Les conspirationnistes font (aussi) partie de complots

Des dealers de parano intoxiquent les accros au complots
Internet 12 min
Les conspirationnistes font (aussi) partie de complots
Crédits : CC BY 2.0 Heather McCall

Les cellules conspirationnistes sont de plus en plus surveillées par des « fact-checkers », chercheurs et ONG, mais également par les services de renseignement. Un rapport souligne qu'elles sont également instrumentalisées par des puissances étrangères, afin de semer le chaos, et d'« attaquer nos démocraties ».

La semaine passée, Compléments d'enquête diffusait un reportage « Ultradroite, la nouvelle menace ». Dans l'interview qu'il avait accordé dans la foulée, Laurent Nunez, coordonnateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme, détaillait notamment le profil de cette « nouvelle menace », qui se surajoute aux mouvances d'extrême droite traditionnelle (à partir de 37') :

« On voit se développer une nouvelle forme d'ultra droite qui va plutôt recruter des individus qui sont peut-être plus âgés, des personnes qui ont 50-60 ans, qui sont parfois plus intégrées dans la société, plus expérimentées, et qui vont s'inscrire dans une logique de clandestinité, pour constituer des cellules clandestines, s'armer, essayer de confectionner des explosifs en vue de passer à l'action de type terroriste ou appeler à l'insurrection pour renverser un gouvernement ou des institutions qu'ils estiment illégitimes, et donc évidemment c'est très inquiétant. »

Cinq équipes « qui s'étaient organisées en groupes terroristes et qui avaient l'intention de passer à l'action » auraient ainsi été démantelées depuis 2010.

Laurent Nunez précisait en outre que « toutes les cellules complotistes qui s'organisent en clandestinité pour passer à l'action sont heureusement détectées par les services de renseignement, elles sont connues, suivies, et sont judiciairisées dès que nous le pouvons ».

Il confirmait par ailleurs que certains sites web complotistes seraient manipulés par des puissances étrangères : « des puissances étrangères peuvent évidemment être tentées – et nous savons que c'est le cas – de souffler sur les braises afin de porter atteinte à notre démocratie, et d'essayer de faire de sorte que ces mouvements prospèrent puisque tout ce qui nous divise vient nuire à nos intérêts fondamentaux, et c'est pour cela que les services de renseignement suivent ces structures ».

20 % soutiennent QAnon, 35 % croient au complot pédophile

Ali Soufan, un Libano-Américain né en 1971, était l'un des huit agents du FBI à parler arabe, en 2001. Spécialiste de l'antiterrorisme islamiste, il s'opposa à la torture, et démissionna du FBI en 2005 après avoir accusé la CIA de ne pas avoir partagé avec lui des renseignements qui auraient pu prévenir les attentats du 11 septembre.

Il a depuis créé le Soufan Center, un centre de recherche indépendant consacré à l'extrémisme violent, et la désinformation, notamment, qui vient en l'espèce de documenter comment la mouvance complotiste QAnon, aux États-Unis, a effectivement été « amplifiée par des acteurs basés à l'étranger » :

« Notre collecte de données et notre analyse ont démontré que QAnon a été utilisé comme une arme [weaponisé, en VO] par les adversaires de l'Amérique. Des acteurs de la Russie, la Chine, l'Iran et de l'Arabie saoudite sont entrés dans la danse en amplifiant les messages de QAnon, très probablement dans le but de semer davantage la discorde et la division au sein de la population américaine. »

Son rapport de 45 pages revient largement sur les spécificités américaines de la mouvance QAnon et des problèmes de sécurité nationale qu'elle peut y poser, à mesure que plus de 20 % de l'échantillon représentatif de 9 308 Américains interrogés (entre décembre et février), soit 1 sur 5, se déclaraient eux-mêmes membres, supporters ou « croyants » ès-QAnon.

Pour mémoire, QAnon est une mouvance conspirationniste d'extrême droite pro-Trump venue des États-Unis, persuadée que l'État profond (ou Deep State), les milieux financiers et les médias commettraient des crimes pédophiles, cannibales et sataniques.

Par-delà le caractère délirant de leurs croyances, leur influence va bien au-delà de ceux qui se reconnaissent une affiliation à QAnon : 35 % du panel croyait en effet que des élites, personnalités politiques et/ou célébrités étaient impliquées dans des trafics pédophiles internationaux. Et 42 % des sondés (mais 69 % de ceux ayant déclaré avoir voté pour Trump) pensaient que la fraude électorale a joué « un rôle significatif » dans l'élection de Joe Biden.

Le Soufan Center relève en outre l'importance prise par Internet en termes d'accélération de la radicalisation : il y a 15 ans, il fallait environ 18 mois à quelqu'un pour se radicaliser. Le process ne prend plus désormais que 7 mois en moyenne...

