L’Agence spatiale européenne a annoncé jeudi l’abandon de son projet de télescope spatial infrarouge SPICA qui était l’un des trois encore en compétition pour devenir la mission M5 du programme Cosmic Vision. Le couperet est tombé avant même la fin de la sélection, l’ESA pointant des problèmes de budget.
L’ESA et la JAXA, l’agence spatiale japonaise, n’enverront donc peut-être jamais de télescope infrarouge dans l’espace. Un tel projet aurait permis d’étudier plus précisément l’origine et l’évolution des galaxies et des planètes, la formation des étoiles, mais aussi le comportement de la poussière interstellaire.
Cet arbitrage ne touche pas un petit projet. Si dans le nom « M5 », le M signifie « Medium », « le plafond donné en 2017 de la mission M5 était de 550 millions d’euros » indique à Next INpact Paul McNamara, le coordinateur des missions d’astronomie et d’astrophysique de l’ESA ayant pris part à cette décision.
Mais ce coup d’arrêt tombe alors que l’équipe de SPICA ne s’y attendait pas. Pour elle, le processus de sélection ne prévoyait pas une telle sentence à ce stade de la compétition.
Un abandon contesté en interne
En 2018, l’ESA avait présélectionné trois projets parmi une trentaine de candidats : le télescope infrarouge SPICA, la sonde spatiale EnVision pour étudier Vénus et THESEUS qui vise à explorer l'Univers précoce. Les trois projets devaient ensuite passer différentes phases (définition, consolidation et sélection) de validation pour arriver à la sélection finale. Attendue pour la mi-2021, elle devait décider lequel des trois projets pourrait voir le jour.
Après des années de travail, cette disqualification du processus de sélection M5 entre deux jalons a du mal à passer auprès des astrophysiciens européens. Surtout que les responsables de SPICA n’ont été informés qu’en recevant, le 7 octobre, un email avec la photo d’une lettre lapidaire leur annonçant l’arrêt du projet. Les autres collaborateurs n’ont eu aucune autre communication que l'annonce faite par l’ESA le 15 octobre.
Dans une tribune à paraître dans la revue scientifique Nature et dont Next INpact a pu prendre connaissance, l’équipe du projet SPICA, accompagnée d’autres astrophysiciennes et astrophysiciens, dénonce un manque de justice et de transparence et déplore que « la nature de cette annulation ne [leur] donne aucune confiance dans le processus de décision au plus haut niveau de l’ESA ».
Ils pointent « un manque de négociation, de discussion et de communication avant l’abandon » et posent la question « Pourquoi le coût est devenu un problème seulement après le succès à de nombreux jalons ? ».
Marc Sauvage, astrophysicien au CEA et responsable principal du développement d’un des instruments scientifiques du projet SPICA, réagit amèrement à cette décision : « je ne le vis pas très bien parce que, professionnellement, j’ai investi beaucoup d’énergie dans ce projet et je me suis projeté dans l’idée de travailler sur cet instrument encore un certain temps ».
« Nous étions, bien sûr, toujours dans un processus compétitif et nous étions un des trois projets en compétition. Les règles du jeu étaient claires et il était possible que, mi-2021, ce soit un autre projet qui soit sélectionné » ajoute-t-il, « mais ce qui s’est passé, ce n’est pas que nous n’avons pas été sélectionnés parce que nous avons été jugés moins intéressants que les deux autres projets de missions par un jury de nos pairs, mais parce qu’on nous a retirés de la compétition ».
Un processus normalement très encadré
« Nous faisons des points réguliers avec chacun des projets pour vérifier si, premièrement, c’est faisable techniquement et deuxièmement, si c’est faisable dans le planning donné », nous explique Paul McNamara.
Chaque mission doit réussir à monter ses projets scientifiques utilisant des instruments de très haute technologie tout en les rendant les plus légers et les plus petits possibles pour que les industriels de l’aéronautique comme Airbus puissent les envoyer sans que ça coûte trop cher. Un processus censé être très encadré.
Dans sa tribune, l’équipe de SPICA explique, par exemple, qu’en juillet l’ESA leur a demandé de réduire le diamètre de leur miroir de 2,5 à 1,8 mètre pour rentrer dans les contraintes de coûts des industriels. L’équipe assure avoir accepté et réussi, au cours de l’été, à proposer une solution prenant en compte cette nouvelle contrainte tout en assurant la qualité du travail de la mission. Des points ont été faits lorsque les projets ont été présélectionnés, à mi-chemin entre mars et juillet 2020 et un dernier point devait être fait en janvier prochain.
Mais jusqu’au mardi 20 octobre, soit deux semaines après l’annonce en interne de l’abandon du projet, aucune information n’était remontée à l’équipe de SPICA affirmant que le jalon de mi-chemin n’avait pas été validé. Elle était donc tournée vers le prochain jalon de janvier.
Dans l’annonce de l’abandon, pour Marc Sauvage, « il y a un côté paternaliste un petit peu insupportable » de l’ESA, « On nous dit que ce n’est pas la peine d’essayer alors que nous étions en train d’arriver à le faire ».
Une mission M un peu spéciale
Mais SPICA est une mission M atypique de l’ESA. Le projet a d’abord été lancé en 2007 par la JAXA avec une petite collaboration de l’ESA. Mais, pour des raisons techniques, le projet fut abandonné une première fois en 2009. Il a ensuite profité de la mission M5 pour proposer une nouvelle collaboration plus équilibrée financièrement entre l’ESA et la JAXA. Au total, le budget de SPICA pèse donc plus du double d’une mission M ordinaire de l’ESA.
Et le projet demande plus qu’une gestion interne, mais une répartition des tâches à l’international alors que la plupart des missions M de l’ESA sont des projets à échelle européenne. Paul McNamara confirme que « SPICA est une mission complexe et de grande envergure » et déplore « qu’après avoir fait de nombreuses études et essayé de nombreuses choses pour réduire le budget, ça ne rentre pas dans le budget ni de l’ESA ni de la JAXA ».
Mais des critiques sont aussi adressées aux responsables de l’ESA. Marc Sauvage pense que « l’ESA a vraiment sous-estimé le fait qu’il fallait non seulement mettre en place des équipes pour développer le projet mais aussi pour coordonner le développement du projet. Et ce manque est de la responsabilité de l’agence ».
Une astronomie infrarouge européenne à l’abandon ?
Résultat, l’astronomie infrarouge européenne est presque à l’arrêt. Si une partie peut se faire au sol, une bonne partie des observations de l’astronomie à infrarouge est impossible ici-bas du fait des variabilités d’atmosphère.
« Au sol, on développe beaucoup la très haute résolution spatiale. C’est très intéressant parce qu’on va voir des détails dans des objets individuels mais c’est plus compliqué de faire de grands relevés pour couvrir des grandes étendues du ciel ou couvrir de très grands nombres de sources. C’est plus facile à faire de l’espace », explique Marc Sauvage.
« La communauté scientifique qui existe aujourd’hui va devoir se reconvertir en terme thématique. Et s’il existe un projet d’astronomie infrarouge lointain spatial dans le prochain programme spatial européen, il sera fait par des personnes qui ne sont pas encore dans l’astronomie » déplore-t-il encore.