique née du financement du documentaire Hold Up via la plateforme participative. Retour également sur ses propos relatifs à l'antisémitisme tenus dans l’émission Complément d’Enquêtes. L'occasion surtout de rappeler plusieurs points fondamentaux.
« J'assume tout ce qu'il y a sur ce site, du plus antisémite au moins antisémite, et du plus complotiste au moins complotiste, parce que tant que ces gens-là n'ont pas été condamnés par la justice pour ce qu'ils disent, je ne vois aucune raison valable et morale de les enlever du site : on fera même en sorte de les défendre ». La petite phrase colle aux semelles de Michael Goldman depuis l’émission de France Télévisions. Elle a également rallumé la mèche des critiques après le financement de Hold Up, ce documentaire qui devine une manipulation mondiale autour du Covid-19, longuement « débunké » depuis lors.
Dans ce long échange, Michael Goldman remet les choses au point. Il reconnaît sans mal une phrase « maladroite », non sans la reformuler: « Ce que je voulais dire c’est que du projet le plus polémique au moins polémique, tout ce qui est sur Tipeee est légal. Et qu’à ce titre-là, on les assume tous ». L’occasion surtout de prendre de la hauteur, de revenir sur l’impérieuse défense de la liberté d’expression et du rôle ô combien primordial des hébergeurs.
Comprenez-vous l’émoi suscité par votre phrase sur l’antisémitisme ?
Je comprends tout à fait ! Je me suis fait « PierreBourdieuiser »… Le sociologue, qui n’aimait pas trop la télé, disait qu’en une phrase, on peut se mettre toute la France à dos, sauf si on a 1h30 pour l’expliquer.
Pour ma part, j’ai exposé aux journalistes la position de Tipeee pendant deux heures et ils n’ont finalement gardé qu’une seule et unique phrase. Les retours que nous avons depuis la diffusion de ce qui se présente comme une « enquête » nous démontrent que je ne me suis heureusement pas mis toute la France à dos, juste un petit microcosme, mais je peux très bien comprendre que cette phrase, prise comme ça, isolément, ait pu déranger des gens, les faire s’interroger sur ce qu’on était. Or, justement, je pense que cela a trahi ce qu’est Tipeee, nos valeurs et nos méthodes. Je le regrette.
Que regrettez-vous… l’émoi ou la petite phrase ?
Je regrette la façon dont cela s’est passé. La phrase en soi était clairement maladroite. Ce que je voulais dire c’est que du projet le plus polémique au moins polémique, tout ce qui est sur Tipeee est légal. Et qu’à ce titre-là, on les assume tous.
Le cadre fixé sur Tipeee pour accepter les projets, c’est bien celui de la liberté d’expression. Après je regrette que cela ait été isolé dans une démonstration plus longue et que cela ait donné une mauvaise image, fausse, résumée ou simplifiée de l’équipe de Tipeee fait au quotidien ou de ce qu’on est.
Vous parliez de la loi française, mais elle interdit justement l’antisémitisme...
Absolument, voilà pourquoi la phrase était maladroite : je prends l’exemple de l’antisémitisme alors que précisément l’antisémitisme est interdit.
Cette phrase était dans la continuité d’une longue démonstration dans laquelle on expliquait que tout ce qui était illégal était retiré du site. Donc de fait, tout ce qui est xénophobe ou antisémite est retiré du site !
Tout l’antisémitisme qu’on peut opposer aux projets présents sur le site relève de ce que le lecteur ou celui qui regarde juge subjectivement comme tel. Cela n’a toutefois pas de valeur légale ou juridique. Cette opinion, ce ressenti légitime ou pas selon les points de vue, c’est exactement la zone dans laquelle Tipeee ne veut pas trancher. C’est ce qu’on voulait dire.
Quel est justement le statut juridique de Tipeee ?
Nous sommes hébergeurs. En tant que tel, la loi ne nous demande pas de filtrer les projets présents sur notre plateforme… Malgré cela, nous avons conscience de notre responsabilité morale : celle d’appliquer le plus strictement possible le cadre juridique pensé par le législateur, celui de la liberté d’expression « à la française ».
C’est sur la base de ce devoir moral qui a toujours été au coeur de l’ADN de Tipeee que nous opérons une curation préalable des contenus manifestement illégaux sur la base de nos CGU.
Combien de pages supprimez-vous chaque année au titre de la modération ?