66,7 % des 66 QAnons Américains impliqués dans des crimes et délits motivés par leur « idéologie » sont ainsi passés à l'acte moins d'un an après avoir été confrontés, pour la première fois, à la mouvance complotiste.

Alors qu'il fallait auparavant connaître quelqu'un pour être introduit dans ses cercles conspirationnistes – ce qui prenait forcément du temps – le complot est désormais à portée de clics, amplifié sur les réseaux sociaux, où les « fake news » se propagent bien plus rapidement, et de façon bien plus massive, que les « fact-checks ».

La recherche montre au surplus que la croyance en une théorie du complot est un « excellent prédicteur » de la croyance en d'autres théories du complot, même sans rapport. Or, et quand bien même une infime minorité des complotistes pourraient vraiment passer à l'acte, le Soufan Center rappelle ces propos tenus par l'IRA, après une tentative ratée d'attentat ciblant Margaret Thatcher : « Vous avez besoin d'être chanceux à chaque fois. Nous n'avons besoin d'avoir de la chance qu'une seule fois ».

19 % des messages QAnon relèvent de l'« influence étrangère »

19 % des 166 820 messages Facebook classés dans la catégorie QAnon analysés par le Soufan Center entre le 1er janvier 2020 et le 28 février 2021 relevaient d'une forme d'« influence étrangère », que ses chercheurs définissent comme « provenant de comptes étrangers connus ou de comptes dont le score (probabilité) d'influence étrangère est supérieur à 50,1 % », et dont l'objectif est d'« attaquer nos valeurs démocratiques ».

Le rapport précise, en annexe méthodologique, que ladite « influence étrangère » est déterminée à l'aide d'une technique de regroupement par apprentissage automatique en deux étapes, développée pour découvrir le pays d'origine le plus probable. En utilisant la compréhension du langage naturel et la détection des anomalies linguistiques, l'objectif est de quantifier la similarité du message avec un contenu étranger connu. Le pays ayant la probabilité la plus élevée est considéré comme le pays d'origine ; la confiance est basée sur la force de la similarité et reflétée par un score d'influence étrangère.

Au sein de ces messages relevant d'une forme d'« influence étrangère », en 2020, « 44 % des publications provenaient d'administrateurs russes, 42 % de Chine, 13 % d'Iran et 1 % d'Arabie saoudite – des efforts qui se sont intensifiés en 2021 par rapport à 2020 ».

Si la Russie est « souvent considérée comme le moteur externe de désinformation le plus capable et le plus sophistiqué », le rapport souligne qu'« il est toutefois intéressant de noter que notre analyse montre que la Chine est actuellement l'acteur étatique le plus impliqué dans l'amplification des récits de QAnon sur Facebook » :

« Alors que les administrateurs russes ont dominé l'espace d'influence étrangère au sein des récits en ligne de QAnon au cours de la première moitié de 2020, la Chine a commencé à étendre rapidement sa campagne de désinformation à partir de mars de l'année dernière.

Ce moment coïncide avec des tensions politiques croissantes entre les États-Unis et la Chine en raison d'un certain nombre de problèmes, notamment la propagation du COVID-19, les violations des droits de l'homme et d'autres sujets de discorde.

Les messages sur le thème de QAnon provenant de l'Arabie saoudite et de l'Iran représentaient ainsi 14 % des messages classés par influence étrangère en 2020, chiffre qui est passé à 20 % entre le 1er janvier 2021 et le 28 février 2021. »

  • QAnon
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En septembre 2020, la Chine avait même dépassé la Russie en tant que principale origine de l'influence étrangère en ligne dans les récits de QAnon. Et du 1er janvier au 28 février 2021, 58 % des messages d'« influence étrangère » provenaient d'administrateurs chinois, soit plus du double des messages provenant d'administrateurs russes.

Et ce, quand bien même Facebook avait fermé plus de 3 000 pages et groupes QAnon en août 2020, avant d'annoncer vouloir bannir la mouvance de sa plateforme en octobre dernier. Ce qui n'avait donc pas empêché ses théories de continuer à y circuler.

Le rapport note dès lors que, et « comme cela s'est produit avec la propagande d'Al-Qaïda et de l'État islamique, les algorithmes employés par les réseaux sociaux pour générer un engagement continu sur les plateformes sont en partie responsables de la radicalisation des individus qui soutiennent QAnon ».

Un processus de radicalisation similaire à celui du terrorisme

Le Soufan Center relève en outre que ce que les autorités américaines qualifient de « théories du complot qui encouragent la violence » a été désigné comme l'un des aspects les plus graves en termes de menace intérieure extrémiste violente, dans un rapport non classifié récemment publié par le bureau du directeur du renseignement national (ODNI). Le FBI l'avait également qualifié de « nouvelle menace terroriste intérieure » en 2019.

