Rapport d’évaluation du CEA : entre « excellence de la recherche » et « difficulté de construire une identité »

Rapport d’évaluation du CEA : entre « excellence de la recherche » et « difficulté de construire une identité »

L’atome, mais pas que

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Sébastien Gavois

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Sciences et espace

09/02/2021 11 minutes
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Rapport d’évaluation du CEA : entre « excellence de la recherche » et « difficulté de construire une identité »

Au-delà des missions du CEA (dont la Défense nationale sur le nucléaire), un rapport du Hcéres fait le point sur différents aspects du Commissariat, allant des employés aux bâtiments, en passant par les partenariats et les brevets. Il dresse aussi la liste des forces et faiblesses, formulant au passage des recommandations.

Le Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (Hcéres) a été créé par la loi du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche. Il a officiellement remplacé l’Aeres en novembre 2014 et bénéficie du statut d’autorité administrative indépendante. Parmi ses missions, il « rend accessible au public, en toute transparence, tous ses rapports d’évaluation ainsi que ses méthodes et procédures ».

Il y a quelques jours, il publiait le rapport sur le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), avec quatre recommandations à la clé. Soit l’occasion de voir en profondeur le fonctionnement de ce fameux CEA, lequel vient de fêter ses 75 ans non sans revendiquer être « le numéro un français des brevets en Europe ».

Si son expertise scientifique et la qualité des recherches ne sont pas remises en question, son « manque de transversalité » et son « mode de fonctionnement peu agile » sont pointés du doigt. Il faudrait aussi peut-être qu’il pense à revoir son nom.

Des chiffres et des lettres, version CEA

Le rapport débute par une présentation générale du centre de recherche : « Pour mener ses activités civiles et liées à la défense nationale, le CEA compte à la fin 2018, 19 925 salariés dont 1 180 doctorants et 170 post-doctorants ». 16 096 d'entre-eux « sont des salariés permanents dont 2,44 % sont de nationalité étrangère ». Il n’y avait par contre que 5 388 femmes au moment de la rédaction du rapport, soit 33,4 % de l’effectif.

Bien évidemment, impossible de parler des hommes et des femmes qui constituent le CEA sans revenir sur la question des conditions de travail et du salaire : « les enjeux du CEA en matière de ressources humaines sont relativement représentatifs du secteur public de la recherche […] Plus globalement, le CEA pourra difficilement éviter à moyen terme une analyse critique de son système de rémunération et de ses mélismes de fonctionnement datant des années 2000 ».

Dans le rapport, ce passage sur le dialogue social : « le comité recommande de revoir la grille de salaires et les mécanismes qui la régissent, afin de mieux prendre en compte, toutes choses égales par ailleurs, la situation des personnels clés de soutien technique ». 

En interne, le Commissariat est dirigé par un administrateur général, nommé par décret pour une période de quatre ans. Il est épaulé par un adjoint et un Haut-commissaire (HC) à l’Énergie atomique, nommé également pour quatre ans par décret, qui fait office de conseiller d’orientation scientifique et technique. Le CEA est organisé en quatre directions opérationnelles, sous-divisées en neuf directions fonctionnelles.

En 2018, son budget était de 5,3 milliards d’euros : 2,2 milliards vont aux activités civiles, 1,8 milliard à celles de la défense et 1,3 milliard aux opérations d’assainissement et démantèlement du nucléaire. Le système informatique représente un coût annuel de 150 millions d’euros, comprenant trois grands ensembles : l’informatique de support (40 %), le calcul haute performance (20 %), et les équipements d’informatique industrielle et de laboratoires (40 %).

Comme tout système, il faut l’entretenir et le mettre à jour : « Depuis cinq ans, de nouvelles plates-formes ont été ou sont en cours de déploiement : communication synchrone depuis le poste de travail, activité collaborative et internet (Sharepoint), reporting tableaux de bord dynamiques (DigDash). Le poste de travail est aligné sur le dernier standard Windows10 ». La rénovation complète du système informatique est fixée à l’horizon 2025. Enfin, le Hcéres « encourage le CEA à analyser les approches fondées sur des environnements open source ».

Patrimoine immobilier et intellectuel, rayonnement international

Le patrimoine immobilier est tout aussi important puisqu’il est « réparti sur près de 6 200 hectares et composé de 2 300 bâtiments, dont 80 % d’installations techniques ». Le CEA a renforcé la gestion des bâtiments en 2018, un point accueilli favorablement par le Hcéres, car « 70 % du bâti a plus de 50 ans ».

La branche civile du CEA « produit en moyenne 5 000 publications par an référencé dans les bases de données bibliométriques internationales représentant 6,39 % des publications nationales ». Elle peut aussi se vanter d’avoir 2 à 3 % de « Highly Cited Papers », soit largement plus que la moyenne mondiale qui est de 1 %.

