La communication quantique existe depuis des années pour échanger des clés cryptographiques, notamment via l’utilisation de photons intriqués. Des chercheurs ont réussi à faire de même avec un seul photon, mais deux fibres optiques « enchevêtrées ». Une méthode qui serait plus robuste et « facile » à mettre en œuvre. Explications.
Le monde – bien étrange – de la physique quantique s’entrechoque avec celui de l’informatique depuis de nombreuses années. On parle ainsi régulièrement de supercalculateurs avec des qubits (ou bits quantiques), mais aussi d’échanges quantiques de clés cryptographiques pour obtenir un chiffrement avec « une sécurité absolue » dans les réseaux.
Le CEA se fait l’écho de travaux qui signeraient une avancée significative sur ce dernier point. Des chercheurs « sont parvenus pour la première fois à "intriquer" les sorties de deux fibres optiques partageant un photon unique à deux kilomètres de distance. Par ce tour de force, ils montrent comment une forme d'intrication quantique simple à produire peut être distribuée puis détectée sur de longues distances ».
Vous êtes perdu dans les termes techniques et la portée réelle de cette annonce ? Pas de panique, on vous explique calmement de quoi il retourne, en commençant par l’intrication… qui nécessite (on s’en excuse par avance) quelques rappels sur la physique quantique.
Quantique, superposition, intrication : vous avez les bases ?
En physique, il y a deux mondes bien distincts et aucune passerelle – pour le moment ? – permettant de passer de l’un à l’autre. D’un côté, la physique classique que nous connaissons tous, qui décrit parfaitement notre environnement quotidien et les objets qui nous entourent. Ils ont ainsi une position, une masse et une vitesse parfaitement définie, rien de neuf sous le Soleil.
Mais cette physique classique « devient inopérante à l’échelle microscopique des atomes et des particules » ; la physique quantique prend alors le relai avec des règles totalement différentes, dont les concepts sont difficiles à appréhender. On passe dans un monde avec des « situations qui nous demandent de changer radicalement notre vision du monde », explique le CEA.
Premier point à prendre en compte : en physique classique, un corpuscule (atome, particule) et une onde (lumière, électricité) sont différents les uns des autres, alors que ce n’est plus le cas dans la mécanique quantique : « pour elle, un photon, un électron ou même un atome sont à la fois une onde et un corpuscule », avec d’importantes conséquences.
La fameuse superposition du chat de Schrödinger
Un objet quantique peut en effet se trouver « dans une superposition d'états qui est une sorte de potentialité de tous ses états possibles ». Il a des probabilités d’être ici ou là (ou à plusieurs endroits à la fois), mais « on ne peut être certain qu'il est en un seul lieu que lorsqu’on effectue une mesure ». L’état est alors figé dans une des possibilités, avec une détermination au hasard.
Un des exemples les plus connus est le chat de Schrödinger, une vision de l’esprit proposée par le physicien et théoricien Erwin Schrödinger : « Il a imaginé un chat "quantique", enfermé dans une boîte sans fenêtre en présence d’un poison déclenché par un processus quantique. Tant que la boîte n’est pas ouverte, on ne sait pas si le processus quantique a déclenché le mécanisme, le chat est à la fois [on parle bien des deux états, pas de l’un ou l’autre, ndlr] mort et vivant avec des probabilités dépendant du processus », explique le CEA.
Vous n’êtes pas sûr de tout comprendre à la physique quantique ? C’est normal, pas d’inquiétude. Le contraire serait même étonnant, sauf pour les spécialistes du sujet. On ne peut en effet s’empêcher de reprendre la fameuse citation attribuée à Richard Feynman, prix Nobel de physique en 1965 : « si vous croyez comprendre la mécanique quantique, c'est que vous ne la comprenez pas ».
Du paradoxe Einstein-Podolsky-Rosen à l’expérience d’Alain Aspect
Maintenant que les bases sont grossièrement posées (les puristes nous pardonneront les approximations et les oublis), passons à l’intrication ou l’enchevêtrement quantique. Il s’agit d’un « processus selon lequel les états quantiques de deux systèmes (spins, atomes) sont corrélés à longue distance, empêchant d’attribuer de manière univoque un état précis à un élément du système », détaille l’Institut UTINAM (Univers, Temps-fréquence, Interfaces, Nanostructures, Atmosphère et environnement, Molécules) du CNRS. Il ajoute que « ce phénomène est utilisé dans de nombreux protocoles d’information quantique ».
