Le président de l'Assemblée nationale peut-il bloquer un journaliste qui relaye des articles peu glorieux à son égard ? Voilà en substance le cœur d’un contentieux devant les juridictions françaises, mettant en scène Richard Ferrand et le journaliste Guillaume Tatu.
Depuis 2017, ce journaliste avait posté plusieurs messages sur Twitter relatifs à l’affaire dite des Mutuelles de Bretagne, révélée par le Canard, Le Monde et Mediapart, où Ferrand était mis en cause (ici ou là, notamment)
Quelques mois plus tard, Richard Ferrand fermait ce robinet. Il bloquait @GTatu, sur son profil Twitter (@RichardFerrand).
Suite à cette restriction, en mars 2019, le bloqué déposait plainte pour discrimination à l’encontre du bloquant. Le 27 septembre 2019, cependant, le magistrat instructeur estimait « n’y avoir lieu d’informer ». D’un revers de manche, il repoussait sans nuance ni pudeur la plainte aiguisée par ses avocats, Me Arash Derambarsh, assisté de Me Thierry Vallat.
« It's not a bug it's a feature ». En substance, il considérait que le blocage sur Twitter n’est en rien une infraction, mais une faculté offerte par le réseau social. De même, peu importe le précédent américain à l’égard de Donald Trump, évidemment cité par ses avocats, puisqu’il relève d’une législation étrangère. De plus, la restriction du compte n’empêche pas le journaliste de s’exprimer, outre que le compte de Richard Ferrand n’est pas la seule source d’information sur le sujet qu’il entend suivre et traiter.
Impossible en conséquence d’appliquer les rugosités de l’article 225-1 du Code pénal qui réprime ces discriminations (« je te bloque toi, mais pas toi »), et par contrecoup l’article 432-7 du même code qui punit de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende les discriminations commises par une personne dépositaire de l'autorité publique, lorsque celle-ci refuse à un tiers le bénéfice d'un droit accordé par la loi ou entrave l'exercice normal d'une activité économique.
Coup de pioche en appel
L’affaire n’en est cependant pas restée là. « Étant donné la fonction éminente de Monsieur Ferrand (ancien ministre, à la direction du parti politique La République en Marche, député et Président de l’Assemblée nationale), Monsieur Tatu considère son profil comme un profil d'intérêt général ». Voilà l’argumentaire du mémoire de ses avocats Mes Derambarsh et Vallat, qui ont évidemment fait appel.
Pour les deux juristes, « les informations que relaie monsieur Ferrand, les articles partagés par celui-ci et ses réactions sur son fil Twitter doivent donc être accessibles à tous les citoyens. Par ailleurs, en tant que journaliste engagé, monsieur Tatu considère ce blocage comme une restriction à sa liberté d'être informé, et de pouvoir informer le plus grand nombre ».
À l’audience, le ministère public a lui-même considéré qu’en l’état de la procédure, « aucun élément ne permet[tait] d’exclure la commission de toute infraction, notamment celle de discrimination à raison des opinions politiques ».
Les avocats sont eux-mêmes revenus à la charge ce même jour. Ce blocage intempestif l’« empêche indubitablement [...] d’exprimer ses idées et opinions, mais aussi d’obtenir les informations qu’il souhaite recueillir via ce compte Twitter ».
Et ceux-ci d’estimer que si cette restriction fait effectivement partie des options de la trousse à outils Twitter, encore faut-il qu’une telle décision n’enfreigne pas les droits fondamentaux, dont le beau principe de libre communication des pensées, consacré par le texte de 1789.
Ce n’est pas tout. Ils se sont utilement armés d’un jugement du tribunal administratif de Cergy-Pontoise de 2018 qui a obligé une mairie à ouvrir un espace d’expression aux partis d’opposition sur sa page Facebook officielle, pour considérer cette fois que « le compte Twitter officiel d’un homme politique doit être considéré comme un espace public de discussion et d’information, à l’image de ce que sont les réunions d’un conseil municipal ».
En clair, dans leur esprit, Richard Ferrand (ou n'importe quel autre personnage de première plan) ne peut bloquer à sa guise tel internaute sur son unique compte qu’il utilise à des fins professionnelles.
Pour les avocats du journaliste, pas de doute, « la seule et unique raison est qu’il n’apprécie pas les informations pouvant être négatives à son encontre ainsi que toutes critiques ». Et ceux-là de se demander : « pourquoi certains auraient-ils le droit d’accéder aux informations distillées par le Président de l’Assemblée nationale et pas d’autres ? ».
La chambre d'instruction au secours du journaliste
Bien leur a pris. La sixième chambre d’instruction de la Cour d‘appel de Paris a jugé que le magistrat instructeur avait quelque peu été trop vite dans sa fine expertise. Il s’est « borné, sans vérifications préalables, à dire que l’élément matériel de l’infraction en cause n’existait pas, écartant notamment toute entrave à une activité économique quelconque ».
Quand le magistrat instructeur a nié l’existence d’une entrave économique, au motif qu’existent d’autres sources d’information que le compte de Richard Ferrand, la chambre lui a rappelé que les textes exigent une entrave rendant plus difficile l’activité professionnelle, pas nécessairement un empêchement proprement dit.
Elle a ainsi réformé l’ordonnance initiale, afin que toutes les investigations utiles soient faites, non sans fournir pour l’occasion un vrai how to, que devra suivre le magistrat instructeur : vérification des faits, vérification de la réunion des éléments constitutifs de l’infraction, avec notamment jauge de l’impact que ce blocage est susceptible d’avoir sur le plaignant et ses activités économiques.
Un véritable cahier des charges
« C’est un véritable cahier des charges. La chambre énumère les acteurs que le juge devra suivre », commente Arash Derambarsh, joint par Next INpact.
« Le refus d’informer est assez rare. Nous avons pour notre part étendu la décision du tribunal administratif de Cergy et la chambre d’instruction nous a donné raison. Cette procédure va se poursuivre. C’est une première ». Selon ses pronostics, la décision est attendue pour 2022. Selon son sens, il souligne que d’autres citoyens pourront suivre ces traces et dénoncer un éventuel préjudice consécutif à un blocage.