La guerre entre Apple et Samsung sur le terrain des brevets tombe presque bien pour les adversaires de cette protection juridique : elle est le contre-exemple de ce qu’annonce un déploiement sans taquet des brevets en Europe.
En matière de brevets, les intérêts financiers, technologiques, concurrentiels et humains sont immenses. Avec la mise en place d’un monopole sur les connaissances durant vingt ans, on devine sans mal les effets sur le développement et l’innovation. Depuis des années, l’Office Européen des Brevets s’estime en droit de délivrer ce type de brevets au secteur du logiciel via une interprétation extensible du texte fondateur. L’OEB est un organisme international instauré par la Convention sur le brevet européen de 1973. Il n’est pas contrôlé par l'Union européenne et doit aussi son financement aux taxes collectées lors des dépôts ou, lorsque le brevet est accordé, à l’occasion du renouvellement annuel.
Le brevet unitaire dans les mains de la Commission JURI
En Europe, le brevet unitaire est désormais dans les mains des institutions européennes. Il revient à ce jour au Parlement européen d’avaliser ou non les conditions de sa mise en œuvre. À ce jour, quand l’OEB délivre un brevet, son détenteur doit effectuer des démarches dans chaque pays. L’enjeu est de consacrer un brevet valable dans la plupart des États membres, qui pourront être déposés simplement dans l’une des trois langues officielles de l’OEB (allemand, anglais ou français), le tout étant contrôlé par une juridiction spécialisée (à Paris, principalement).
« Dans les prochains jours, la Commission des affaires juridiques (JURI) du Parlement européen va se prononcer sur la suite à donner au projet de brevet unitaire. Derrière l'apparence d'un texte technique se joue une question cruciale : qui décide de ce qui est brevetable et ce qui ne l'est pas », indique l’April, association qui défend l’univers du logiciel libre et qui est au front de ce sujet.
Le texte devait être voté début juillet, mais le Parlement européen avait décidé son report à l’unanimité. Le compromis alors trouvé avait en effet été rompu par le sommet des chefs d’États au Conseil de l'Europe. Celui-ci voulant supprimer les articles 6 à 8 du texte. Un pack d'articles pourtant fondamental : il organise le contrôle a minima par la Cour de Justice...
Qu'est ce qui est brevetable, qu'est ce qui ne l'est pas ?
En attendant, l’April ne décolère pas et fustige l’absence de garde-fous. « Le législateur européen mène une politique de l'autruche s'il croit qu'un nouveau titre de brevet peut favoriser l'innovation sans qu'il y ait de définition claire de ce qui est brevetable et de ce qui ne l'est pas », regrette Frédéric Couchet, délégué général de l'April. « Cette ignorance est d'autant plus dangereuse dans le contexte actuel, où les voix se sont multipliées pour demander la mise en place de garde-fous afin que le système des brevets ne détruise pas l'innovation logicielle et la liberté de programmer. »
Dans une longue interview, Gérald Sédrati-Dinet, conseil bénévole sur les brevets pour l'April, nous décrivait des conséquences pratiques de ce projet étendu au logiciel. « Concrètement, les multinationales détentrices de brevets en Europe sur des formats ou des fonctionnalités de traitement de texte feront peser une épée de Damoclès sur la tête de LibreOffice. Tout comme le danger d'arrêter sa distribution pour contrefaçon de méthodes de compression vidéo planera constamment sur VLC ».
Autre exemple considéré comme frappant, l’affaire jugée en référé en 2011 par un tribunal néerlandais statuant en référé. Il s’agissait déjà d’une plainte pour contrefaçon de brevet déposée par Apple contre Samsung. « Le brevet en question porte sur une fonctionnalité que tous les utilisateurs de smartphones ou tablettes connaissent bien : le défilement avec le doigt parmi une galerie d'aperçus d'images. L'OEB avait accepté le brevet d'Apple sur cette fonctionnalité, au motif qu'elle comprenait bien un effet technique consistant à " permettre à un utilisateur de naviguer dans une image et de passer d'une image à l'autre avec un minimum d'effort de l'utilisateur". Dès lors, le tribunal de La Haye a ordonné le retrait des modèles de la firme coréenne du marché néerlandais. Avec le projet de brevet unitaire et de juridiction unifiée des brevets, les smartphones en question seraient interdits sur l'ensemble du marché de l'Union (excepté en Espagne et en Italie). Et ce, en raison d'un brevet logiciel indûment accepté par l'OEB. »
L'examen par la commission JURI aura lieu en principe les 17 et 18 septembre prochain.