Pour résumer, l’intrication implique que les changements de deux particules ne sont pas « indépendants ». Une action sur l’une entraine un changement sur l’autre : elles sont irrémédiablement liées.
Si l'on prend deux particules quantiques intriquées, elles sont donc liées l’une à l’autre, même si on les sépare, y compris sur de longues distances. Mesurer une propriété d’une des deux particules intriquées – par exemple le spin – entraine automatiquement et immédiatement la détermination de cette propriété pour la seconde. Impensable pour Einstein, Podolsky et Rosen qui ont formulé le paradoxe EPR.
Deux cas sont à distinguer. Soit les deux particules communiquent entre elles d’une manière ou d’une autre. Problème, en éloignant suffisamment les particules, cet échange d’information devrait aller plus vite que la lumière, violant la théorie de la relativité restreinte de… Einstein.
Soit la présence de « variables cachées » pourrait expliquer l’intrication de la physique quantique. Nos connaissances seraient en fait trop limitées pour en comprendre le fonctionnement global. Pour Einstein, « si les deux particules ont des propriétés similaires au moment de la mesure, c'est qu'elles ont acquis ces propriétés lors de leur interaction initiale, et qu’elles les ont conservées après leur séparation ». Une conclusion immédiatement et formellement contestée par un autre spécialiste : Niels Bohr.
En 1964, John Bell, théoricien irlandais travaillant au CERN, « montre que les positions respectives de Niels Bohr et d’Albert Einstein conduisent à des prédictions différentes. Il écrit des inégalités qui, appliquées aux résultats de mesures bien choisies portant sur des particules intriquées, permettraient de trancher le débat ». Il faudra encore attendre près de 20 ans qu’une expérience – menée par le Français Alain Aspect – apporte des résultats probants.
On ne rentrera pas dans les (complexes) détails, sachez simplement que « les résultats violent de façon très nette les inégalités de Bell, et sont en excellent accord avec les prédictions quantiques. On ne peut ainsi pas se représenter des particules intriquées comme « deux systèmes distincts portant deux copies identiques d’un ensemble de paramètres déterminant la totalité des propriétés physiques ». Il n’y a donc pas de variables cachées. Il faut donc « admettre qu’il s’agit d’un système unique, « inséparable », décrit par un état quantique global », peu importe la distance les séparant.
Pour en savoir davantage, on ne peut que vous encourager à regarder la vidéo ci-dessous – simple, didactique et complète – de Science Étonnante, d’autant qu’elle ne dure qu’une vingtaine de minutes. Vous pouvez également lire cette fiche du CNRS sur « Le débat Bohr-Einstein et l’intrication quantique à l’épreuve de l’expérience ».
L’intrication au service des réseaux de télécommunication…
Revenons à nos moutons et à l’annonce du CEA. Nous savons désormais que l’intrication quantique est un phénomène liant deux systèmes, des particules par exemple. Et c’est important pour la suite : « Sans cesser de s'en émerveiller, les physiciens ont appris à utiliser l'intrication et à imaginer des applications technologiques sans équivalent classique », explique le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives.
Une des applications concrètes consiste « à utiliser l'intrication pour développer des réseaux de communication sécurisés, une sorte d'Internet quantique avec des garanties de sécurité sans précédent ». Les chercheurs travaillent par exemple avec des paires de photons intriquées : tout changement sur l’un est répercuté sur l’autre et vice-versa.
Il existe deux manières de chiffrer un message : symétrique et asymétrique, chacun avec ses avantages et inconvénients. Dans le premier cas, la clé servant à chiffrer et déchiffrer le message est la même, tandis que dans le second il y a deux clés : une publique et une privée. Le chiffrement asymétrique – comme l’algorithme RSA – peut être cassé avec une puissance de calcul suffisante (par exemple avec un ordinateur quantique). De son côté, le chiffrement symétrique à l’avantage de pouvoir y résister… mais il faut s’échanger la clé à l’abri des regards indiscrets, pas facile sur les réseaux de communications.
