Le chantier de l’extension de cette redevance culturelle aux biens reconditionnés est en cours en Commission Copie privée. Aux manettes, pas seulement les ayants droit ou le président de l’instance administrative, mais aussi et surtout le ministère de la Culture.
Depuis plusieurs mois, les ayants droit regardent croître l’univers des reconditionnés, mais non pour ses vertus écologiques, ou les bienfaits sur le portemonnaie des consommateurs.
Les intérêts se concentrent sur la redevance (ou « rémunération ») pour copie privée qui a préservé jusqu’à présent ces transactions. Si en France, la plupart des catégories de supports sont frappées, les biens en seconde vie, smartphones, tablettes, disques durs externes, sont revendus chez les reconditionneurs sans subir ce prélèvement collecté par Copie France.
En 2019, la société civile, qui compte notamment la SACEM parmi ses membres, a amassé 260 millions d’euros pour la mise en circulation en France des tablettes, des smartphones, des disques durs externes, et toutes les autres unités de stockage d’œuvres concernées.
Le paiement réalisé par l’importateur ou le fabricant vient compenser les pratiques de copies d’œuvres réalisées par les particuliers, sans la sacro-sainte autorisation des ayants droit. Mais cette rente n’est pas suffisante. Alors que de moins en moins de personnes copient, l’important est de sauver le butin en étendant la base d’assujettissement. Le mouvement a déjà été entrepris par l’extension de la ponction culturelle aux ordinateurs fixes, portables et autres disques durs nus, actuellement sur la rampe.
Le sujet de l’extension de la redevance est pour sa part arrivé comme une fleur après une réunion ministérielle. Le gouvernement aurait demandé à ce qu’il soit inscrit à l’ordre du jour de la Commission Copie privée, celle chargée d’établir barème et taux pour chaque support. Voilà ce qu’a affirmé Jean Musitelli. Le 16 décembre dernier, le président de cette instance s’est empressé de proposer une modification du programme de travail 2019/2021 pour y introduire ce sujet.
Pour les ayants droit, c’est une nouvelle venue miraculeusement du ciel. Si la réforme est validée au sein de cette commission où ils sont en forces, c’est l’assurance de faire grossir les flux de dizaines de millions d’euros, alors même que la consommation en streaming gagne chaque année du terrain au détriment des copies-à-la-papa. En sus des sommes indument prélevées sur le dos des professionnels.
Le 12 janvier dernier, ils ont pu compter sur les bons conseils d’Hugues Ghenassia-de Ferran, le sous-directeur des affaires juridiques au ministère de la Culture, un temps directeur adjoint du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse.
Dans une présentation, l'énarque a étalé arguments économiques et juridiques en faveur de l’assujettissement du reconditionné.
De l’intérêt du ministère
Il faut dire qu’il existe un intérêt entre la Rue de Valois à voir grossir les flux de la redevance perçu par les ayants droit. Sur les 260 millions d’euros collectés chaque année, 25 % des sommes sont réservées par les sociétés de gestion collective afin de financer les festivals notamment.
Or, alors que ces activités culturelles sont au point mort, les mêmes sociétés peuvent désormais transformer ces aides financières au profit des titulaires de droits d’auteur et de droits voisins, frappés par la crise sanitaire. Récemment, le dispositif a été étendu jusqu’à la fin 2021. Inutile de chercher les noms des bénéficiaires, une disposition empêche l’inscription de ces données nominatives sur la AidesCreation.org, base de données initiée par le législateur, après notre procédure CADA destinée à obtenir (enfin) la transparence de ces affectations.
Dit autrement, plus le ministère soutiendra cette extension, plus les sociétés de gestion collective pourront aider leur secteur sinistré. Et plus ces sociétés disposeront de moyens, et moins le même ministère aura à se saigner de subventions. Un merveilleux exercice de poids et contre-poids.
10 % de smartphones reconditionnés chaque année
Selon le sous-directeur des affaires juridiques, le reconditionnement « représenterait environ 10 % du nombre de téléphones vendus soit près de 1,5 million d’unités sur 15 millions (…) vendues au cours de l’année 2020 ».
