Avons-nous déjà atteint la suprématie quantique ? Sous « une certaine forme », la réponse est très certainement oui, mais cette suprématie ne serait « clairement » pas utile pour le moment. Pour autant, les chercheurs du CNRS et du CEA s’accordent pour dire que nous sommes à un point de « bifurcation ».
Hier, Emmanuel Macron annonçait le Plan Quantique pour la France, avec 1,8 milliard d’euros à la clé, dont 1 milliard de l’État et d’organismes affiliés. Pour rappel, nous avons déjà détaillé l’ambition de cette annonce et la répartition de la somme dans les diverses branches.
Ce midi, le CEA et le CNRS organisaient une conférence sur ce sujet, avec pléiades de chercheurs et intervenants sur les différents domaines de la physique quantique et de son application – à plus ou moins long terme – dans l’informatique.
Alors, suprématie quantique oui ou non ?
Nous aurons l’occasion d’y revenir en détail, mais cette conférence était aussi pour nous l’occasion d’interroger les spécialistes de l’informatique quantique sur un sujet qui avait fait couler beaucoup d’encre fin 2019 : la suprématie quantique revendiquée par Google. Pour rappel, il s’agit de franchir une barrière hautement symbolique en prouvant « expérimentalement l’avantage du quantique sur le classique pour un algorithme donné ».
Après les déclarations de Google, IBM s’était rapidement inscrit en faux : « l'expérience de Google est une excellente démonstration des progrès de l’informatique quantique […] mais ne doit pas être considérée comme une preuve de la suprématie quantique ». Idem chez des scientifiques, dont le mathématicien Gil Kalai qui parlait de « progrès ahurissants », mais ajoutait que la déclaration de revendiquer la suprématie était « probablement fausse ».
Qu’en pensent les chercheurs du CEA et du CNRS ? Pour plusieurs d’entre eux, l’important n’est pas tellement de savoir si on a atteint ou non la suprématie quantique, mais de savoir qu’on se trouve à la croisée des chemins.
Dans une certaine forme oui, mais est-ce utile ? « Non »
Nicolas Sangouard, chercheur à l’Institut de physique théorique (CEA-Paris-Saclay), était le premier à répondre à notre question :
« Je pense qu’on peut dire raisonnablement qu’une certaine forme de suprématie a été établie par Google et on s’en réjouit tous. Si la question est : "est-ce que cette forme de suprématie est utile ?", la réponse est clairement non. Mais on est très impatient justement d'avoir une réalisation expérimentale qui démontre une supériorité classique sur les problèmes intéressants, concrets, pratiques, qui soient intéressants tant sur le plan de la recherche que sur le plan technologique et des applications ».
Suprématie ou pas, « on est à un point de bifurcation »
Pour Philippe Chomaz, directeur scientifique à la direction de la recherche fondamentale du CEA, « on est à un point de bifurcation », et c’est l’aspect important qu’il faut retenir de l’annonce de Google. Maintenant, savoir « si on a passé le point de bifurcation ou pas exactement, ce n’est pas là qu’est le débat », ajoute-t-il.
Pour le directeur scientifique, il faut voir le problème sous un autre angle que « oui » ou « non ». Revenant sur « ceux qui disent que Google peut-être n'a pas encore atteint cette suprématie – et qui chipotent ce point –, il affirme que si ce n’est pas aujourd'hui c'est dans un an ou deux ». Dans tous les cas, « la bifurcation vers les technologies quantiques est en marche », et c’est ce qu’il faut en retenir.
« Google arrive à remettre en question aujourd'hui l'état de l'art »
Durant la conférence, Maud Vinet, responsable du programme matériel quantique au CEA-Leti (CEA-Grenoble), avait très envie d’apporter une précision sur l’annonce de Google, en se plaçant du point de vue de la microélectronique :
« La communauté de la microélectronique, ce sont des (dizaines) de milliers de chercheurs, l'industrie de la microélectronique, ce sont des (dizaines) de milliards de dollars […] On peut discuter, on peut argumenter au niveau des chercheurs, du détail de la suprématie et de ce qui a été démontré, n'empêche qu'avec 53 qubits et une équipe d'une trentaine de chercheurs, Google arrive à remettre en question aujourd'hui l'état de l'art des meilleurs calculateurs de la microélectronique ».