Ne m’occupant pas de ce sujet, le chiffre précis que je donnerais risque d’être erroné, mais cela représente à peu près une dizaine de pages par an, celles où des gens tiennent des propos tels qu’on n’a pas besoin qu’un tribunal intervienne pour juger de leur caractère condamnable.
Quelqu’un qui nous dit vouloir acheter un appareil photo pour prendre des photos d’enfants devant les maternelles et les vendre sur le darkweb… Inutile de passer par nos avocats ou par une décision judiciaire pour comprendre qu’il faut l’exclure ! Cela reste effectivement minoritaire sur la masse des projets qui arrivent sur Tipeee.
Il reste ces deux ou trois projets par an dans une sorte de « zone grise » et qui touchent à ce qui nous semble être le sujet le plus important, celui de la liberté d’expression, et dont Hold Up est un exemple.
Tout le monde comprend que le discours est borderline, peut déranger, mais la question de la liberté d’expression qui est un droit protégé par la Constitution se pose tout comme celle de la légalité. Ce sont ces sujets-là qui sont intéressants, et sur lesquels Tipeee a une position peut être un peu à part dans le Web d’aujourd’hui… mais qu’on ne renie pas.
Et combien de personnes y a-t-il dans votre équipe de modération ?
Deux personnes.
Sur combien ?
Tipeee, c’est six personnes à plein temps. On a une autre boite, TipeeeStream avec six autres personnes. C’est donc une toute petite boite qui fait une modération à la main, mais de manière assez rigoureuse et, je crois, assez efficacement.
Depuis le début et malgré les volumes, nous nous sommes, me semble-t-il, assez peu trompés. Il n’y a que de rares projets qu’on a gardés pour ensuite les retirer parce qu’il y a eu une condamnation a posteriori.
Que répondez-vous à ceux qui vous accusent de financer les fausses informations ou des informations dites alternatives ?
On a monté Tipeee presque comme un acte militant, pour défendre la liberté d’expression à la française sur Internet. Ce n’est pas l’Amérique ici : nous refusons une création aseptisée, vidée de toutes ses nuances d’opinions et complètement polarisée, répartie sur des plateformes devenues idéologues.
Cette liberté d’expression est très encadrée en France : beaucoup de choses ont le droit d’être dites, beaucoup de choses n’ont pas le droit d’être dites. On trouve ce cadre législatif relativement bien fait, même, j’allais dire, on le chérit un peu, car c’est un trésor. À l’échelle de l’histoire, c’est quelque chose de très rare, qui n’existe quasiment nulle part ! Voilà pourquoi notre philosophie générale est donc de l’appliquer très strictement.
Ce qui peut sembler être une facilité est au contraire un acte militant. C’est vrai qu’aujourd’hui, ce qu’une minorité des gens attendent d’Internet, c’est qu’il y ait des censeurs, des gens se fassent justice eux-mêmes. Personnellement, ce monde me terrifie. Je n’ai pas du tout envie de cela.
J’ai au contraire envie que la liberté d’expression française, dont on a hérité, s’applique aussi à Internet dans le cadre qu’on a construit. Et je pense globalement que la très grande majorité des internautes sont d’accord avec notre position.
Comme Complément d’Enquêtes n’a diffusé qu’un court extrait de votre témoignage, que vous a demandé le ministère de la Santé ?
Ce n’était pas le ministère de la Santé, mais le secrétariat d’État au numérique. Le cabinet m’a appelé un soir à 22 heures, pour savoir ce que je comptais faire.
J’ai expliqué, ce que j’explique tout le temps : si cela reste dans le cadre de la loi et qu’il n’y a rien d’illégal, a priori nous le conserverons, mais si vous avez des éléments qui montrent que ce qu’Hold Up dit est illégal, on le retirera immédiatement. Et le ministère m’a à peu près répondu cette phrase : « ils sont malins, il n’y a effectivement rien d’illégal dans ce documentaire », m’assurant qu’il ne réclamait pas son retrait de la plateforme.
30 minutes après, le même cabinet m’a tout de même envoyé un texto affirmant qu’en tant que plateforme j’étais responsable des contenus qui sont sur le site. Ce qui, d’un point de vue juridique, n’était pas tout à fait vrai. Un moyen de se protéger eux-mêmes de toute dérive potentielle ?