Toujours d’après ses sources, non communiquées, « 86 % des ventes concernent des produits gradés en A et A+ ». À ces niveaux de qualité, ces téléphones flirteraient avec des produits neufs. Ainsi, « ces téléphones ont recouvré leurs fonctionnalités d’origine lorsqu’ils sont mis en vente et (…) il n’est donc pas possible de les assimiler à des biens d’occasion » soutient-il. Peu importe donc que ces téléphones aient déjà été entre d’autres mains et subi la redevance, du moins pour les modèles préalablement mis en circulation en France.
En supposant que ces 1,5 million d’appareils disposent d’une capacité supérieure à 64 Go, l’extension permettrait d’apporter 21 millions d’euros dans les poches des ayants droit (14 euros x 1,5 million). Chaque année.
Mis ou remis en circulation
Sur le terrain juridique, les yeux se concentrent sur l’article L.311-4 du Code de la propriété intellectuelle.
La redevance pour copie privée, indique cette disposition, doit être versée par le fabricant, l'importateur ou la personne qui réalise des acquisitions intracommunautaires « lors de la mise en circulation en France » des supports. Dans les pays ayant choisi de reconnaitre la copie privée, le droit européen impose en effet la perception de cette somme pour compenser les copies d’œuvres réalisées sur « tout support ».
De ces articles, il en déduit qu’« aucune distinction n’est faite par les législateurs français et européen en ce qui concerne les supports d’enregistrement ». Il est également allé déterrer un avis du Conseil d’État de 2000, où la juridiction a défini la notion de « supports d'enregistrement » très généreusement : « tout élément matériel susceptible de fixer, de manière définitive ou temporaire, une œuvre et de la restituer en vue de sa représentation, indépendamment de la nature de cet élément, des techniques ou procédés utilisés pour la fixation de l’œuvre ».
Conclusion, « la définition des supports retenue par le législateur et par la jurisprudence est très générale et n’opère aucune distinction selon que le support est de première main ou reconditionné ».
En clair, le droit en vigueur n’interdirait pas l’assujettissement des biens reconditionnés. Au contraire. La Cour de justice de l’Union européenne a exigé d’une part que la redevance soit calculée « sur la base du préjudice causé aux auteurs des oeuvres protégées à la suite de l’introduction de l’exception de copie privée », d’autre part, que la perception soit effective, en ce sens que pèse sur les États membres une obligation de résultat : s’ils reconnaissent la copie privée, ils doivent collecter pour compenser le préjudice subi par les ayants droit du fait de cette atteinte à leur monopole.
Arrive enfin l’argument relatif aux usages : « les supports d’enregistrement, lorsqu’ils sont reconditionnés, laissent place à deux durées d’usage successives. En effet, lorsque le support est reconditionné, un nouvel utilisateur a la faculté de réaliser des copies et, de fait, cause un nouveau préjudice aux titulaires de droits, distinct de celui découlant du premier utilisateur ». Pas de doute, pour le juriste : « il est donc légitime justifier d’appliquer une rémunération pour chacune de ces deux périodes ».
Vers un barème provisoire sur une durée d’un an ?
Pour parer au plus pressé, il recommande d’activer une option ouverte à l’article L.311-4 du Code de la propriété intellectuelle qui autorise la mise en place d’un barème provisoire sur une période d’un an, déterminé selon le type de supports et la capacité d'enregistrement.
Comme les prix des biens reconditionnés sont moindres, la part de redevance (exprimée en euro) pourrait être proportionnellement beaucoup plus lourde. L’une des pistes envisagées : alléger cette part en introduisant un abattement « dûment justifié par la Commission afin de ne pas créer une rupture d’égalité avec les produits neufs ».
Problème le prix n’est pas une variable d’ajustement. Le Code ne permet pas de tenir compte du critère tarifaire pour faire alléger (ou alourdir) la redevance.
