Lors d’un échange au Bled Strategic Forum, Petr Očko, secrétaire d’État tchèque en charge du numérique, a décrit comment la France avait fait pression sur son pays pour sauver le calendrier du projet de loi Séparatisme. Explications.
Le projet de loi Séparatisme a été publié au Journal officiel le 25 août dernier. Au menu, notamment, de nouvelles obligations dites de « moyens » pesant sur les épaules des plateformes.
Les opérateurs de ces services de mise en relation, du moins ceux dépassant un seuil défini par décret, devront en effet adopter une série de mesure afin de mieux lutter contre l’apologie des crimes, les provocations à la « discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », le harcèlement sexuel, la traite d’êtres humains, le proxénétisme, la pédopornographie, l’apologie ou provocation au terrorisme ou encore le fait de donner accès aux mineurs à des messages violents ou pornographiques. Pour cela, les plateformes devront :
- Mettre en œuvre des procédures et des moyens humains et technologiques proportionnés permettant :
- D’informer, dans les meilleurs délais, les autorités judiciaires ou administratives des actions qu’ils ont mises en œuvre à la suite des injonctions reçues
- D’accuser réception sans délai des demandes des autorités judiciaires ou administratives tendant à l’identification des utilisateurs
- De conserver temporairement les contenus signalés qu’ils ont retirés
- Désigner un point de contact unique
- Mettre à la disposition du public, de façon facilement accessible, leurs CGU où « ils y décrivent en termes clairs et précis leur dispositif de modération visant à détecter, le cas échéant, à identifier et à traiter ces contenus, en détaillant les procédures et les moyens humains ou automatisés employés à cet effet ainsi que les mesures qu’ils mettent en œuvre affectant la disponibilité, la visibilité et l’accessibilité de ces contenus »
- Rendre compte au public des moyens mis en œuvre et des mesures adoptées pour lutter contre la diffusion des contenus haineux
- Mettre en place des dispositifs d’alertes
- Mettre en œuvre des procédures et des moyens humains et technologiques proportionnés permettant
- D’accuser réception sans délai des notifications visant au retrait d’un contenu
- De garantir l’examen approprié de ces notifications dans un prompt délai
- D’informer leur auteur des suites qui y sont données
- D’en informer l’utilisateur à l’origine de sa publication, si ces acteurs décident de retirer (même si le contenu est pédopornographique ou terroriste…). Les raisons sont données et il est informé des voies de recours
- Mettre en œuvre des dispositifs de recours interne permettant de contester les décisions relatives aux contenus (retrait ou non)
- Exposer dans leurs conditions d’utilisation, en des termes clairs et précis, ces procédures de retrait, pouvant conduire à des résiliations de compte pour les cas les plus graves (car répétés)
- Pour les acteurs dépassant un seuil de connexion, évaluer les risques systémiques liés à leurs services. Ils devront mettre en place des mesures destinées à atténuer les risques de diffusion des contenus illicites rattachés à la liste.
- Rendre compte au CSA des procédures et moyens
Et pour cause, le CSA gagne pour l’occasion de nouvelles compétences pour jauger ces obligations et même sanctionner les intermédiaires qui ne se conformeraient pas à ses mises en demeure.
À la clef ? Une amende portée jusqu’à 20 millions d’euros ou 6 % du chiffre d’affaires annuel mondial total de l’exercice précédent (le montant le plus élevé étant retenu).
Les observations de la Commission, l'avis circonstancié de Prague
Ce texte sera applicable en principe jusqu’au 31 décembre 2023, le temps que le chantier du règlement Digital Services Act (DSA) aboutisse.
Préalablement à cette publication au Journal officiel, la députée Laetitia Avia n’avait pu s’empêcher d’affirmer que le Conseil constitutionnel avait « validé » l’ensemble des mesures contre la haine en ligne. En réalité les neuf sages n’ont pas examiné ces dispositions, qui restent donc sous la menace d’une question prioritaire de constitutionnalité.
Le principal danger n’était toutefois pas rue de Montpensier, mais… à Bruxelles. Petr Očko, secrétaire d’État tchèque en charge du numérique, a en effet rappelé dans cette vidéo que la République Tchèque était le seul État membre à avoir adressé un « avis circonstancié » à l’encontre du projet de loi Séparatisme défendu par la France.
En clair ? Paris avait dû notifier ce texte à la Commission européenne afin de l’informer de sa volonté de créer ces nouvelles obligations à l’égard de l’ensemble des plateformes, même celles situées dans un autre État membre.
Des obligations présentées comme une prétranscription du projet DSA, mais qui viennent en réalité s’écarter de la directive sur le commerce électronique de 2000, pour l’heure toujours en vigueur.
Sans grande surprise, la Commission européenne a déjà adressé une série de remarques à la France, au fil d’ « observations ». Révélée dans nos colonnes, elles pointent plusieurs risques de contrariétés à ce droit existant. Des remarques restées sans effet puisque le véhicule des « observations » se limite à une simple opinion non contraignante.
L'avis circonstancié est beaucoup plus musclé puisqu’il a pour effet de prolonger cette procédure européenne d'un mois supplémentaire (soit quatre mois en tout), obligeant au surplus le pays à l’index de s’expliquer sur les mesures qu’il entend prendre pour répondre à ces critiques.
Le dernier jour de la procédure de notification toutefois, Prague a retiré ce document révélé par Contexte, permettant donc à la France de publier la loi le 25 août sans encombre.
Le bonheur, simple comme un coup de fil
Depuis le Bled Strategic Forum, Petr Očko a affirmé que son pays, avant de retirer son avis, avait « reçu de nombreux appels du cabinet d’Emmanuel Macron ». Un témoignage non voilé des pressions françaises sur cet autre État membre, confirmant les informations de nos confrères.
En ce début septembre, le secrétaire d’État n’a pu s’empêcher néanmoins de considérer que le texte français viole la directive e-commerce. Cette directive est en effet fondée sur le principe du pays d’origine (où l’on applique la loi du pays où le prestataire fournit le service), et non le principe du pays de destination sur lequel repose le texte français. On imagine sans mal le morcellement de l’UE si chaque pays se met à adopter ses propres normes pour frapper l’ensemble des acteurs en Europe, plaçant les plateformes sous une lourde insécurité juridique.