Le fameux rapport du conseiller d'État Pierre Collin et de l'inspecteur des finances Nicolas Colin (sans lien de parenté) sur la fiscalité de l'économique a enfin été publié officiellement (pdf) par le gouvernement. L'imposition des sociétés en fonction de leur exploitation des données personnelles est bien l'une des propositions clés des deux hommes. Il ne s'agit que d'une piste parmi d'autres tient à préciser Fleur Pellerin.
« Les données sont au cœur de tous les modèles d'affaires de l'économique »
Ces derniers temps, le très faible niveau d'imposition sur les bénéfices des filiales françaises des grandes entreprises liées au monde du numérique et de l'informatique (Microsoft, Amazon, Google, Facebook, Apple, etc.) ont fait la une des journaux. Une faible imposition liée notamment aux transferts de revenus réalisés dans d'autres filiales européennes, voire extra-européennes. Ce constat est ainsi un problème vis-à-vis de l'État, mais aussi des entreprises françaises qui ne peuvent réaliser pareille optimisation fiscale.
Afin de résoudre cette problématique, le gouvernement actuel a demandé à Pierre Collin et Nicolas Colin d'analyser l'imposition actuelle des acteurs du secteur, et de formuler des propositions afin de faire évoluer le droit et la fiscalité et ainsi mieux imposer les entreprises ayant une activité en France.
L'étude estime ainsi qu'il est « urgent de réagir et d'interrompre une spirale mortifère pour les économies des États industrialisés ». Comme nous l'annoncions le mois dernier, plusieurs pistes sont évoquées par Pierre Collin et Nicolas Colin afin de résoudre cette problématique :
- Réformer le droit fiscal afin de mieux adapter l'impôt sur les sociétés en fonction des bénéfices.
- Entamer des négociations à l'échelon européen et au sein de l'OCDE afin de modifier certaines règles fiscales et mieux définir l'établissement stable d'une société.
- Prendre en compte les données personnelles et le « travail gratuit » des internautes exploités par les entreprises du numérique.
Pour cibler leur fiscalité, Colin & Collin ne pouvaient pas recommander une modification de toutes les conventions fiscales internationales. Leur idée est de trouver un nouveau point d’ancrage pour justifier une imposition des gros acteurs, évidemment américains. « Le point commun à toutes les grandes entreprises de l’économie numérique est l’intensité de l’exploitation des données issues du suivi régulier et systématique de l’activité de leurs utilisateurs. »
Pour les auteurs du rapport, l’économie numérique dépasse la théorie classique de la firme. « Il y est possible de faire « travailler » les utilisateurs d’une application, comme par le passé on faisait travailler des fournisseurs ou des salariés. » Sauf que ces entités n’apportent pas en contrepartie leur effort collectif à l’impôt, d’où une iniquité de situation, accentuée par le fait que ce même territoire a mis le cap sur le déploiement des réseaux.
Autre fait, ces nouveaux acteurs sont récents, adaptés, architecturés, calibrés aux situations modernes afin d’optimiser au mieux l’impôt voire faciliter l’évasion dans des paradis fiscaux. Face à eux, les États peinent à trouver, à partir des outils existants, les moyens de retenir ces bénéfices constitués pourtant sur leur territoire. Bref, une situation injuste, inique. D’autant que cette captation de valeur par ces intermédiaires du numérique se fait au détriment des autres acteurs (voir les débats entre les éditeurs de presse et Google) ; pire, leur action entraîne une pression sur le marché avec une baisse des prix.
Colin et Collin ont donc leur solution qui passe par une redéfinition des critères et des règles de la répartition du pouvoir d’imposer ; ces règles reposent sur le critère de l’établissement stable, un critère de rattachement traditionnel qu’ils proposent de moderniser. Comment ? En injectant dans le système la prise en compte des données personnelles et le travail gratuit des utilisateurs. La quote part des bénéfices rattachés à la fiscalité d’un État reposerait sur les bénéfices issus de l’exploitation de ces données personnelles. Par de savants calculs, leur système s’inspireraient du système pollueur payer, devenu ici prédateur payeur. Ceux adoptant une approche pro active dans le respect du traitement des données personnelles payeraient en substance moins que ceux ayant un comportement simplement normal.