Pluie de difficultés
On voit rapidement poindre plusieurs difficultés. Principalement, le Code permet d’engager la perception de la redevance lors de « la mise en circulation ». Ici, les téléphones (et autres supports) sont par définition « remis en circulation ».
Pour Hughes Ghenassia-de Ferran, cela n’est en rien bloquant. Le code ne dit pas « qu’il s’agit de la première mise en circulation » tempère-t-il. « Si l’intention du législateur avait été d’éviter d’assujettir à la redevance deux fois un même support lorsqu’ils sont remis sur le marché, il aurait peut-être précisé que la rémunération n’est due que lors de la première mise en circulation ».
Le Code civil indique pourtant qu’« un produit ne fait l'objet que d'une seule mise en circulation ». En frappant le reconditionné, on vient finalement imaginer une deuxième mise en circulation.
Autre difficulté. Comment qualifier les reconditionneurs ? Est-ce des importateurs, des personnes qui réalisent une acquisition intracommunautaire ou bien des fabricants ? Seules ces trois personnes sont redevables de la redevance, qu’ils font peser ensuite aux distributeurs puis aux consommateurs.
Selon le juriste du ministère de la Culture, pas de doute : « la personne qui opère une transformation sur un support et qui le remet sur le marché a bien la qualité de fabricant ».
Une interprétation dégommée par Mathieu Gasquy (AFNUM). Pour ce membre du collège des industriels, « la transformation ne concerne pas les capacités de stockage ou la mémoire du support. L’opérateur vide cette mémoire, ajoute un câble, nettoie l’appareil, mais il n’y a pas de véritable transformation du support ».
Et celui-ci de s’interroger : « quelle est la différence entre un utilisateur qui garde le même téléphone pendant sept ans et qui de temps en temps efface du contenu pour faire de la place par rapport à sept utilisateurs différents qui remettraient le même téléphone dans le circuit des reconditionnés chaque année » ?
« Dans le premier cas, la RCP serait payée une fois alors que dans le second cas, elle serait acquittée sept fois », alors « qu’il s’agit du même support sur lequel on a simplement effacé de la mémoire ».
Une durée de vie de deux ans
Contestation d'Idzard Van der Puyl : voilà des cas « très hypothétiques ». Pour le membre de Copie France, « en moyenne un téléphone est utilisé au moins pendant deux ans ».
Ce critère des deux ans ne doit rien au hasard. En Commission Copie privée, lorsque des études d’usage sont réalisées en amont des barèmes, les sondés sont interrogés sur leurs pratiques de copie sur une durée de 6 mois. Ensuite, les résultats sont extrapolés.
L’avantage est immédiat : comme les pratiques de copies sont plus importantes lors des premiers mois de détention (notamment lors du transfert des fichiers d’un ancien appareil vers un nouveau), la petite astuce permet de dilater les compteurs.
Toutefois, pour éviter une explosion des barèmes, la Commission a plusieurs fois limité volontairement ce coefficient à 4 en prenant pour référentiel une « durée de vie » théorique de deux ans.
Aujourd’hui, miracle ! Ces 24 mois, utilisés autrefois pour amoindrir l’emballement, servent aujourd'hui d’arguments pour justifier l’assujettissement des biens reconditionnés, partant qu’un téléphone ne se garderait que deux années.
Qu'elle était verte, l'avalée
Avant cette phase, une étape politique devra être franchie. Le 12 janvier dernier, le sénateur Partick Chaize a déposé un amendement sur la proposition de loi visant à réduire l'empreinte environnementale du numérique en France.
Il propose que la redevance pour copie privée ne soit jamais due « lorsque les supports d’enregistrement sont issus d’activités de préparation à la réutilisation et au réemploi de produits ayant déjà donné lieu à une telle rémunération ».
Un texte adopté contre l’avis du gouvernement, porté bon gré mal gré par Cédric O. L’arbitrage final à l’Assemblée nationale permettra de jauger le poids du secrétariat d’État au numérique et celui du ministère de la Transition écologique face au ministère de la Culture.
Les paris sont ouverts, et les ayants droit, rouges d’impatience.