La communication quantique entre en piste : l’échange de clé se fait grâce aux lois de la physique quantique. Des photons (de la lumière, qui peut donc passer par les fibres optiques) peuvent par exemple faire office de porteur de la clé de chiffrement. Si elle est interceptée sur le réseau, elle devra être lue et la superposition sera brisée immédiatement sur tous les photons intriqués. L’émetteur et le destinataire de la clé en sont donc immédiatement informés. Ils peuvent également avoir la certitude que la clé n’a pas été interceptée. Elle est ensuite utilisée pour chiffrer les messages, qui peuvent prendre un canal classique. Là encore, Science Étonnante propose une vidéo.
Dans une interview au Monde, Grégoire Ribordy – PDG d’ID Quantique, qui vend des systèmes d’envoi de clés de chiffrement reposant sur la physique quantique – explique le procédé : « Envoyer une clé entre deux points est comme envoyer des balles avec des 0 et des 1 écrits dessus […] Le défaut est que cela peut être intercepté. La physique quantique permet de faire cet échange avec des balles “fragiles” comme des bulles de savon, si bien que, si on les intercepte, leur message est perdu ».
Le problème étant que « ces techniques sont limitées en distance à cause des pertes dans les fibres optiques et de la disparition des propriétés quantiques […] On ne peut pas dépasser les 100 kilomètres », expliquait alors Eleni Diamanti (chercheuse CNRS au laboratoire d’informatique de Sorbonne Université) à nos confrères. En effet, sur une trop grande distance les fameuses « bulles de savon » éclatent toutes seules.
Une solution, notamment utilisée par les Chinois, est de passer par des satellites, car l’air atténue moins le signal que des fibres optiques. Des expériences se sont déjà déroulées pour échanger des clés de chiffrement entre la Chine et l’Autriche par exemple. On parle bien ici d’échanger des clés, pas des messages en entier.
…et maintenant avec de l’enchevêtrement à un seul photon
Attachez vos ceintures, car maintenant des chercheurs travaillent sur « l'intrication à un photon », alors que le schéma classique consiste à utiliser « une paire de photons dont les états de polarisation sont corrélés », comme nous venons de l’expliquer.
Comment diable réaliser une telle opération ? Le principe tient en trois lignes : « Pour produire l'intrication à un photon, il leur « suffit » de disposer d'une source de photons uniques, d'une lame semi-réfléchissante et de deux fibres optiques. Là où deux photons partageaient un état de polarisation, deux « chemins optiques » partagent un photon unique ».
Vous voulez maintenant la bonne ou la mauvaise nouvelle ? Commençons par la bonne : « la production de l'intrication à un photon est beaucoup plus simple que celle à deux photons ». La mauvaise maintenant : « il en va tout autrement de la détection ». Les scientifiques doivent en effet réussir à mettre en évidence la corrélation entre les propriétés des deux fibres optiques, « à savoir présence, absence ou encore à la fois présence et absence de photon ». L’intrication quantique se passe donc sur les deux fibres, pas sur le photon.
Pour arriver à la détecter, la solution trouvée par les chercheurs est finalement assez « simple » (facile à dire après coup) : « en ajoutant un peu de lumière dans les deux fibres optiques, il devient possible de détecter ces trois configurations qui signent la corrélation recherchée ». Cette méthode fonctionne localement au niveau de la lame semi-réfléchissante, mais aussi à longue distance : 2 km dans le cas présent.

Plus robuste et plus simple à produire
Pour résumer, les chercheurs ont ainsi produit « un lien élémentaire de réseau quantique "complet", incluant le dispositif d'"annonce" de l'intrication ». Mieux encore, il est possible d’étendre ce lien à plus de deux kilomètres grâce à l’utilisation de répéteurs quantiques afin de diviser un réseau plus grand en plusieurs « liens élémentaires ».
L’intrication quantique à un seul photon est un choix intéressant, car cette technique est, selon les chercheurs, plus robuste que celle à deux photons : « Pour une liaison de 100 km, la probabilité que l'intrication soit préservée atteint 10 % pour un photon et seulement 1 % pour deux ».
Cette technique devra maintenant sortir des laboratoires et passer l’épreuve de la commercialisation pour valider son intérêt. Dans tous les cas, c’est, pour le CEA « une étape importante vers la construction d'un Internet quantique sécurisé ».