Concernant l'exploitation des données privées, l'étude affirme d'ailleurs que « les données, en particulier les données personnelles, sont au cœur de tous les modèles d'affaires de l'économique. Chacun diffère dans les modalités de collecte et de traitement de ces données. Mais tous en font levier pour améliorer leur offre, réaliser des gains de productivité, diversifier leurs activités ou renforcer leur position sur les différentes faces du modèle d'affaires. » En somme, dès lors que le service est gratuit, c'est bien sûr l'internaute qui est le produit.
Qu'elles soient simplement observées, soumises ou inférées, les données des utilisateurs sont donc exploitées de plusieurs manières. Et à ce jeu là, Amazon ou encore Google et Facebook sont les rois. Et il en est de même pour ce que l'étude nomme le travail gratuit des internautes, c'est-à-dire leur contribution à la production.
« Imposer les bénéfices issus du travail gratuit des internautes »
Une fiscalité liée à la collecte de données doit donc être mise en place propose l'étude. Cette fiscalité ne doit toutefois surtout pas être calculée sur la quantité de données collectées, la valeur d'une donnée variant selon sa qualité, tient à préciser les auteurs du rapport.
Selon ces derniers, le but est donc « d'instituer une fiscalité spécifique du type de la taxe générale sur les activités polluantes ou de la taxe carbone. Mais au lieu de s'appliquer aux émissions de gaz à effet de serre, cette fiscalité s'appliquerait aux pratiques de collecte, de gestion et d'exploitation commerciale de données personnelles issues d'utilisateurs localisés en France. Sa logique viserait à décourager par la taxation des pratiques « non-conformes » aux objectifs poursuivis et au contraire à encourager, par une réduction de l'imposition ou une exemption, les pratiques « conformes » à ces objectifs. »
En conclusion du rapport, les auteurs confirment l'aspect essentiel du rôle des internautes et de l'exploitation de leurs données personnelles ainsi que de leurs propres travaux. Pour Collin et Colin, « reconnaitre ce rôle d'auxiliaire de la création de valeur aux utilisateurs des applications qui font l'économie numérique, c'est conclure à la nécessite d'imposer en France une partie des bénéfices tirés du suivi régulier et systématique de cette utilisation par les entreprises ».
Dès lors que ces données prennent une place de plus en plus grande dans le système économique des entreprises du numérique, celles collectées sur le territoire de la France doivent donc être prise en compte dans les bases imposables des sociétés concluent les auteurs du rapport. « Le rattachement de ces données au territoire sur lequel est localisé l'utilisateur du service est indiscutable, surtout lorsqu'il s'agit de données personnelles. (...) L'objectif stratégique ayant guidé la rédaction du présent rapport est que la France recouvre un pouvoir d'imposer les bénéfices issus du travail gratuit des internautes localisés sur le territoire français. »
Un seuil minimal, un tarif unitaire par utilisateur et une base déclarative
Le rapport précise dans quel cadre une telle fiscalité sur les données pourrait être réalisée :
- « Son champ d’application matériel et territorial serait défini comme l’ensemble des entreprises, quel que soit leur État d’établissement, qui exploitent des données qu’elles collectent auprès d’un grand nombre d’utilisateurs localisés en France. (...) Seules les données dont la collecte traduit un « travail gratuit » de l’utilisateur s’insérant de manière dynamique dans la chaîne de valeur de l’entreprise pourraient être concernées.
- La taxe ne s’appliquerait toutefois qu’au-delà d’un seuil exprimé en nombre d’utilisateurs, à déterminer (en distinguant les cas d’utilisateurs identifiés et d’utilisateurs anonymes). (...) La mise en place d’un tel seuil est en outre souhaitable à la fois pour ne pas handicaper les startups par une fiscalité nouvelle et pour faciliter l’administration de la taxe en restreignant le nombre des contribuables concernés ;
- Cette imposition fonctionnerait sous la forme d’un tarif unitaire par utilisateur suivi, tarif qui serait déterminé en fonction du positionnement de l’entreprise sur une grille de comportement au regard des objectifs poursuivis par l’imposition. Plus le redevable adopte des comportements qualifiés de « conformes » dans sa pratique de collecte, de gestion et d’exploitation des données issues de l’activité des utilisateurs, moins le tarif unitaire est élevé (il peut aller jusqu’à s’annuler). À l’inverse, plus le redevable adopte des comportements « non-conformes », plus le tarif unitaire est élevé.