CEA
Les centres CEA

Au niveau mondial, la production scientifique du « CEA pèse pour 0,93 % des publications européennes et 0,29 % des publications mondiales […] Avec un portefeuille de plus de 6 600 brevets actifs (2018), dont 3 737 déposés entre 2014-2018, le CEA a un positionnement fort ». 

Le rapport rappelle que le Commissariat « s’inscrit dans le paysage national de la recherche avec 42 unités mixtes de recherche (UMR) en cotutelle avec des partenaires académiques ». C’est notamment le cas avec le CNRS et Inria avec qui il partage respectivement 28 et 6 unités.

Le rapport préconise d’autres rapprochements : « C’est le cas par exemple des sujets relevant de la médecine du futur, où la dimension médicale gagnerait à être abordée avec l’Inserm en amont d’une application industrielle ».

« Une possible complexité dans la stratégie »… et son nom

Dans le même document, on apprend notamment que « la délibération et le suivi des grandes orientations par cinq instances stratégiques (Conseil de politique nucléaire, Conseil de défense et de sécurité nationale, Comité de l’énergie atomique et le CA avec son comité des engagements) illustrent une possible complexité dans la stratégie et dans la prise de décision ».

« L’articulation de ces instances avec les ministères n’est pas toujours très claire, notamment en ce qui concerne l’arbitrage en cas de désaccord », ajoute le Hcéres. Ce dernier recommande donc au « CEA de discuter avec ses tutelles d’une définition plus claire du rôle et des pouvoirs décisionnels des instances stratégiques ».

Si le CEA est reconnu dans le « cercle des connaisseurs » son secteur d’activité est plus difficile à appréhender pour des personnes extérieures : « la marque CEA est complexe à porter pour l’organisme, le logo "CEA" ne correspondant pas au nom de l’organisme (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives), qui lui-même ne rend pas compte de l’ensemble des missions ».

En interne aussi cela pose des problèmes : « La difficulté de construire une identité au CEA a également pour conséquence de rendre très difficile le sentiment d’appartenance pour les collaborateurs ayant des activités non liées à l’atome », ce que des chercheurs nous ont déjà confié par le passé. 

Si l’administrateur général du CEA, François Jacq, partage une partie de ces constats (pages 36 à 39 du document) , il n’a « pas la même lecture que le rapport concernant la difficulté à décliner "la nouvelle identité" et les " nouvelles missions" » : « on ne saurait parler de nouvelles missions, mais plutôt d’orientation scientifiques et technologiques clarifiées et rendues plus lisibles ».

Quatre pôles d’expertise, dont l’arsenal nucléaire

Passons maintenant aux activités du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives, qui se répartissent dans quatre grands domaines :

  • La mission Défense nationale : (exclue du champ du rapport du Hcéres). Comme son nom l’indique cette fois-ci sans ambiguïté, « le CEA conçoit, fabrique, maintient en conditions opérationnelles, puis démantèle les têtes nucléaires qui équipent les forces (composantes océanique et aéroportée). Il est aussi chargé de la conception, de la réalisation et du soutien à la maintenance des réacteurs équipant les bâtiments de la Marine nationale. Le CEA est également responsable de l'approvisionnement des matières nucléaires stratégiques pour les besoins de la dissuasion ».
  • La mission sur les énergies bas carbone : « le CEA mobilise ses compétences pour proposer des solutions technologiques innovantes aux défis de la transition énergétique et du développement d’énergies bas carbone […] Il développe également une stratégie de recherche sur la production d’électricité (nucléaire et renouvelable), les systèmes de stockage, l’amélioration de l’efficacité énergétique et l’insertion des énergies renouvelables dans les réseaux énergétiques. Enfin, le CEA est investi dans les recherches de plus long terme sur la production d’énergie par fusion nucléaire ».
  • La mission technologique pour l'industrie : « Le CEA s’efforce de contribuer au redressement industriel du pays à travers la valorisation et le transfert des connaissances, de compétences et de technologies diffusant vers l'industrie ». Dans le rapport un bémol tout de même : « une diminution récente importante du nombre de start-ups créées par an, qui sont passées de 10 en 2017 à 7 en 2018, ce qui pourrait conduire le CEA à réfléchir à sa stratégie en la matière, en particulier sur l’envie et la disponibilité des chercheurs à se lancer dans l’aventure entrepreneuriale ».
  • La mission recherche fondamentale, qualifiée d’« excellence nationale » : « le CEA contribue au rayonnement scientifique du pays, au progrès de la connaissance, à la conception et à l’exploitation des grandes infrastructures de recherche au bénéfice de la communauté scientifique. Ce socle a vocation à alimenter les trois autres missions en innovations de rupture, mais plus largement à assurer la pérennité des compétences nécessaires à leur réalisation avec pour champs d’intervention : biologie, génomique, astrophysique, physique nucléaire et des particules, sciences des matériaux, sciences du climat et de l’environnement, nanotechnologies, physique théorique, numérique et modélisation ».