En tout cas, le ministère m’a confirmé ce qu’on avait déjà fait observer par notre équipe de modération et nos avocats : il n’y a rien de juridiquement et clairement attaquable dans ce documentaire, quand bien même dérange-t-il ou n'est-on pas d’accord, ce que je conçois totalement.
Avez-vous reçu une notification formelle d'un ministère ou de toute autre personne vous demandant le retrait de ce projet ?
On n’a pas reçu de papier officiel nous signifiant que ce projet avait des contenus illicites.
On a simplement reçu des signalements puisque sur Tipeee, à partir du moment où un projet est très signalé, on affiche un bandeau pour inviter les internautes à confronter les points de vue.
Il y a eu une vague de départs après cette affaire… quelles sont les conséquences sur le chiffre d’affaires ?
Pour l’instant ils sont deux à être partis. Quelques dizaines de créateurs ont assuré vouloir quitter Tipeee pour des questions déontologiques.
Je ne vous cache pas que cela m’attriste : Tipeee, je l’ai créée pour les créateurs, et puis ce sont souvent des créateurs qu’on aime beaucoup, mais c’est ainsi. Cela me dérange aussi qu’ils se soient arrêtés à une phrase sortie de son contexte qui a dévoyé ce qu’on était. À mon avis, ils partent donc pour de mauvaises raisons.
Si des gens ne veulent pas d’une plateforme qui ne fait qu’appliquer la liberté d’expression française au profit d’une autre, plus politique, avec sélection de la parole à l’entrée plus ou moins arbitraire… Je conçois tout à fait que Tipeee ne leur convienne pas et m’incline devant leur point de vue.
Vous laissez entendre que si vous aviez supprimé ce projet, cela aurait enfanté une machine infernale ?
On ouvrirait la porte au Far West ! Ce qui est en train de se passer sur Internet outre-Atlantique arrive en France et me terrifie : un avenir où des patrons de start-up, des développeurs de 24 ans décident de qui a le droit s’exprimer.
Moi je suis un vieux monsieur, j’ai 42 ans (rires), j’ai une perception de l’histoire qui commence à être assez longue. La liberté d’expression est un cadeau reçu en héritage. Il dépasse très largement le fait d’avoir la fibre optique chez soi ou pas. Nos anciens, qui ont des cerveaux plus grands que les nôtres, ont développé un cadre pour cette liberté.
Il faut apprendre à le respecter, l’appliquer sur Internet. Et ne pas se dire que si Internet change tout, on peut s’asseoir sur cette liberté fondamentale en la cataloguant comme un vieux truc de soixante-huitards. Ce n’est pas vrai. C’est un trésor de nos démocraties que nous chérissons et pour lequel on se bat.
S’asseoir dessus au profit d’un Far West des patrons de start-up est un monde qui me terrifie. Pour paraphraser un homme politique, cela ferait un Internet où on ne vit plus côte à côte, mais dos à dos, avec des Tipeee de droite, des Tipeee de gauche, des Tipeee complotistes, des Tipeee anti-complotistes.
Je déteste l’expression, mais il me semble que pour assurer ce vivre-ensemble sur Internet, il faut accepter d’avoir à côté de nous, sur la même plateforme, des contradicteurs. Si des gens ne supportent pas d’avoir à côté d’eux des contradicteurs, quand bien même ce qu’ils disent est parfaitement légal, cela dessine un Internet qui, moi, me déprime.
C’est la phrase apocryphe de Voltaire, « je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire ». Tipeee a la chance de ne pas être une boite ayant levé des millions d’euros, avec des comptes à rendre aux investisseurs tous les semestres… On est une petite boite familiale, on est six, on est potes, on a le même combat. Des gens y ont des positions politiques complètement opposées, mais on arrive à se parler. Et on voudrait qu’Internet ressemble aussi à cela.
C’est donc un peu ce que vous diriez aux créateurs pour leur dire de rester ou revenir….
Notre position peut paraitre naïve ou utopiste, mais elle est militante. Ce qui est assez dingue est qu’on est perçu pour l’inverse de ce qu’on est !
On ne fait pas cela par cynisme ou pragmatisme économique. D’ailleurs, des gens utilisent notre plateforme pour y expliquer que « Tipeee, ce sont des salauds, allez sur cette autre plateforme ». Cela peut paraitre de la faiblesse, mais on trouve tout à notre honneur de les autoriser à utiliser notre service pour exprimer ce point de vue qui pourtant nous est négatif. Cela reste de la contradiction, même si on n’est parfois pas loin de la diffamation. Dans un versant un peu catho et vieille école, on tend donc l’autre joue, on tend la main.