- L’imposition pourrait être établie sur une double base déclarative. D’une part, l’entreprise quantifierait elle-même, sous le contrôle de l’administration fiscale, le volume de données qu’elle collecte et exploite au travers d’un suivi régulier et systématique de l'activité des utilisateurs. Elle aurait également la responsabilité d’établir, au moyen d’audits externes réalisés par des tiers indépendants, la qualification de ses comportements et pratiques au regard des critères fixés dans la grille, et donc le tarif qui lui est applicable. »
Au sujet du troisième point, le rapport précise qu'un comportement confirmé consiste à renforcer la protection des libertés individuelles, favoriser l’innovation sur le marché de la confiance numérique, encourager l’émergence de nouveaux services au bénéfice des utilisateurs et générer des gains de productivité et de la croissance. « Il s'agit d'instituer, vis-à-vis des entreprises qui pratiquent un suivi régulier et systématique de l'activité de leurs utilisateurs, un principe similaire à celui du « pollueurpayeur » qui sous-tend la fiscalité environnementale » résume le rapport.
On pourra toutefois noter qu'un Amazon n'exploite pas forcément d'une manière similaire les données personnelles de ses clients et visiteurs qu'un Google, un Facebook ou un Apple. Le dispositif, en cas de simplification, risque ainsi d'ouvrir un traitement inéquitable entre les gros acteurs, qui ne sont pas comparables sur ce terrain.
« Ce n'est pas la seule piste »
Selon Fleur Pellerin, ministre de l'Économique Numérique, ce rapport « donne un certain nombre d'idées, de pistes, pour des solutions locales. L'utilisation des données personnelles et les revenus qui en sont tirés font partie des pistes que nous souhaitons examiner, mais ce n'est pas la seule piste » a-t-elle tenu à préciser.
« On ne peut plus permettre que l'Europe soit un paradis fiscal pour certains acteurs » a résumé la ministre, qui a tenu à rajouter qu'une taxe au clic était aussi une idée évoquée, tout comme une taxe pour les éditeurs de presse et une taxe sur les interconnexions de données (en faveur des FAI). Il ne s'agit toutefois que de pistes, rien de concret n'a été annoncé pour le moment. Le but est ainsi de « répondre à des enjeux que la fiscalité traditionnelle ne peut pas traiter. C'est pour cela qu'il faut examiner plusieurs pistes, il y a une vraie étude d'impact à mener. »
On se rappellera d'ailleurs que le sénateur UMP Philippe Marini avait déposé l'été passé une proposition de loi sur la fiscalité numérique, afin là encore de lutter contre les sociétés réalisant de fortes optimisations fiscales. Parmi ses solutions, on trouvait notamment une taxe sur les régies publicitaires ainsi que sur les services de commerce électronique. Des taxes particulièrement peu appréciées par la profession, d'autant qu'en voulant s'attaquer à quelques géants américains, c'est en fait des milliers de petits acteurs français qui étaient principalement touchés au final.
Ces idées ont de plus été critiquées dans le rapport de Pierre Collin et Nicolas Colin. Ces derniers désignent ainsi les points faibles de ces deux taxes proposées par Marini. Plusieurs défauts majeurs sont cités. Tout d'abord, le caractère trop précis de ces taxes implique un risque de contournement et de pénalisation de certains modèles d'affaires par rapport à d'autres.
Ensuite, le poids important des sociétés américaines touchées par ces taxes devrait leur permettre de répercuter ces taxes sur leurs clients français. Ces derniers seraient donc les principaux perdants dans l'affaire. Enfin, légalement, il sera difficile de taxer ces entreprises si elles sont basées dans un autre État de l'Union européenne. Ce sont donc les entreprises basées en France qui seront le plus impactées, et non les géants américains dont les filiales européennes sont généralement basées au Luxembourg ou en Irlande.