Depuis, plusieurs dizaines de personnes ont commis des délits violents – homicides, agressions, menaces criminelles – aux États-Unis au nom de QAnon, et trois ont perdu la vie. Ce qui amène le Soufan Center a formuler trois constats.

Premièrement, la théorie du complot QAnon génère « un processus de radicalisation et de violence similaire à celui qui alimente d'autres mouvements extrémistes violents, notamment le soi-disant État islamique ». Ses adeptes cherchent en effet à tirer parti des griefs sociaux existants pour recruter des adeptes dans des chambres d'écho en ligne, où ils sont radicalisés par de faux récits et inspirés par d'autres attaques, potentiellement au point que certains se mobilisent à des fins violentes « dans un avenir prévisible ».

Deuxièmement, une part importante des personnes interrogées s'identifie d'ores et déjà comme des « adeptes du mouvement QAnon, et une part encore plus importante adhère à un ou plusieurs récits de QAnon », processus d'« ouverture cognitive » susceptible d'être manipulée par des groupes extrémistes violents, des recruteurs en faveur du mouvement QAnon, ainsi que des puissances étrangères.

Troisièmement, des acteurs étatiques malveillants utilisent de facto les récits de QAnon pour colporter de la désinformation sur les médias sociaux. En 2020 et pendant les deux premiers mois de 2021, « près d'un cinquième de toutes les publications de QAnon sur Facebook provenaient d'administrateurs à l'étranger : une telle activité brouille la ligne de démarcation entre la désinformation nationale et étrangère, ce qui représente un défi important pour le gouvernement américain et l'action internationale. »

Une agence mondiale contre la désinformation ?

Le Soufan Center n'en estime pas moins que « le gouvernement américain, le secteur privé et les organisations de la société civile ont un rôle important à jouer pour contrer la propagation des théories du complot liées à QAnon », et formule cinq recommandations.

« D'abord et avant tout, le gouvernement américain doit supprimer l'élément clé qui permet à toute théorie du complot de prospérer : la crise », et donc l'atténuation des retombées continues de la pandémie de COVID-19. Un avantage secondaire de cette approche serait que la fin de la pandémie atténuera la propagation continue de la théorie du complot de QAnon sans, pour autant, signifier la fin des théories du complot.

Deuxièmement, les réseaux sociaux doivent réexaminer leurs approches de « dé-plateformisations » (à savoir le fait de bannir ces théories conspirationnistes de leurs plateformes), en particulier lorsque les données indiquent de multiples campagnes d'influence étrangères.

Troisièmement, les médias sociaux devraient « affiner leurs algorithmes » (le Soufan Center ne précise pas comment), puisqu'ils continuent de recommander des contenus toxiques liés à QAnon, dont certains sont donc créés à l'étranger.

Quatrièmement, « des solutions hors ligne et axées sur la communauté sont également nécessaires ». Plus précisément, la société civile et les organisations universitaires doivent continuer à développer des programmes d'éducation critique aux médias et au numérique dans les écoles primaires et secondaires... voire au-delà, un besoin qualifié d'« aigu » eu égard à la crédibilité des théories complotistes de QAnon (entre autres).

Enfin, « l'administration Biden devrait envisager de travailler avec le Congrès et les organisations de la société civile pour déterminer si la lutte contre la désinformation justifie la création d'une nouvelle organisation interagences comprenant du personnel ayant des mandats à la fois nationaux et internationaux ». Une réflexion justifiée par le fait que le rapport a « clairement montré que la frontière entre les activités de désinformation nationales et étrangères reste floue ». 

La grippe espagnole de 1918-1919, qui fit, selon les sources, entre 30 et 100 millions de morts (plus que la Première Guerre mondiale), avait alors poussé la toute nouvelle Société des Nations (SDN) à créer en 1923 son « comité d'hygiène », considéré comme l'ancêtre de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).

« Nous ne combattons pas seulement une épidémie, nous combattons aussi une "infodémie" », avait déclaré le 2 février 2020 Tedros Adhanom Ghebreyesus, le directeur général de l'OMS. Un groupe de travail sur les infodémies, issu du forum international sur l'information et démocratie, avait ensuite produit un rapport en novembre 2020, formulant 250 recommandations, en vue d'« endiguer un phénomène qui met en péril les démocraties et les droits humains, y compris le droit à la santé ».

Se basant notamment sur les travaux du professeur Sinan Aral du MIT, qui avait constaté que « les fausses nouvelles sur Twitter se propagent six fois plus vite que les vraies, et qu'elles touchent en moyenne 100 000 personnes, contre 1 000 » pour les « fact-checks », le groupe de travail avait conclu qu'« une nouvelle structure de gouvernance mondiale pour les technologies numériques est nécessaire pour assurer un contrôle démocratique efficace et coordonné des plateformes » :

« Cela a été fait pour les révolutions technologiques précédentes, comme la radio, les avions, les produits pharmaceutiques ou l'énergie nucléaire. »

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