Une sociologue pointe l’inefficacité des avertissements de la Hadopi

Une étude du M@rsouin

Dans sa note « La consommation et le partage illégal de biens culturels : L’exemple du téléchargement, une pratique sanctionnée par le droit, une activité courante normale », la sociologue Karine Roudaut tente de cerner l’activité même du téléchargement illégal. Suite à une enquête qualitative menée entre mars et octobre 2012 auprès de 8 individus (5 hommes et 3 femmes, âgés de 27 à 55 ans, de catégories socioprofessionnelles et de formations variées), cette chercheuse du M@rsouin* trace plusieurs pistes sociologiques afin d’expliquer ces comportements jugés illicites par le droit, mais dont la perception par les justiciables peut être différente.

marsouin

Les raisons du téléchargement illégal

« Le téléchargement n’est pas seulement et simplement envisagé comme un moyen de ne pas payer pour un bien », explique d’entrée Karine Roudaut. Selon les conclusions de la sociologue, les interviews ont permis de mettre en exergue l’existence de plusieurs justifications au téléchargement illégal, qui peuvent d’ailleurs se combiner entres elles :

  • La volonté d’accéder à des biens culturels 
  • L’incitation industrielle et technologique : facilité, rapidité de l’accès...
  • Un « habitus de consommation culturelle, ou lié au mode de vie » (contraintes de temps, lieux, rythmes, périodes de la vie, maîtrise et autonomie et liberté du visionnage...)
  • Le coût de la consommation culturelle légale, et par conséquent la gratuité de la consommation illégale

Ces éléments permettent à Karine Roudaut de répondre à une autre question, qui est celle de savoir si l’acte de téléchargement illégal remplace l’acte d’achat. Non, répond la sociologue : « Le téléchargement semble ne pas se substituer à la consommation plus "classique" de biens culturels ». Elle reconnaît cependant qu’il « peut compléter les pratiques de consommation culturelles déjà existantes (ceux qui téléchargent peuvent écouter, essayer, acheter ensuite les biens qui leur plaisent) ou se cumuler avec une pratique culturelle "classique" (augmentation de la consommation culturelle et de l’accès à des biens) ». Autrement dit, téléchargement illégal et consommations de films, musiques, etc. cohabitent. Plus que ça, Karine Roudaut relève que le téléchargement illégal « s’ajoute le plus souvent à des pratiques de consommation culturelles légales gratuites ou payantes (abonnements payants TV ou jeux vidéo, Deezer gratuit, sites d’autoproduction de musique »...

L’avertissement freine le téléchargement illégal, mais ne l'arrête pas

Parmi les huit personnes interrogées, trois avaient reçu un avertissement de la part de la Hadopi. S’intéressant tout particulièrement aux réponses de ces individus, la sociologue retient que « l’avertissement peut freiner l’activité de téléchargement, mais il ne l’arrête pas ». Karine Roudaut explique ainsi que malgré les messages adressés par la Rue du Texel, les internautes affirment qu’ils ne se laissent pas impressionner par la « peur du gendarme ». L’effet des avertissements est ainsi décrit comme « jugé inefficace », et ce pour plusieurs raisons : contournement de la loi, activité poursuivie sur les réseaux P2P à cause du temps pris par le mécanisme de réponse graduée...

 

Pourtant, et la sociologue pointe là un paradoxe, les internautes ont conscience de l’illicéité du téléchargement illégal. Autrement dit, ils savent que c’est interdit par la loi, mais continuent d’adhérer à cette pratique, considérant en quelque sorte qu’il s’agit de quelque chose de légitime. « Si le téléchargement est bel et bien perçu comme illégal, il n’y a pourtant pas d’identification de l’acte comme infraction (activité criminelle, vol, hors la loi) », note ainsi Karine Roudaut. Pourquoi ? « Car il n’est pas étiqueté comme déviant par l’entourage ou les proches ou dans un contexte social plus vaste. Il peut même y avoir transmission ou apprentissage à autrui ; c’est l’exemple d’un interviewé, ouvrier de 35 ans, qui a appris à son père retraité comment faire ». 

 

Surtout, la sociologue explique cette perception des interviewés en faisant valoir que le téléchargement illégal « fait presque figure de norme sociale de consommation culturelle », en ce que cette pratique « courante » est « partagée socialement ». Autrement dit, ses conclusions remettent profondément en question l’efficacité du dispositif de riposte graduée, tandis que la Rue de Texel, elle, assure des vertus de son action à l’appui de ses propres chiffres (qui indiquaient par exemple en septembre dernier que 95 % des abonnés avertis une première fois ne se voyaient plus reprocher de nouveaux comportements illicites). 

Les contours du piratage

Aussi, la sociologue a observé que ces personnes s’adonnant au téléchargement illégal ne se considéraient pas forcément comme des « pirates ». « Dans la plupart des discours, la pratique doit rester raisonnable : une quantité modérée de téléchargements illégaux, une consommation culturelle propre ou limitée à un entourage de proches (amis, famille restreinte) ». L’élément intentionnel est également pris en compte par les internautes afin de définir la moralité de leurs actes (téléchargement intensif, effectué à des fins pécuniaires...). « Certains interviewés soulignent que leur consommation illégale, par exemple de films, sous forme de fichiers numériques, n’empêche aucunement quelqu’un d’autre d’y accéder : leur "consommation n’enlève rien à personne" », indique également Karine Roudaut.

La « neutralisation » d’un acte pourtant illégal

En conclusion, la sociologue distingue cinq types de justifications dans les discours des personnes interviewées, et ce d’après les travaux de Sykes et Matzaes, pour qui ses processus de neutralisation permettent « à l’individu de maintenir sa croyance dans la validité d’un ordre légitime tout en violant les règles » :

  • Le déni de responsabilité : il s'agit ici de l’invocation de facteurs exogènes à l’activité de téléchargement illégal :  indisponibilité des biens sur le marché français, fichiers téléchargés pour enfants en bas-âge, programmes de tv,…  « Quand on n’a pas d’argent, c’est normal de pirater », « Mais c’est de la fatalité technologique ! », ont par exemple expliqué certains sondés.
  • Le déni du mal causé : c'est le sentiment de ne pas causer de tort à autrui, en ce qu'il n’y aurait par exemple pas de conséquences importantes pour ces grosses industries...
  • Le déni de la victime : on retrouve ici l’idée selon laquelle les majors l’industrie du disque mériteraient par exemple leur sort, car elles n’ont pas réussi à adapter leur modèle économique.
  • L’accusation des accusateurs : l’individu s’en prend aux mobiles de ceux qui le « condamnent » : les intérêts purement financiers des sociétés commerciales et de l’industrie dominante ; le coût d’une répression vaine, la Hadopi (« une institution parasite payée avec nos impôts », « faire payer le citoyen, l’État, pour des majors privées »…).
  • La soumission à des loyautés supérieures : la question du libre accès à la culture et de la gratuité est ici invoquée, de même que la liberté, l’autonomie ou le politique (« quelque chose d’idéologique à la limite du communisme » ; « Un réseau  pair à pair c’est le peuple en direct »…).

 

*M@rsouin : Môle armoricain de recherche sur la société de l’information et les usages d’Internet.

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