Ces dix dernières années, les industries musicales et cinématographiques ont réalisé d'innombrables erreurs sur Internet, notamment en matière d'offre légale. En toute logique, nous aurions pu nous attendre à ce que l'industrie du livre retienne les leçons du secteur de la musique et de la vidéo. Et pourtant, les éditeurs répètent au contraire les mêmes aberrations, pour ne pas dire qu'ils les empirent.
iTunes Music Store a fortement évolué ces neuf dernières années (catalogue, qualité, drm, etc.)
Un retard à l'allumage
Alors que le téléchargement illégal existe depuis les années 1990 (en sus des copies de cassettes/CD), accéléré par le succès du MP3, l'apparition de services comme Napster et la démocratisation du haut débit, l'industrie du disque, elle, n'a répondu à la demande que de très longues années plus tard. Si du côté des indépendants (via eMusic notamment), des offres légales ont rapidement vu le jour, sans DRM qui plus est, du côté des grands labels, qui étaient encore au nombre de cinq à l'époque, la chanson était bien différente.
La première offre légale de grande envergure a ainsi été l'iTunes Music Store d'Apple, lancé en 2003 aux USA, et en 2004 dans quelques pays d'Europe (dont la France). Auparavant, les labels avaient tenté de proposer chacun dans leur coin leur propre catalogue (eCompil chez Universal par exemple), sans grand succès. Ce retard important des majors du disque a eu pour principale conséquence d'habituer des millions d'internautes à une offre certes illégale, mais gratuite, pléthorique, souvent de qualité et parfois en avant-première.
Contenter les internautes rapidement, une manoeuvre impossible ?
Mais le problème numéro un des majors a été de s'adapter à la demande. Dans un premier temps, l'offre proposée aux internautes était un catalogue pauvre en quantité, avec une qualité moyenne pour ne pas dire médiocre des titres (128 kbps dans le meilleur des cas), le tout avec des DRM bloquant toute exploitation naturelle et normale des titres achetés. En somme, les différences entre l'offre légale et le téléchargement illégal étaient telles que même si les titres étaient vendus à 1 centime, l'intérêt frôlait la nullité au regard des défauts de l'offre.
Il a ainsi fallu des années et des années pour que les majors comprennent que les DRM étaient insensés et que l'intéropérabilité devait être la norme. En 2007, Pascal Nègre expliqua d'ailleurs tout à fait sérieusement que les DRM n'étaient pas un problème : « Je ne sais pas si vous avez une voiture, mais si vous avez une voiture, elle roule soit à l'essence, soit au gazole, eh bien votre moteur n'est pas interopérable. Vous pouvez pas mettre du gazole dans un moteur à essence. » Malgré cette argumentation sans faille, Apple retira tout de même les DRM de son catalogue en 2009, bien que d'autres plateformes liées aux majors tentèrent l'expérience dès 2007.
L'augmentation de la qualité des morceaux compressés a aussi été une rude et longue bataille. Encore aujourd'hui, seuls certains sites proposent un choix de fichiers et une qualité vraiment élevée. C'est par exemple le cas de Qobuz. Quant à l'augmentation du catalogue et donc une plus grande diversité des titres, la patience a été de très loin la vertu principale des internautes. Avec à peine 1 million de titres en 2004 disponibles, le marché était bien loin de celui que l'on connait aujourd'hui, c'est-à-dire entre 15 à 30 millions de titres selon les plateformes.
Désormais, hormis parfois le choix de compression et la qualité du fichier, l'offre légale de musique est satisfaisante, tout du moins elle est plus digne d'intérêt qu'il y a quelques années. Concernant l'offre de vidéo, le schéma a plus ou moins été équivalent, avec plusieurs années de décalage néanmoins. Ainsi, à ce jour, l'offre est encore loin de répondre aux désirs des internautes, que ce soit en terme de choix, de qualité ou de tarifs. La problématique de la chronologie des médias empêche toutefois les plateformes légales de proposer du contenu récent, ne l'oublions pas. Mais le marché va dans le bon sens (surtout aux USA) et la possible arrivée de Lovefilm d'Amazon et de Netflix en France a déjà fait bouger quelques lignes.
Le consommateur roulé dans la farine
Et les livres ? Catalogue restreint (surtout en français), plateformes fermées, tarifs élevés, bienvenue dans le monde où le consommateur n'est pas respecté et où les éditeurs n'ont retenu aucune leçon du passé. C'est à se demander si le but n'est pas de rouler le consommateur au maximum. Si cela fonctionne, tant mieux, sinon, on l'arnaquera un tout petit moins et on vérifiera à nouveau ses réactions... Une manoeuvre déjà testée et pas forcément approuvée dans le passé.
Les éditeurs ont pour principal atout que le passage du papier à la liseuse (ou la tablette) est bien moins aisé que de passer du CD au MP3 ou du DVD au DivX. Cela leur offre une marge de manoeuvre supérieure aux industries du disque et du cinéma.
Pour le moment, les études quant au téléchargement illégal de livres numériques sont rares et les déclarations contre le piratage dans le domaine littéraire sont incomparables à celles de l'industrie de la musique et de la vidéo. En France, les éditeurs n'utilisent d'ailleurs pas Hadopi pour faire valoir leurs droits (notre article).
L'an dernier toutefois, l'auteure espagnole Lucía Etxebarría a fait sensation en annonçant qu'elle arrêtait d'écrire tant qu'une lutte sérieuse contre le piratage de livres numériques en Espagne ne serait pas réalisée. Ce type de réaction ne s'est pas généralisé et hormis du côté des BD, des mangas et des comics, l'accès illégal aux oeuvres du secteur du livre semble trop anecdotique aujourd'hui pour être un réel problème.
Toutefois, l'essor des tablettes tactiles et des liseuses pourrait remettre en cause en partie voire totalement le marché du livre dans les années à venir. Or les éditeurs répètent à peu de choses près les mêmes erreurs que les producteurs de musiques et de films. Ils s'endorment sur leurs lauriers, poussent au format propriétaire et cloisonné et proposent une offre à faire fuir n'importe quelle personne bien intentionnée.
En somme, si les éditeurs de livres continuent en ce sens, ils habitueront eux aussi les internautes à une consommation gratuite et illégale. Et quand ils réagiront, il sera problablement trop tard...