Dans son rapport, Hcéres décrit le Commissariat comme étant le « "bras armé" de la filière électronucléaire », qui permet « à la France de bénéficier d’une électricité à coût modéré et décarboné ». Néanmoins, le Haut Conseil note que « la compétitivité future de la filière est remise en cause par la baisse des coûts de solutions énergétiques alternatives, par le coût du démantèlement et par la hausse des coûts des installations nucléaires nouvelles et notamment des EPR comme à Flamanville ».

Sur certains projets, le CEA se positionne « en soutien des industriels, tout en jouant un rôle de conseil auprès des pouvoirs publics ». C’est notamment le cas du consortium auquel il participe avec EDF, TechnicAtome et Naval Group pour le développement industriel d’un réacteur à fission de petite puissance (SMR).

« En 2017, les acteurs de la filière ont engagé, un projet de SMR électrogène à terre d’une puissance de 300 à 700 MW. Ce projet avec une participation de l’État par une subvention de 10 millions d’euros […] est actuellement au stade des études exploratoires ». Notez que le CEA est également membre du Groupement des industriels français de l’énergie nucléaire (Gifen) créé en juin 2018 avec les principaux industriels de la filière nucléaire.

CEA

Points forts, points faibles et recommandations

L’heure du bilan a sonné. Du côté des forces du CEA, le Hcéres note plusieurs éléments : une « excellence de la recherche fondamentale et technologique reconnue à l’international », un « centre mondialement reconnu » sur l’énergie nucléaire, un « acteur incontournable de l’écosystème national de l’enseignement supérieur et de la recherche » et une « capacité de pilotage de très grands projets ».

Passons enfin du côté obscur de la Force : « manque de transversalité », « mode de fonctionnement peu agile », « politique de gestion des talents et de promotion des mobilités au sein de l’établissement » et « difficulté à décliner sa nouvelle identité et ses nouvelles missions », figurent parmi les critiques. 

En réaction, le Haut Conseil suggère plusieurs pistes : 

  • « Développer la transversalité au sein de l’organisme et la pluridisciplinarité afin de relever avec succès les transitions énergétique et numérique ainsi que le défi de la médecine du futur.
  • Consolider le plan à moyen et long termes et le positionner comme un outil central de priorisation des moyens, de pilotage des activités, et de dialogue de gestion avec les ministères de tutelle.
  • En matière de gestion des moyens, s’appuyer sur quelques chantiers spécifiques et prioritaires consolidant l’animation fonctionnelle au sein des directions opérationnelles et entre elles, ainsi que la remontée d’informations au niveau des directions fonctionnelles dans le but de faciliter le pilotage centralisé au niveau de l’établissement.
  • Renforcer la coordination avec ses partenaires nationaux, européens et internationaux autour de trajectoires stratégiques. »

Écrit par Sébastien Gavois

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Sommaire de l'article

Introduction

Des chiffres et des lettres, version CEA

Patrimoine immobilier et intellectuel, rayonnement international

« Une possible complexité dans la stratégie »… et son nom

Quatre pôles d’expertise, dont l’arsenal nucléaire

Points forts, points faibles et recommandations

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Commentaires (2)


J’ai l’impression que les critiques et les pistes d’améliorations sont applicables à toutes les entreprises de cette taille.


4 ministères de tutelle, la gestion des bombes nucléaires, les futurs développements technologiques de la filière nucléaire civile qui ne suit pas une stratégie nationale claire (à ce niveau, on peut même dire pas de stratégie tout court), et des activités de recherche fondamentale et appliquée en électronique, santé, informatique, et énergies renouvelables qui n’ont rien à voir, … Ils ont besoin d’un rapport pour comprendre pourquoi les décisions sont difficiles à prendre ?
Les problématiques de financement sont très dures à arbitrer, mais d’un point de vue fonctionnel, ce serait bien plus clair des séparer clairement ce qui relève du nucléaire de ce qui n’en relève pas. Car effectivement, personne ne se dit simplement CEA dans les branches non nucléaires : Leti, INES, Liten, Minatec, quand on ne parle pas directement des labos… Mais faire 2 entités c’est un vrai choix politique que personne ne semble prêt à assumer.
Les Fraunhofer, IMEC, et consorts ont des missions bien plus claires.