Elle rejoint Philippe Chomaz : « on pourra toujours se battre sur les chiffres ». Mais Maud Vinet rappelle elle aussi que ce n’est pas le point important : « Cette avancée, qui est scientifique et technologique, est vraiment un révélateur – un départ pour le calcul quantique – et montre combien avec finalement assez peu de moyens, ça commence à remettre [en cause] les certitudes du monde de la microélectronique ».
Précisons que Google n’a pas forcément « peu de moyens » à consacrer à la recherche, mais il faut remettre cela en perspective dans un marché de dizaines de milliards de dollars, et sur lequel de nombreuses sociétés travaillent donc pour essayer de prendre un bout du gâteau.
« Je pense que c'est vraiment une [réussite] technologique et scientifique – allez on va dire même technologique parce que la science finalement on connaissait ce qu'il y avait derrière –, qui donne le départ des technologies quantiques ». L’annonce de la suprématie (à tort ou à raison) sonne un peu comme le départ d’une course de longue haleine. Il est donc inutile de se précipiter, il faut tenir dans la durée et surtout arriver au bout.
Quoi qu’il en soit, les annonces sont « pour l'instant des sortes de cas d'école », résume Philippe Chomaz. C'est d’ailleurs pour cela que la publication a été faite « dans les papiers académiques ». Par contre, « même si ce sont des acteurs privés, ils font des choses qui sont de l'ordre de la recherche fondamentale ».
Il faut maintenant attendre l’informatique quantique « utile »
Pour le directeur scientifique du CEA, il faut maintenant attendre la prochaine « bifurcation », c’est-à-dire « quand on pourra faire un calcul utile, c'est-à-dire battre un calculateur classique sur quelque chose d'utile ». Nul doute que des équipes planchent dessus un peu partout dans le monde.
Lors de la prochaine annonce du genre, il faudra comme toujours être attentif aux détails afin de vérifier que les équipes marketing et les communicants n’ont pas eu la main un peu lourde sur les superlatifs et la portée des avancées techniques… comme cela arrive malheureusement trop souvent dans les sciences.
Enfin, Philippe Chomaz veut remettre en perspective l’informatique quantique actuelle, avec deux exemples : l’évolution de l’intelligence artificielle et de la puissance de calcul des ordinateurs :
« Rappelons-nous les premiers ordinateurs battant sur des jeux assez simples les humains. Où est-ce qu'on en est aujourd'hui ? [Avec le quantique] on est en train de suivre ce chemin, il faut même imaginer qu'on est comme il y a 50 ans en électronique, où il y avait les premiers processeurs qui ne servaient pas à grand-chose. Les meilleurs calculateurs humains faisaient mieux qu’eux. Aujourd'hui c'est complètement has-been. Donc je pense qu'il faut garder cette idée de point de bifurcation ».
Comme nous l’avons expliqué dans une précédente actualité, les ordinateurs et l’intelligence artificielle ont été tenus en échec par les humains pendant des années, avant de prendre progressivement l’avantage sur tous les terrains ou presque : jeu de dames, puis les échecs avec Deeper Blue d’IBM, le jeu de Go avec AlphaGo (DeepMind), etc.
La bataille dérive désormais sur des jeux où la vision du terrain est partielle, comme Starcraft II, où l’IA de Google joue à l’aide d’une caméra et serait meilleure que 99,8 % des joueurs, c’était en tout cas les chiffres annoncés il y a déjà plus d’un an.
Bref, la technologie et la recherche évoluent à vitesse grand V. Nous sommes en quelque sorte dans « l’âge d’or » de l’informatique quantique et les prochaines années seront, à n’en point douter, passionnantes sur ce sujet… suprématie atteinte ou non. C’est d’ailleurs pour rester dans la course que la France a lancé son Plan Quantique, mais aussi pour garder ses talents dans l’Hexagone et loin des géants du Net.