Ces gens, on les connaît très bien, ils étaient encore nos amis il y a encore quelques mois. Cela fait plusieurs semaines qu’on leur propose de se parler posément, de manière constructive. Ils refusent le débat, ça je le regrette vraiment.
Ces germes de cancel culture venue d’outre-Atlantique qui nous disent « Je déteste ce que vous dites, et ferai tout pour vous faire taire »… Voilà une perception de la liberté d’expression qui m’est, je le redis, terrifiante.
J’y reviens encore, mais peut-être que ces critiques se sont simplement concentrées sur ce bout de phrase relatif aux contenus antisémites…
Il n’y a pas de contenus antisémites sur la plateforme. Ils sont toujours retirés, car précisément ils sont illégaux. C’est vrai que ma phrase a pu jeter un doute. Tout ce qu’on peut opposer comme antisémitisme aux projets sur la plateforme, c’est encore une fois une question de perception, des endroits où nous, on ne veut justement être, celui de l’arbitraire, à la place du juge ou du législateur.
Dans vos conditions générales d’utilisation, vous vous réservez la possibilité de supprimer les contenus « trompeurs ». On pourrait vous reprocher de ne pas avoir appliqué vos CGU…
Je suis par ailleurs producteur de musiques. Le principe des contrats de disques est très simple : je vais investir sur ton album, il va sortir et on va partager les revenus. Ces contrats font en réalité plusieurs dizaines de pages dans le seul but de protéger les parties, le jour où il y a un conflit.
Pareillement, les CGU sont des contrats pour ouvrir un champ large de protection aux deux parties. Ce n’est donc pas forcément l’extrait exact de ce qu’on applique comme morale ou procédé. La moralité de Tipeee est d’appliquer rigoureusement le droit positif au service de la liberté d’expression française, pas de la liberté d’expression américaine ou chinoise. On essaye d’être le plus digne possible de ce que cette moralité nous impose.
Quels enseignements tirez-vous finalement de cet épisode, au regard de votre communication, du traitement médiatique et des réseaux sociaux ?
On n’est pas des communicants. Ça, on le savait un peu. Honnêtement et assez paradoxalement, j’en tire plutôt des leçons positives, d’abord parce qu’avec les centaines de messages reçus, j’ai constaté qu’à côté des gens qui avaient mal compris ou pris le message au pied de la lettre – et je comprends très bien qu’ils aient pu être choqués –, la majorité ayant vu ce reportage a compris ce que je voulais dire et est d’accord avec nous.
Quand on voit toutes les vidéos et articles sur le sujet, les commentaires, en très grande majorité, ceux-là ne veulent pas d’un Internet où des patrons de start-up décident qui a le droit de s’exprimer.
Autre truc que je trouve positif : je suis un passionné d’Internet. J’ai monté Tipeee pour qu’Internet puisse fournir des contenus introuvables sur d’autres médias, précisément parce qu’ils sont trop longs, pas forcément simplificateurs. Dans la foulée de ce qu’on appelle le #TipeeeGate, des dizaines de YouTubers ont fait des vidéos hyper poussées, hyper intelligentes, qui ont ouvert le débat.
Des gens financés sur Tipeee ont aussi une liberté de parole et d’analyse totale parce que précisément leur seule source de revenus vient des internautes qui les suivent. Ils n’ont pas à faire de courbettes à des annonceurs ou à des gens qui les subventionnent.
Cette intelligence, c’est tout le génie d’Internet, c’est tout ce qu’on veut conserver et c’est pour cela qu’on a fait Tipeee. Le fait que YouTube s’empare du débat, je trouve cela génial et ne fait que m’encourager dans ce que l’on fait : faire en sorte qu’Internet ne soit pas juste un média comme un autre.
Le débat autour de la liberté d’expression nécessite beaucoup de réflexions, d’intelligence. Il n’est pas forcément inscrit dans l’inconscient collectif français alors qu’il est à mon avis hyper important. Il mérite un temps d’analyse que des médias traditionnels ne peuvent pas forcément offrir.
Je chéris le Web de pouvoir offrir ces paroles contradictoires où les gens peuvent prendre le temps de poser les fondations. Et d’ailleurs, le traitement médiatique que l’on a reçu me fait davantage encore aimer Internet.