Demain, la cour d’appel de Paris rendra son arrêt dans le bras de fer opposant Google à l’Autorité de la concurrence. L'AFP et des syndicats d'éditeurs de presse (l'APIG et le SEPM) « sont automatiquement et pleinement parties au recours », nous précise Julien Guinot-Deléry, avocat de l'Agence, avant de contester les arguments du géant du Net.
La France a été le premier pays à transposer l’article 15 de la directive sur le droit d’auteur, pas plus tard que le 26 juillet 2020. Et pour cause : le sénateur David Assouline avait pris soin de déposer une proposition de loi préventivement, alors que les débats européens étaient toujours en cours. Son texte a donc été adapté au fil des versions européennes jusqu’à celle publiée le 17 mai 2019 au Journal officiel de l’UE.
Mais que prévoit cet article 15 ? Une mine : il consacre le « droit voisin » des éditeurs et des agences de presse, et donc un droit venant protéger leurs investissements. Avec lui, les services en ligne sont donc invités à compenser financièrement l’usage fait de leurs articles, y compris les photos et autres vidéos de presse.
Le texte a une cible de choix : l’ogre Google, à l’origine de tous les maux… sachant toutefois que la plume du législateur a été très généreuse. Ce nouveau régime s’applique à l’ensemble des sites qui doivent désormais être autorisés ou contracter avec les sociétés de gestion collective pour utiliser (reproduire/communiquer) ces contenus.
La profession estime en effet que les acteurs du numérique, et avant tout les plus gros, profitent injustement de leurs fruits sans partager équitablement les parts du gâteau publicitaire.
Sauf que Google a surpris ce beau monde en cuisinant un deal aux petits oignons : éditeurs et agences se sont vus proposés ou bien d’accepter la diffusion gratuite de leurs titres accompagnés de riches extraits, ou bien être privés de ces reprises à l’exception des titres.
Légal, pas légal ? La directive ne prévoit pas au sens strict du terme d’obligation de reprise ou même de rémunération impérative. Elle offre avant tout aux parties un vaste champ aux négociations avant accords. Et c’est cette brèche qu’a exploitée le moteur.
L'opération a fortement déplu. La solution trouvée par les éditeurs et agences fut alors de dépayser le différend devant l’Autorité de la Concurrence, avec pour leviers les textes régissant cet univers économique. « Nous avons demandé, au-delà de la plainte pour abus de position dominante, des mesures conservatoires. Entrons dans la négociation de bonne foi puisque la loi impose à Google de fournir aux éditeurs et aux agences de presse les informations relatives aux utilisations des publications par leurs usagers ainsi que tous les autres éléments d’information nécessaires à une évaluation transparente de la rémunération » nous commente l’avocat de l’AFP.
Au printemps dernier, l’Autorité a en effet enjoint le géant du Net de négocier de bonne foi avec ces acteurs, durant trois mois, en sus de respecter plusieurs impératifs, notamment s’agissant du classement des titres.
Trois mois de négociations jugés « infructueux »
« Les trois mois de négociations ont été infructueux, regrette Me Julien Guinot-Deléry qui assure que Google refuse de communiquer les informations qui sont fixées par la loi. Surtout, Google refuse de parler de droits voisins et d’appliquer la loi en tant que telle et préfère entrer en négociation avec les agences et éditeurs sur la base de partenariats commerciaux ».
Hasard du calendrier, le service vient d’annoncer un partenariat commercial à un milliard de dollars avec plusieurs titres de presse étrangers, notamment en Allemagne ou au Brésil. Ce Google Actualités Showcase n’a pas vraiment convaincu agences et éditeurs français. « Les acteurs de la presse sont certainement toujours ouverts à discuter des partenariats commerciaux avec Google, mais cela ne peut pas se substituer aux droits voisins ». Or, « ces partenariats commerciaux se substitueraient à la loi. Ils sont l’occasion pour Google d’avoir toujours plus de contenus et de maitriser ceux que Google doit rémunérer. On ne sait absolument pas où cela va » estime la défense de l’AFP.
Ainsi, « on ne sait pas qui sera rétribué ou non, ni les montants accordés ni les périodes déterminées par Google. Ce que l’on sait, c’est que si la presse se désunit, on a un risque que Google contrôle d'une certaine manière la production des contenus presse, en décidant qui Google finance ou non. La loi a pour objectif de poser des critères de transparence, de non-discrimination, et d’encouragement au pluralisme. Ce n’est pas seulement un enjeu économique ou financier, mais aussi une remise en cause du prolongement et surtout un enjeu démocratique ».
Sébastien Missoffe, directeur général de Google France avait pourtant vanté les charmes de son offre, par communiqué : « Nous pensons que nos propositions offrent des opportunités de revenus conséquents aux éditeurs ».
En appel, 100 pages d'écritures
Des histoires de sous, suffisamment ou pas assez gros suivant les interlocuteurs, qui ont donc conduit les éditeurs et agences mécontents à revenir devant la même Autorité, comme annoncé début septembre. La décision, qui pourrait être accompagnée cette fois d’astreintes, est attendue dans les prochaines semaines.
Ce volet procédural est loin d’être terminé : déjà parce que cette mise en demeure a été doublée par une procédure au fond destinée à déterminer si oui ou non Google a abusé de sa position dominante sur ce marché. Mais aussi parce que l’entreprise américaine a attaqué la décision d’avril devant la cour d’appel de Paris. Un dossier tranché demain.
