[Interview] Wikimédia France dénonce les lacunes du règlement anti-terroriste, qui sera adopté sans vote

[Interview] Wikimédia France dénonce les lacunes du règlement anti-terroriste, qui sera adopté sans vote

Une adoption en une heure ?

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Marc Rees

Publié dans

Droit

27/04/2021 9 minutes
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[Interview] Wikimédia France dénonce les lacunes du règlement anti-terroriste, qui sera adopté sans vote

Le règlement antiterroriste, qui passera en plénière au Parlement européen les 28 et 29 avril, ne satisfait pas vraiment Wikimédia France. Naphsica Papanicolaou, sa chargée de plaidoyer, nous détaille la liste des problèmes identifiés. Non sans critiquer la procédure finale, où le texte sera adopté sans vote des eurodéputés.  

Le projet de règlement contre le terroriste en ligne termine son parcours européen. Alors qu’un vote était attendu cette semaine en séance plénière, seule sera organisée une séquence d’approbation de ce nouveau dispositif porté par la France notamment.

Contactée, la Commission LIBE nous pointe en effet l'application de l'article 69 du règlement intérieur du Parlement européen, au terme duquel « si aucune proposition de rejet de la position du Conseil ni aucun amendement à celle-ci n'ont été déposés (...) dans les délais fixés pour le dépôt et le vote d’amendements ou de propositions de rejet, le Président annonce en séance plénière que l’acte proposé est adopté ».

Avec ce futur règlement, s'imposera en Europe l’obligation pour les plateformes de retirer dans l’heure des contenus considérés comme terroristes. Naphsica Papanicolaou, chargée de plaidoyer chez Wikimédia France est peu satisfaite des faibles garde-fous prévus par le texte, comme elle nous le détaille au fil de cet échange. 

Que reprochez-vous à ce texte ?

Trois points principaux. En l’état, la proposition de règlement continue d’inciter les plateformes à utiliser des outils automatisés de modération de contenus, comme des filtres de téléchargement. Une mesure qu’implique nécessairement l’obligation de retrait dans l’heure des contenus considérés comme terroristes.

Or, ces pratiques aujourd’hui se caractérisent par un profond manque de transparence de la prise de décisions automatisées. Il est impossible pour des outils automatisés de différencier des propos terroristes, par exemple le militantisme, les contre-discours, la satire. Une automatisation accrue de ce genre de processus va entrainer la suppression de contenus légaux.

Deuxième grand point, c’est le manque cruel de contrôle judiciaire indépendant. La proposition de règlement demande aux États membres de désigner à leur discrétion les autorités compétentes pour être investies des pouvoirs nécessaires de mise en œuvre du règlement.

Même si le texte indique que ces autorités devront être objectives, non discriminantes et respectueuses des droits, nous avons la conviction que seuls un juge, les tribunaux ou une autorité administrative indépendante faisant l’objet d’un contrôle judiciaire devraient être investis de ces pouvoirs. Cette absence de contrôle judiciaire constitue un risque grave pour notre liberté d’expression et notre droit d’accès à l’information.

Notre troisième critique porte sur les injonctions de suppression des contenus, qui vont être transfrontalières. À la suite du trilogue, il a été décidé que toute autorité compétente aura le pouvoir d’ordonner la suppression d’un contenu en ligne, hébergé n’importe où dans l’Union européenne, dans un délai d’une heure.

Ce qui signifie qu’un État membre pourra étendre sa compétence d’exécution au-delà de son territoire toujours sans contrôle judiciaire préalable et sans tenir compte des droits et des personnes dans les juridictions concernées. Il y a un risque évident de détournement à des fins politiques. Imaginez ce que pourra faire un régime comme celui de Viktor Orbán en Hongrie, ou du gouvernement polonais. Il y matière à tordre et détourner la procédure pour l’utiliser contre des opposants, des militants LGBT, des aidants aux migrants, etc.

Peut-on vraiment envisager qu’une autorité judiciaire puisse intervenir dans l’heure ?

Je suis d’accord avec vous. Dans l’heure c’est absolument impossible. On rejoint là le débat qu’on avait sur la loi Avia. Comment un juge peut-il traiter de tels contenus dans des délais si ridicules ? C’est d’ailleurs une autre critique que l’on exprime, à savoir la contradiction et le paradoxe avec le droit français. Le Conseil constitutionnel avait censuré la loi Avia exactement pour les mêmes raisons.

Il relevait aussi que les plateformes avaient tout intérêt à supprimer à tour de bras pour éviter des sanctions très lourdes, sachant qu’aucune amende similaire n’était prévue contre les surcensures.

C’est vrai et c’est pareil dans ce règlement. Si le contenu n’est pas retiré dans le délai d’une heure, la sanction peut aller jusqu’à 4 % du chiffre d’affaires. Avec un tel niveau, les plateformes préfèreront surfiltrer plutôt que de risquer des sanctions colossales.

Existe-t-il malgré tout des points positifs dans ce règlement ?

Entre le texte initial et la version finale au Parlement européen, il y a eu un compromis entre les États membres et les eurodéputés trouvés en décembre dernier. Avec quelques améliorations, mais nous identifions toujours des mesures dangereuses qui affaibliront les droits fondamentaux au sein de l’Union.

Quelques exemples : il a été introduit une exception générale pour les contenus journalistiques, éducationnels ou humoristiques. C’est très bien de mettre un contexte, ainsi si un vétéran parle de ses mémoires sur la Syrie, ces propos ne seront pas automatiquement retirés. Cependant, aucun garde-fou n’est prévu pour vérifier la mise en œuvre effective de cette exception.