« Les écritures de Google font 100 pages » relève l’avocat de l’AFP. « C’est un appel sur une décision de mesures conservatoires. Dans son recours Google demande une annulation ou une réformation de la décision de l'Autorité. L'AFP et les éditeurs demandent sa confirmation ». Il s’agit d’un « recours total », en ce sens que Google « s’oppose au principe même de la mise en œuvre de la loi et de la décision de l’Autorité de la concurrence ».
Les arguments de Google, contestés par les éditeurs et agences
Mais quels sont les arguments portés par le moteur ? « Google soutient partager déjà la valeur générée par la diffusion des articles de presse en renvoyant du trafic vers les sites des éditeurs ».
Une situation que contestent les professionnels de la presse : « ça, c’est la situation qui existait avant la loi. Les législateurs français et européen ont estimé que ce n’était pas suffisant pour garantir le pluralisme de la presse et la juste répartition de la valeur générée par la diffusion des contenus de presse en ligne ». En clair, ils estiment devoir être référencés pour continuer à profiter des visiteurs uniques drainés par Google, mais également percevoir leurs droits voisins, sans passer par le partenariat commercial américain.
Ce n’est pas tout. Toujours selon l’avocat de l’AFP, « Google estime aussi que l’intégralité de ce qu’il affiche sur son service est couverte par les exceptions prévues par le texte, à savoir les très courts extraits ou les mots isolés. S’agissant d'une agence de presse comme l’AFP, qui produit notamment un grand nombre d'images (photographies, vidéos, infographies) ».
« L’argument ne tient pas », rétorque-t-il. « Il n'existe de pas de "très courts extraits" d'une photographie, c'est bien la photographie en elle-même qui est reproduite et diffusée ».
Un droit voisin, même sur les titres ?
Explications : l’article 15, transposé par la loi Assouline, consacre un droit voisin, mais prévoit aussi un régime d’exception s’agissant des hyperliens et de « l'utilisation de mots isolés ou de très courts extraits d'une publication de presse », lesquels sortent du droit à rémunération éventuelle. De plus, a précisé la loi, cette dernière exception ne vaut plus « lorsque l'utilisation de très courts extraits se substitue à la publication de presse elle-même ou dispense le lecteur de s'y référer. »
Google, qui n'a pas souhaité répondre à nos questions, avait eu pourtant conscience de la sensibilité des extraits lorsqu’il proposa le marché aux éditeurs, voilà un an : afficher avec leur accord, titres et extraits, ou bien sans leur accord, les seuls titres des articles.
Quid des titres justement ? « Ils ont toujours été susceptibles de protection par le droit d’auteur avant même que le droit voisin ne soit adopté, insiste Me Julien Guinot-Deléry. Si une information fait l’objet d’un traitement journalistique dans le titre d’un article, rien n’indique que ce ne sont que des mots isolés, commente encore l’avocat. Ce ne sont pas des hashtags, mais des mots les uns après les autres qui ont un sens et qui présentent une information. Ils sont susceptibles d'être couverts par le droit voisin selon nous, en tout cas on ne peut pas décréter le contraire comme une généralité pour exclure l'application du droit voisin. Les exceptions doivent être interprétées très restrictivement et ne pas se substituer à l’objectif du droit voisin, qui est de rémunérer la production et le traitement de contenus journalistiques ».
Sans grande surprise, le ministère de la Culture partage l’analyse des industriels de la presse, comme rapporté par l’Autorité. L’usage de titres pourrait ainsi échapper à l’exception « eu égard par exemple à la longueur ou au contenu informatif des titres d’articles de presse », estime la Rue de Valois.
Toujours du côté des éditeurs et des agences, une certitude : « la loi impose à Google de transférer des informations d’usages. Une mesure qui implique la connaissance de la façon dont sont monétisés les contenus, les recettes directes et indirectes qu’en retire Google ». Pour eux, pas de doute, le géant doit fournir ces informations. « Aujourd’hui, quand on est l’AFP et qu’on demande à Google, ce dernier refuse purement et simplement de fournir aux agences et aux éditeurs les données d’utilisation de leurs contenus indexés sur ses services. »
Un droit voisin sur les contenus licenciés par les agences ?
La situation de certaines agences fait enfin l’objet d’un bras de fer spécifique. L’AFP produit en effet des articles qu’elle propose ensuite aux éditeurs contre abonnement. Un modèle fondé donc sur la reprise.
Problème, « Google considère que les agences n’éditent pas de supports de presse accessibles au public et veut limiter la rémunération uniquement pour les activités B2C, mais non B2B » soutient l’avocat de l'Agence. « Quand on édite des supports de presse diffusés directement auprès du public, on n’est pas agence, mais éditeur. Cela n’a donc aucun sens, puisque la loi accorde le bénéfice du droit voisin aux agences comme aux éditeurs de presse. Il suffit de lire le titre de la loi. Par ailleurs, les travaux parlementaires ont expressément traité de cette question ».
La loi Assouline indique que « l'autorisation de l'éditeur de presse ou de l'agence de presse est requise avant toute reproduction ou communication au public totale ou partielle de ses publications de presse sous une forme numérique par un service de communication au public en ligne ».
En somme, l’AFP voudrait être rémunérée au titre de la licence concédée à ses clients (comme Le Monde), tout en étant indemnisée au titre des droits voisins, et ce même sur le titre des articles.
Verdict demain dans la journée.