Autre amélioration, quand un hébergeur n’aura pas la capacité de retirer un contenu dans l’heure, ce statut devra être pris en compte par les autorités compétentes. Là encore, c'est très bien puisque tout le monde n’est pas Google ou Facebook et leurs moyens humains et technologiques. Mais que veut dire « pris en compte » ? Est-ce qu’il reviendra à l’hébergeur de prouver qu’il ne dispose pas le week-end de bénévoles pour retirer le contenu ?

Dernière amélioration qu’on doit saluer : au début, on parlait de mesures proactives où quand un hébergeur ne faisait pas assez bien son travail pour retirer les contenus dits terroristes, l’autorité compétente pouvait l’obliger à prendre des mesures choisies par elle. Aujourd’hui, on ne parle plus que de mesures spécifiques. L’autorité pourra toujours imposer à l’hébergeur des mesures, mais elle ne pourra plus dire expressément celles qu’il devra mettre en place.

En l’état du texte, existe-t-il une procédure d’appel ouverte aux prestataires ou à l’auteur des propos supprimés ?
Il y a un mécanisme de contestation intégré dans le règlement, où l’on pourra demander à l’État d’établissement de l’hébergeur, donc globalement en Irlande pour les gros acteurs du Net, de vérifier que la demande respecte bien les libertés fondamentales. Ce n’est pas une obligation, ce qui nous permet de supposer que l’Irlande ne se pressera pas. Là encore, ce mécanisme est contestable et critiquable. Avec des garde-fous soit absents soit trop légers.

Quelles seraient les conséquences d’un tel règlement pour une encyclopédie libre en ligne ?

Il est vrai que Wikipédia n’est pas la plateforme dans le viseur du règlement, mais on est des fervents défenseurs de la liberté d’expression. Seuls pourront s’adapter les « gros parmi les gros ». Un exemple intéressant remonte à 2013 lorsque la direction centrale du Renseignement intérieur (DCRI), service de renseignement de la police française, avait tenté de faire supprimer, de la version francophone de Wikipédia, un article sur la station hertzienne militaire de Pierre-sur-Haute. Et ce, au prétexte que ces informations étaient classifiées.

La DCRI avait communiqué avec la fondation, responsable légal de l’encyclopédie, laquelle avait réclamé que soient précisés les passages à supprimer. Ces services avaient également fait pression sur Rémi Mathis, alors président de Wikimédia France, pour qu’il supprime finalement l’article sous peine d’être placé en garde à vue et mis en examen. L’affaire fut à la fin très médiatisée.

Il était assez lunaire que la DCRI puisse faire pression pour faire supprimer un contenu qui n’était pas du tout confidentiel, puisque la source de l’article était un reportage diffusé la veille à la télévision. Tout cela pour vous dire que Wikipédia en soi n’est pas visée mais il arrive que l’encyclopédie subisse des pressions.

Quels sont vos pronostics sur l'examen en plénière ?

Le 26 avril dans la soirée, nous avons été mis au courant qu'aucun vote ne serait finalement organisé en séance plénière au Parlement européen le 29 avril prochain. La cause ? Des règles de procédures opaques de l'Union européenne qui avaient échappées à tout le monde, même à des acteurs importants gérant la présence de ce règlement au Parlement européen. Wikimédia France accueille cette nouvelle avec une grande surprise et beaucoup de déception. Un texte si dangereux pour les libertés fondamentales aurait dû être voté par les seuls représentants directs des citoyens au sein de l'Union européenne, les eurodéputé(e)s.

Écrit par Marc Rees

Tiens, en parlant de ça :

Sommaire de l'article

Introduction

Que reprochez-vous à ce texte ?

Peut-on vraiment envisager qu’une autorité judiciaire puisse intervenir dans l’heure ?

Existe-t-il malgré tout des points positifs dans ce règlement ?

Quelles seraient les conséquences d’un tel règlement pour une encyclopédie libre en ligne ?

Quels sont vos pronostics sur l'examen en plénière ?

Commentaires (8)


Pour la séduction et l’opacité il y a adopteunsurveillant.com :cap:


AMHA, interview à placer d’URGENCE en accès libre.
Si vous donnez un espace de visibilité à Wikimedia France, c’est que vous partagez au moins en partie les craintes exprimées, et que vous aimeriez qu’elles deviennent suffisamment visibles pour potentiellement influencer le parcours (même s’il est bien tard pour cela).



Pour ce faire, il faut que l’on puisse inviter nos connaissances à parcourir cette interview pour se forger leur opinion.
Pour ce faire, il est indispensable qu’il soit en accès libre. À fortiori vu le peu de temps disponible.
(Et pitié me sortez pas le “oui mais tu peux l’offrir” : entre permettre à UNE -ou deux- personnes de le lire, et toucher potentiellement plusieurs dizaines de personnes qui pourront chacune repropager, il y a un monde).


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“bien dit” ! :bravo:


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A mettre en accès libre comme l’écrit mon VDD.


Sauf que voilà, du coup j’ai été pris à mort par le taff et complètement oublié ce sujet et du coup on est le 30… :transpi:



Du coup j’en ai juste parlé de vive voix à quelques personnes au lieu de tenter, avec mes modestes moyens, d’allumer une flamme médiatique à mon niveau à coup de relais tweet/mails de l’interview…
L’INpact aura été assez léger… :craint: Alea jacta est comme on dit.